La culture pop nippone se mondialise

À la recherche de Taniguchi Jirô

Culture

Le mangaka Taniguchi Jirô est décédé en février 2017 à l’âge de 69 ans. Une exposition intitulée « L’homme qui dessine – l’univers de Taniguchi Jirô », à la Maison franco-japonaise à Tokyo, a permis de suivre les traces de cet artiste extraordinaire de bien des façons.

Au décès du mangaka Taniguchi Jirô en février 2017, pour une écrasante majorité de Japonais, c’était à peine le dessinateur du Gourmet solitaire qui disparaissait. Or en France, la nouvelle a donné lieu à des articles détaillés dans pratiquement toute la presse, à commencer par le journal Le Monde, qui le présentait comme « l’auteur de L’Homme qui marche et de Quartier lointain », un auteur inspiré par les maîtres de la bande dessinée franco-belge tels Mœbius ou François Schuiten, un auteur dont la plupart des œuvres sont d’ores et déjà traduites et publiées en langue française. Il est également l’un des trois seuls auteurs japonais de mangas à avoir été nommés Chevaliers de l’Ordre des Arts et des Lettres de la République Française, avec Ôtomo Katsuhiro et Matsumoto Reiji.

L’éditeur Shôgakukan a publié, le 8 décembre, deux ouvrages inachevés de Taniguchi Jirô. En même temps, la Maison franco-japonaise, située dans le quartier d’Ebisu à Tokyo, a proposé une exposition rétrospective de l’auteur, ouverte du 9 au 22 décembre 2017. À travers elle, partons sur les traces d’un personnage exceptionnel dans l’univers du manga japonais.

Planches, dessins et peintures originaux de Taniguchi Jirô, exposés dans le cadre de la rétrospective « L’homme qui dessine – l’univers de Taniguchi Jirô », à côté de ses albums présentés en plusieurs langues.

Une page de La forêt millénaire (éd. Shôgakukan), l’œuvre de Taniguchi Jirô écrite pendant les deux dernières années de sa lutte contre la maladie. Entièrement en couleur, dans un format à l’italienne très rare dans le contexte japonais. Son intention était claire : « Je veux peindre les paysages non pas comme de simples décors, mais pour les sentiments dont ils sont porteurs. »

Izanau mono (éd. Shôgakukan) est un ouvrage qui regroupe différents projets inachevés de Taniguchi, dans les genres les plus divers : Science-fiction, histoires de samouraïs, récits situés dans un passé récent, adaptations littéraires...

Un auteur qui a couvert tous les genres

Taniguchi Jirô était originaire de la préfecture de Tottori, sur les côtes de la mer du Japon. Il a fait ses débuts dans le magazine de style « gekiga » (manga d’auteur) Weekly Young Comic. Dans les années 80, il s’associe avec des scénaristes d’avant-garde, Sekikawa Natsuo,ou Caribu Marley, pour devenir très actif dans la « nouvelle vague » du gekiga. Les one-shots et courtes séries réalisés durant cette période avec Caribu Marley, Blue Fighter, Live! Odyssey, Knuckle wars, Rude boy, etc. ont encore de nos jours leurs fans. La série Trouble is my business, avec Sekikawa Natsuo au scénario, continuera jusqu’en 1994, malgré un changement d’éditeur. Il est intéressant de suivre au fil du temps l’évolution du trait de Taniguchi, du graphisme brutal de ses débuts à un trait beaucoup plus délicat et raffiné.

Le premier chef-d’œuvre de Taniguchi : Hotel Harbour View. Une traduction anglaise a été publiée au Canada en 1990, marquant les débuts de l’auteur hors du Japon.

Manhattan Ops, une série polar de style hard-boiled américain, écrite par le romancier Yahagi Toshihiko, et illustrée par Taniguchi avec son esthétique « film noir ».

Entre la fin des années 80 et les années 90, Taniguchi s’ouvre à de nouvelles thématiques : les histoires d’animaux, comme Le Chien Blanco, ainsi que les récits de montagne, comme K, sur un scénario de Tôzaki Shirô. Il écrit également des histoires situées dans un passé proche, la fin du XIXe, début du XXe siècle, genre dont il est quasiment l’inventeur, avec Au temps de Botchan, pour lequel il obtient le Prix Tezuka Osamu. Il s’essaie également à la SF avec Ice Age Chronicles of the Earth, et la fantasy avec Encyclopédie des animaux de la préhistoire, montrant l’immense étendue de son talent. Il faut le savoir : un tel éclectisme est extrêmement rare dans la bande dessinée japonaise.

L’écriture de Au temps de Botchan a pris neuf ans. L’œuvre n’est pas créditée séparément entre le scénariste et le dessinateur, mais en commun : « Sekikawa Natsuo et Taniguchi Jirô ».

Le Gourmet solitaire, œuvre majeure du manga culinaire (sur un scénario original de Kusumi Masayuki). Un homme dans la quarantaine, mange, seul. Rien de plus, mais cette trame scénaristique simplissime possède un charme extraordinaire !

Une aventure humaine dans la banlieue ouest de Tokyo

L’homme qui marche, l’œuvre qui le fera découvrir en France, fait également partie de sa production des années 90. Le fait que l’histoire apparaisse par les images elles-mêmes, avant le texte, dénote une influence de la bande dessinée française, mais on peut y voir également un aspect cinématographique venu directement d’Ozu Yasujirô.

Terre de rêves est le livre que tous les amoureux des chiens doivent posséder. Le récit, poignant, sur les relations entre l’humain et l’animal, est raconté de manière intime. Le Journal de mon père (Shôgakukan) est un autre chef-d’œuvre, sur les relations entre un fils et son père.

De la fin des années 1990 jusque dans les années 2000, Taniguchi produit ses plus beaux fruits, Blanco II – Le Chien divin, Icare (sur un scénario de Mœbius), et Quartier lointain. Ce dernier surtout, chef d’œuvre d’une minutie absolue, qui ne fait l’économie d’aucun détail, et qui ne passe pas par un découpage pressé, a séduit les lecteurs français avec la puissance de chaque image qu’on ne se lasse pas d’admirer.

Le Sommet des Dieux ne se lit pas tant comme une œuvre sur un scénario adapté (d’un roman de Yumemakura Baku), mais sur la version manga d’un chef d’œuvre de la littérature de montagne. Un zoo en hiver raconte comment Taniguchi lui-même a renoncé à une vie d’employé pour devenir mangaka.

Peinture originale de la couverture de K ( scénario : Tôzaki Shirô)

Peinture originale de la couverture du Sommet des Dieux, dont le scénario est adapté d’un roman de Yumemakura Baku. Les montagnes en arrière-plan et le personnage possèdent chacun leur identité graphique distincte, ce qui donne cet ahurissant effet de troisième dimension. Une puissance artistique malheureusement bridée par l’impression, mais qui se retrouve heureusement en contemplant l’original.

En 2010, c’est Furari, puis Les Gardiens du Louvre, deux chefs d’œuvre qui marquent la rencontre du manga japonais et de la bande dessinée européenne sur le point de contact établi avec L’Homme qui marche. Comme on aurait aimé pouvoir lire plus de titres de cette fibre, que seul Taniguchi savait filer !

Les Enquêtes du limier est une série en deux tomes que Taniguchi lui-même a demandé pouvoir adapter d’un roman de Inami Itsura. Un polar humaniste centré autour d’un chien et d’un homme. Une œuvre que seul Taniguchi pouvait dessiner !

Cette exposition de planches originales de Taniguchi, outre l’hallucinante puissance graphique de l’auteur, nous fait découvrir avec étonnement l’étendue du spectre des genres que celui-ci a couvert. La fascination qu’exerce le trait de Taniguchi sur le lecteur ne saurait s’exprimer en une seule phrase, mais Yonezawa Shinya, responsable de la Fondation Papier, qui a organisé l’exposition, nous donne un indice capital pour pénétrer dans l’univers du personnage.

« Taniguchi Jirô est resté six mois à peine à Kyoto comme employé, à la fin de ses études secondaires au lycée de Tottori. Après cette courte expérience, il est monté à Tokyo et n’a plus jamais quitté les quartiers ouest de la capitale. Regardez les décors de ces récits, on reconnaît régulièrement certains paysages de Musashino. On peut même dire que tous ses récits, à partir des années 90, quand il s’est senti prêt à écrire lui-même des scénarios centrés sur l’époque actuelle, sont nés de la vision des paysages de la banlieue ouest de Tokyo. La ville basse de Tokyo, que l’on appelle « Shitamachi », ou sa région natale de Tottori, apparaissent fort peu en comparaison. Je crois que Taniguchi ne se sentait pas un homme de terroir, fortement enraciné dans une terre ou une communauté de voisinage. C’est ce qui ressort à la lecture de ses œuvres, il me semble. »

Venise, illustration originale de couverture.

(Texte et reportage : Yoshimura Shinichi. Photos : Nagasaka Yoshiki, avec l’aimable autorisation de la Fondation Papier. © Papier 2017)

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