nippon x fashion 2012

Harajuku, ne te laisse pas dévorer par la société de consommation !

Culture

Yonehara Yasumasa est un photographe basé à Harajuku, un haut lieu de la street fashion, qui a su décrire cette mode urbaine grâce à son appareil photo à développement instantané Instax Cheki Mini. Il nous donne son point de vue sur Harajuku, Tokyo, et le Japon à travers le prisme de la mode.

Modèle : Kyary Pamyu Pamyu


Yonehara Yasumasa
Ce photographe né en 1959 dans la préfecture de Kumamoto commence sa carrière comme éditeur dans la presse magazine. A partir de 1995, il présente en temps réel la culture « gyaru » (ou gal) née d'abord dans le quartier de Shibuya à Tokyo, en tant que directeur artistique de la revue Egg. Il crée ensuite plusieurs magazines de photographies, notamment Out of Photographers, smart girls, et continue à suivre de près la culture de la street fashion des jeunes filles. Depuis 2003, il se consacre essentiellement à la photographie, non seulement au Japon mais aussi en Asie ainsi qu'en Europe et aux Etats-Unis.

—Vous habitez Harajuku depuis longtemps, n'est-ce pas ?

YONEHARA YASUMASA J'y ai ouvert mon bureau en 1995, cela fait donc seize ans. Je n'ai cessé de suivre de très près la culture des jeunes. Je me suis installé dans le quartier au moment où ce qu'on appelle Ura-Hara(*1), c'est-à-dire Harajuku de l'envers, commençait à devenir intéressant, précisément parce que j'avais envie de garder l'œil sur ce qui se passait.

—Le haut lieu de la mode qu'est Harajuku a beaucoup changé ces derniers temps, non ?

YONE Il y avait à Harajuku une culture créée par les prédécesseurs des jeunes d'aujourd'hui autour de la mode, mais Takeshita-dōri, l’une des rues principales, était devenue un lieu touristique déjà avant 1995. Les jeunes créatifs qui voulaient sortir de ce cadre devenu artificiel se sont réfugiés dans les ruelles alentour, et c'est ainsi qu'est né Ura-Hara. Mais les adultes s'emparent toujours de cette créativité des jeunes pour en faire un objet de consommation. Cela s'applique parfaitement à Harajuku aujourd'hui. En 1995, il y avait dans ces ruelles de Ura-Hara beaucoup de boutiques minuscules qui arrivaient à survivre même avec peu de clients. Parce qu'il y en avait beaucoup, elles attiraient beaucoup de monde. Les adultes s'en sont rendu compte et se sont dit que s'ils y ouvraient des boutiques plus grandes, il y viendrait encore plus de monde. Cela a fait grimper le prix des loyers et chassé les jeunes. Voilà comment de grandes surfaces non-japonaises s'y sont installés aujourd'hui, ce qui fait que le quartier ressemble de plus en plus à n'importe quel quartier commerçant d'une grande ville de province, ou d'une grande ville d'un autre pays que le Japon, d'ailleurs, et qu'il perd de plus en plus sa spécificité. Cette « provincialisation » progresse partout à Tokyo, et même à Harajuku.

Modèle : Takechi Shiho (gauche), Nakata Kurumi (droite)

—A quand remonte cette tendance ?

YONE Elle est particulièrement remarquable depuis trois ou quatre ans. J'ai même l'impression qu'elle en est presque à son stade final actuellement. Pour moi, les progrès faits par les marques bon marché européennes et américaines que l'on trouve dans les centres commerciaux le montrent clairement. Ne croyez pas que j'ai quelque chose contre les marques bon marché. On lit dans les magazines que les célébrités elles-mêmes les portent, mais il est évident que les stars de Hollywood ne s'habillent pas comme ça au quotidien ! C'est juste pour la publicité. Et ceux qui achètent ces marques ne se rendent pas compte qu'ils expriment ainsi leur propre pauvreté, c’est-à-dire, leur manque de créativité et d'imagination.

Modèle : Una

 

Où va la mode japonaise aujourd'hui ?

—Selon certains, les jeunes d'aujourd'hui cherchent moins à montrer qui ils sont par leurs vêtements.

YONE La génération d'avant les jeunes d'aujourd'hui a oublié l'arrière-plan culturel de la mode et elle a développé face à elle une attitude consumériste, passant d'une tendance à l'autre. J'ai l'impression que les jeunes d'aujourd'hui montrent un certain détachement vis-à-vis de cette conduite peu glorieuse de leurs prédécesseurs. Ils ne veulent pas leur ressembler. (rires) Dans ce contexte, je peux comprendre leur choix de porter des vêtements basiques et sans couleurs. Je ne crois pas que ce soit pour faire comme tout le monde. Ces vêtements basiques sont pour eux un moyen d'échapper aux diktats des adultes. On dit qu'ils ne s'intéressent pas à la mode, mais moi, il me semble qu'il s'agit de la meilleure méthodologie pour échapper aux adultes. Comme ce manque d'intérêt est général, on dit souvent que les magazines se vendent mal, mais c'est tout à fait normal ! Cette presse destinée aux jeunes est écrite que par des journalistes qui ont la quarantaine ou la cinquantaine. Je passe mon temps à dire que le Japon est une société de vieux. Les vieux qui ignorent ce qui se passe dehors ont le pouvoir. Ils ne sont capables que de produire des choses qu'ils peuvent comprendre. Au moment où les médias parlent de quelque chose, ce quelque chose n'est déjà plus d'actualité. Les médias ne digèrent que des phénomènes superficiels. Cela explique que la street culture des jeunes ne s'enracine pas en profondeur.

—La mode actuelle reflète-t-elle ce manque d'essence culturelle ?

Modèle : Yamauchi Ayumi

YONE Comprendre ce qu'est cette essence n'est pas facile, n'est-ce pas ? Cela fait que tout le monde ne s'intéresse qu'aux formes faciles à comprendre, en se jetant dessus. Tirer parti d'une tendance qui marche permet de gagner de l'argent. Et une fois que la tendance est passée de mode, on cherche la prochaine. Il n'y a pas de cohérence. Personnellement, je ne fréquente presque plus les salons professionnels de mode. Parce que toutes les marques présentes se ressemblent. Il est donc tout à fait compréhensible que les marques les moins chères soient celles qui marchent le mieux.

De plus, au Japon, nous avons tendance, surtout les médias, à admirer la culture étrangère. A cela s'ajoute l'influx massif de capitaux étrangers. Et j'ai même le sentiment que les médias font de la propagande pour que les gens acceptent plus facilement la mondialisation ou ce fameux partenariat trans-pacifique !

Modèle : Mikami Misaki

Depuis quelque temps, la Corée du Sud ou la Chine se montrent plus dynamiques que le Japon. Il y a une volonté nationale de faire connaître sa culture aux autres. La culture pop coréenne est au départ arrivée en Chine via le Japon, mais aujourd'hui, elle ne fait qu'y passer sans s'arrêter pour aller directement en Chine. Et depuis un an à peu près, la Chine crée sa propre culture à la mode coréenne.

À l'époque du boom de Ura-Hara, on venait à Harajuku du monde entier, et le style japonais était imité dans le monde entier. Le Japon était passif, ne faisait aucune promotion alors qu'il avait là une grande opportunité, et continuait au contraire à se passionner pour la culture européenne ou américaine, voire coréenne. La pop culture japonaise qui s'est répandue en Asie n'a duré que de 1995 à 2005, pour s'arrêter ensuite. Dans les pays d’Asie, on voit très peu de produits culturels qui sont sortis du Japon après 2006. À une époque où la demande intérieure rétrécissait à cause de la récession, rien ne se diffusait vers l'étranger ! Et à présent, la forte parité du yen n'arrange rien, et la situation est quasiment désespérée.

(*1) ^ Ura-Hara : abréviation de Ura-Harajuku (littéralement « Harajuku de l'arrière »). Il s'agit d'une zone de l'arrondissement de Shibuya à Tokyo entre l'avenue Meiji-dôri et l'avenue Omote-Sandō autour de la rue Harujuku et de la voie piétonne Shibuyagawa Yûhodô, que l'on appelle aussi Cat Street. Elle s'est transformée à partir de 1995 en temple de la mode, avec de nombreuses boutiques de mode indépendantes.

La contre-attaque des Harajuku Girls

—Alors que le Japon connaît une telle perte de dynamisme, quel est le sens de votre livre de photos intitulé HARAJUKU KAWAii!!!! girls ?

YONE J'ai suivi en direct cette girls culture née dans la deuxième moitié des années 90. C'était au départ un nouveau mouvement lancé par les jeunes filles pour elles-mêmes, mais elle a été consommée sous la forme de produits qui devaient rapporter aux vieux. Cette culture, née de la compétition qui existait entre les jeunes filles pour exprimer leur personnalité, s'est généralisée à partir du moment où les médias en ont parlé, et elle a disparu quand elle a été absorbée par la société de consommation. Mais depuis environ deux ans, nous assistons à un contre-coup remarquable, je veux parler de ces jeunes filles qu'on appelle « lectrices et modèles ». Elles ne se contentent pas d'acheter des produits, elles les customisent pour les adapter à leurs goûts, et créent ainsi un nouveau style qui leur est propre. Cela a donné naissance à un phénomène par lequel les modèles et les lectrices sont interchangeables. Plus qu'une mode ou une tendance, c'est un moyen d'exprimer leur style de vie, leur façon de penser. De plus, je vois dans les changements mineurs qu'elles savent si bien faire une grande spécificité non seulement de la culture de la mode japonaise mais de la culture japonaise dans son ensemble.

Modèle : Shirakawa Moemi (gauche), Akira (milieu), Machiko (droite)

—Vous voulez dire que Harajuku conserve son statut d'endroit où se rassemblent des filles au caractère affirmé, n'est-ce pas ?

YONE Il se peut que ce soit presque fini, mais Harajuku conserve, il me semble, encore un petit peu cet aspect. Je pense que c'est parce qu'il y a encore à Harajuku des adultes qui encouragent la jeune génération à exprimer son individualisme, qui les approuvent. Ces drôles d'adultes (et je m'inclus dans ce groupe) n'ont pas complètement disparu ! (rires) Je crois aussi que si l'on dit qu'en général la jeunesse actuelle manque de personnalité, c'est parce qu'il n'y a pas eu d'adultes capables de lui enseigner la valeur qu'il y à exprimer qui on est, à le souligner. Je pense que cela s'applique aussi au monde de la politique. Savoir ne pas exprimer son opinion est une manière de prolonger son existence dans ce monde-là, n'est-ce pas ? À mon avis, ce que les jeunes recherchent en réalité, ce sont des rapports avec les autres dans lesquels ils peuvent vraiment se montrer comme ils sont. C'est peut-être pour cette raison que les jeunes filles au caractère affirmé ont fait un tel come-back.

Modèle : Aoyagi Fumiko (haut/gauche), Tanaka Rina (haut/milieu), Murata Saki (haut/droite) Ochiai Saori (bas/gauche), Seto Ayumi (bas/milieu), Yura (bas/droite)

—Vous exercez une certaine influence à l'étranger. Quels sont vos projets dans l'immédiat ?

Les photos qui illustrent cet article sont des clichés qui n'ont pas encore été montrés de l'album HARAJUKU KAWAii!!!! girls (éd. GAIN, Nagoya, 2011) de M. Yonehara

YONE J'ai l'intention de faire savoir à quel point les jeunes Japonaises méritent qu'on s'intéresse à elles, comme je l'ai fait jusqu'à présent. Je veux montrer dans mes œuvres le moment où elles créent de nouvelles choses. Comme j'ai trop vu comment elles se sont fait absorbées par la société de consommation, je pense que je dois créer moi-même un endroit où cela ne sera pas possible. Il est fort possible que je lance à nouveau un magazine cette année. Ce serait une bonne chose qu'il en existe un qui ne cherche pas seulement à faire acheter des choses à ses lecteurs. Transformer ce projet en une proposition rentable ne sera certainement pas simple ! (rires)

Photos de l’interview : Igarashi Kazuharu

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