Kakehashi Kumiko : pourquoi j’écris des récits documentaires

Livre Société

L’écrivaine Kakehashi Kumiko, spécialisée dans les récits documentaires, a reçu de nombreux prix pour ses biographies critiques, dûment documentées et rédigées avec précision, de personnages à la vie tumultueuse. Pour elle, écrire sur un disparu offre une grande proximité avec son sujet. Nous avons rencontré cette auteure qui s’est beaucoup intéressée à la période de la guerre et à l’ère Shôwa (1926-1989).

Kakehashi Kumiko KAKEHASHI Kumiko

Écrivaine née en 1961 à Kumamoto, diplômée de la faculté de lettres de l’Université de Hokkaidô. Éditrice devenue rédactrice free-lance, elle reçoit en 2006 le prix documentaire Ôya Sôichi pour Lettres d’Iwo Jima(Les Arènes, 2011), un livre traduit en huit langues. En 2017, le prix documentaire Kodansha, le prix littéraire Yomiuri et le prix des arts du ministère de l’Education et des Sciences couronnent « La folle : Shimao Miho, l’épouse de "L’aiguillon de la mort" » (Kuruu hito : « Shi no toge » no tsuma, Shimao Miho). En 2018, elle a publié « Hara Tamiki : portrait de mort, d’amour et de solitude » (Hara Tamiki : shi to ai to kodoku no shôzô).

Écrire pour connaître autrui

La première œuvre de Kakehashi Kumiko, Lettres d’Iwo Jima, brosse le portrait du général Kuribayashi Tadamichi, à la tête d’une troupe de 20 000 hommes qui ont lutté jusqu’à la mort contre les Américains, sur l’île d’Iwo Jima (située à environ 1 000 km au sud de Tokyo), pendant la Seconde Guerre mondiale. Lors du tournage du film du même nom réalisé par Clint Eastwood, l’acteur Watanabe Ken, qui incarnait le général Kuribayashi, ne se séparait pas de cet ouvrage qui l’a inspiré pour composer son rôle. Son deuxième livre, « La folle », s’intéresse à Miho, l’épouse de l’écrivain Shimao Toshio, devenue elle-même écrivaine ; le couple s’est rencontré à Amami-Ôshima, où Toshio a été envoyé pour devenir kamikaze. Enfin, son dernier ouvrage retrace la vie du poète Hara Tamiki, irradié à Hiroshima.

— Qu’est-ce qui vous pousse à écrire des récits documentaires ?

KAKEHASHI KUMIKO  La soif de comprendre, je dirais. C’est pour moi un moyen d’étudier en profondeur les sujets auxquels je m’intéresse. Puisque j’écris ce qu’on appelle des biographies critiques, j’écris forcément à propos d’une personne. Le point de départ est donc, tout simplement, un intérêt pour le personnage. Cela peut être un épisode de sa vie, un écrit intime – une lettre ou un journal –, ou son apparence. Dans le cas de Shimao Miho, c’est la beauté étrange qui émanait des photographies de la femme âgée qu’elle était devenue qui m’a frappée. Quelque part, c’est un peu une histoire d’amour. Et comme dans les histoires d’amour, on ne s’amourache pas forcément d’une personne bien sous tous rapports (rires).

Je suis plutôt du genre laborieuse et, pour comprendre quelqu’un, j’ai besoin d’écrire sur cette personne. Les recherches et l’écriture me prennent du temps, la rédaction en particulier : j’écris trois lignes et j’en efface cinq. Je ne progresse que très lentement, mais c’est ainsi, à force d’écrire en suant sang et eau, que j’arrive enfin à cerner mon sujet, que je comprends pourquoi je m’y suis attachée, pourquoi il m’était nécessaire d’écrire dessus... De cette façon, peu à peu, je me rapproche de cette personne, même si elle est déjà morte. Qu’il s’agisse de Kuribayashi Tadamichi, de Shimao Miho ou de Hara Tamiki, pour chacun, la difficulté rencontrée dans l’écriture m’a d’autant rapprochée d’eux.

Le déclencheur, c’est quand je découvre une facette inconnue du personnage. Le général Kuribayashi est entré dans l’histoire pour avoir soutenu un combat terrible, mais dans les lettres adressées à sa famille restée à Tokyo, il s’inquiète de savoir si sa femme a réussi à boucher les interstices dans le plancher de la cuisine, et lui explique en mots et en dessins comment procéder. Ce visage domestique était inattendu. Pour Shimao Miho, j’avais l’image – qui découlait en partie du livre de son époux Toshio, L’aiguillon de la mort – d’une sainte, d’une femme qui avait porté un amour fou à son mari. Mais quand je l’ai rencontrée, j’ai eu des doutes ; parce que c’était quelqu’un d’un peu théâtral, comme une actrice.

De gauche à droite : « Lettres d’Iwo Jima », « La folle » (Shinchô Shinkan) et « Hara Tamiki » (Iwanami Shoten)
De gauche à droite : Lettres d’Iwo Jima, « La folle » (Shinchô Shinkan) et « Hara Tamiki » (Iwanami Shoten)

— Quel a été le déclencheur pour Hara Tamiki, votre plus récent ouvrage ? 

K.K.  Mon image de Hara Tamiki était celle d’un poète de la bombe atomique qui figurait dans les manuels scolaires – irradié à Hiroshima, sa ville d’origine, il a décrit son expérience dans Hiroshima : Fleurs d’été. Mais quand j’ai commencé à m’intéresser à lui, derrière l’image du fils de bonne famille, j’ai découvert un personnage terriblement timide, dont aucun des camarades n’avait entendu le son de la voix pendant ses cinq années de collège et qui ne sortait guère de chez lui. De toute sa vie, il n’a eu pour amis que ses camarades d’écriture ; il avait des difficultés à communiquer, et tout lui faisait peur. Malgré tout, il a choisi un moyen terrible pour se suicider, en se jetant sous un train. Pourquoi ? C’est cela qui m’a donné envie d’en savoir plus.

Cependant, j’ai eu du mal à décider comment organiser mon livre. Je pouvais suivre l’ordre chronologique, mais, après bien des hésitations, j’ai préféré partager avec le lecteur mon interrogation, ce « pourquoi ? ». J’ai donc commencé par son suicide. Cette introduction qui dépeint ses derniers jours m’a demandé plus d’un mois de travail.

Avant d’écrire, je m’attache toujours à mener des recherches très minutieuses et à prévoir la structure de la façon la plus détaillée, mais pour chaque livre, ce n’est qu’une fois qu’on écrit que certaines choses se font jour, que certaines questions se posent. C’est tout le sens de l’écriture, pour moi. Je n’écris pas en ayant décidé d’une conclusion à atteindre, mais en étant convaincue que chaque ligne appelle la suivante.

La guerre, c’est plus que des victimes

— Les personnes au cœur de vos récits – le général Kuribayashi, Shimao Miho, Hara Tamiki – sont liées à la guerre. Qu’est-ce que la guerre, pour vous ?

K.K. Mon intention n’était pas, dès le départ, d’écrire sur la guerre. Mon premier ouvrage vient d’une attirance pour la personnalité du général Kuribayashi. Mais pour comprendre cet homme, j’ai eu besoin de tout savoir sur la bataille d’Iwo Jima. C’est dans cet ordre que les choses sont arrivées. À ce moment-là, je n’avais pratiquement aucune connaissance sur le conflit ou sur le système de l’armée. Au fil de mes recherches, j’ai eu la chance de découvrir des documents inédits, mais je dois avouer que c’était la première fois que j’avais l’occasion de travailler sur des documents historiques.

Lettres d’Iwo Jima a été traduit et publié dans huit pays parmi lesquels les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France.
Lettres d’Iwo Jima a été traduit et publié dans huit pays parmi lesquels les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France.

— La bataille d’Iwo Jima est connue aux États-Unis, où le général Kuribayashi est un homme respecté. En comparaison, elle était peu connue au Japon jusqu’à la sortie de votre livre.

K.K.  Je pense que la grande majorité des Japonais ne savait même pas où se trouvait Iwo Jima. Certains ignoraient jusqu’à l’existence de cette île. Avant le film de Clint Eastwood intitulé Lettres d’Iwo Jima, quand j’ai parlé à un journaliste d’aller enquêter sur place, il m’a répondu que les reportages à l’étranger étaient compliqués à organiser (rires). Pour lui, Iwo Jima, ce n’était pas le Japon.

Mon livre a aussi attiré l’attention en partie parce qu’il s’agissait d’un récit de guerre, avec pour héros un militaire haut gradé, le tout écrit par une femme. Au fil de la rédaction, je me suis rendu compte que depuis mon enfance, je n’avais presque jamais eu accès, dans les médias, à des récits de guerre ayant un militaire pour héros. Aujourd’hui encore, les séries télévisées diffusées au mois d’août à l’occasion de la commémoration de la fin de la guerre sont généralement centrées sur le bombardement atomique, la bataille d’Okinawa ou le bombardement de Tokyo, des événements qui ont fait de nombreuses victimes civiles. La seule exception, ce sont les séries qui prennent pour un héros un jeune homme destiné à devenir kamikaze. Bien entendu, ces événements doivent rester dans les mémoires, mais la guerre, ce n’est pas que cela. Il est nécessaire de dépeindre avec précision les gens qui se trouvaient au cœur de l’action, là où l’on tuait et l’on se faisait tuer. Je ne milite pas pour raconter les actes de violence, mais il y a une place pour les œuvres qui dépeignent factuellement ce qui s’est passé sur le champ de bataille. Décrire la guerre uniquement du point de vue des victimes est étrange, pour moi.

Lettres d’Iwo Jima a été traduit en huit langues. Le fait d’être lue à l’étranger, est-ce différent d’être lue au Japon ?

K.K.  Au début, quand la traduction anglaise est sortie aux États-Unis, je lisais presque tous les commentaires en anglais publiés sur Amazon. Cela a été un soulagement de constater que les lecteurs exprimaient leur respect pour les soldats japonais ayant combattu à Iwo Jima pour leur patrie.

L’île d’Iwo Jima est sans doute l’un des seuls champs de bataille du monde où les pays qui se sont combattus célèbrent ensemble le souvenir de leurs morts. J’ai participé trois fois à cette cérémonie. Des hommes qui se sont affrontés au péril de leur vie peuvent se comprendre, c’est ce que j’ai découvert en voyant fraterniser d’anciens soldats japonais et américains. C’est étrange, mais un lien fort naît de la guerre et de la mort.

Cérémonie nippo-américaine du souvenir à Iwo Jima, le 24 mars 2018 (Jiji)
Cérémonie nippo-américaine du souvenir à Iwo Jima, le 24 mars 2018 (Jiji Press)

Écrire, même sans être lue

— En quoi consiste le métier d’écrivain de récits documentaires ?

K.K.  Un journaliste, c’est quelqu’un qui enquête à la place des autres sur ce que le monde doit savoir aujourd’hui pour le leur transmettre, quelqu’un qui vit à la croisée de l’Histoire et du temps présent. Ses écrits ont un impact certain sur le monde.

Les récits documentaires, eux, n’ont pas le pouvoir de changer le monde. L’écrivain de récits documentaires écrit dans l’inconnu, mais avec la conviction que son ouvrage sera utile à quelqu’un, quelque part, comme un roman. C’est le rôle échu à l’écrivain, me semble-t-il.

Peut-être ce lecteur n’existe-t-il pas encore aujourd’hui. Mais on espère qu’un jour, quelque part, quelqu’un trouvera ce livre et s’en réjouira.

— Vous n’écrivez donc pas pour un public particulier ?

K.K. Un jour, alors que j’avais presque fini la rédaction de Lettres d’Iwo Jima, je marchais dans la rue après une nuit de travail quand j’ai failli me faire renverser par un vélo. J’ai eu peur, je ne voulais pas mourir avant d’avoir fini d’écrire ce livre, mais en même temps, je me suis demandé si je l’aurais écrit tout en sachant que personne d’autre que moi ne le lirait. La réponse était oui.

N’y a-t-il pas dans le monde des gens et des événements sur lesquels il faut écrire, même sans lecteur ? J’en suis convaincue. Le général Kuribayashi et la bataille d’Iwo Jima en font partie, il me fallait absolument écrire sur eux. Voilà d’où vient ma motivation.

Bien entendu, j’espère être largement lue, mais j’ai compris ce jour-là qu’avant tout, il existait en moi une volonté profonde d’exprimer ces choses par moi-même, avec mes propres mots. En même temps, j’ai éprouvé une certaine résignation, je ne devais pas m’attendre à gagner de l’argent puisque c’était pour moi que j’écrivais (rires).

L’ère Heisei, un bilan de l’ère Shôwa

— L’ère Heisei va bientôt s’achever (ndlr : l’interview a été effectuée au début de l’année 2019, et l’ère Heisei s'est terminée le 30 avril). Pour vous qui écrivez sur l’ère précédente, l’ère Shôwa, que représente cette période finissante ?

K.K. La fin de l’ère Heisei (1989-2019) marquera également la fin de l’ère Shôwa (1926-1989). C’est comme cela que je le vois. Heisei est le bilan de Shôwa. La période durant laquelle nous nous sommes confrontés aux nombreuses questions laissées par l’ère Shôwa, auxquelles nous avons tenté d’apporter une réponse… Avec plus ou moins de succès, me semble-t-il. L’ombre de Shôwa, même si elle est invisible en temps normal, plane sur l’ère Heisei, et apparaît ici et là. On ne pouvait pas savoir, au début de l’ère Heisei, à quel point le poids de Shôwa était encore présent dans tous les domaines, dans la société comme l’économie et la diplomatie. (Voir notre dossier spécial sur le bilan général de l’ère Heisei.)

Un autre point qui me préoccupe est la façon dont nous affrontons l’histoire. L’histoire, c’est quelque chose de compliqué, il ne suffit pas de lire quelques documents pour être en mesure de trancher, d’affirmer qui était en tort ou que tel ou tel événement n’a pas eu lieu. Mais notre époque est de moins en moins apte à fournir l’effort nécessaire pour démêler l’écheveau compliqué de l’histoire, de moins en moins capable de réfléchir à sa complexité.

— Pour finir, parlez-nous de votre prochain projet.

K.K. Je m’intéresse à la poétesse Ishigaki Rin. Née en 1920, elle a commencé à travailler dans une banque dès l’âge de quatorze ans, et elle a travaillé toute sa vie, en écrivant des poèmes en parallèle. Simultanément, j’ai découvert au fil de voyages répétés à Sakhaline l’existence d’un Polonais, Bronisław Piłsudski, sur qui j’ai entamé des recherches. Déporté à Sakhaline pour son implication dans un attentat contre le tsar russe dans une Pologne dominée par des puissances étrangères, il a épousé une femme aïnou… Il a vécu une existence haute en couleurs. J’ignore sur lequel de ces deux personnages j’écrirai en premier, mais tous deux vont m’accompagner pendant un certain temps...

(Article écrit à l'origine en japonais. Propos recueillis par Sainowaki Keiko. Photos de Miwa Noriaki, sauf mention contraire)

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