La modernité de l’esthétique traditionnelle

Les estampes japonaises, média de l’époque d’Edo

Culture Art

Accrochées sur les murs des musées, les estampes japonaises sont aujourd’hui respectueusement admirées. Pourtant à l’époque d’Edo où elles furent créées, ludiques, pédagogiques, médiatiques elles faisaient partie intégrante de la vie quotidienne. Reflet de la société japonaise de cette époque, elles sont passionnantes.

En France, les expositions consacrées aux estampes japonaises attirent toujours un public nombreux. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, l’art japonais exerce, en Occident, une fascination inégalée qui engendra cet extraordinaire mouvement artistique que fut le Japonisme. Réservé au début à un cercle d’initiés, l’art japonais, en particulier grâce aux estampes, connut bientôt les faveurs d’un public de plus en plus large par le biais des expositions universelles et des magasins spécialisés dans la vente d’objets d’art de l’Extrême-Orient. Belles, colorées, bon marché jusque dans les années 1890, les estampes japonaises déclenchèrent les passions parmi les peintres comme Manet, Degas, Monet, Van Gogh, le graveur Bracquemond, le sculpteur Rodin, les hommes de lettres dont les frères Goncourt, etc., et tous s’en inspirèrent.

Les Japonais qui ne les avaient jamais considérées comme des œuvres d’art furent donc très surpris devant l’engouement des Occidentaux. Ludiques, pédagogiques, médiatiques, les estampes xylographiques polychromes faisaient partie intégrante de la vie quotidienne des habitants du pays du Soleil Levant.

Remontons jusqu’à leur création, à l’époque d’Edo (1603-1868), et voyons l’usage qu’en faisaient les Japonais.

La naissance des estampes japonaises

Lorsqu’en 1603, le shôgun Tokugawa Ieyasu (1542-1616) décida d’ installer sa nouvelle capitale administrative, dans le village marécageux du nom d’Edo (aujourd’hui Tokyo), celui-ci ne tarda pas à se métamorphoser, à devenir une grande ville et à rivaliser avec Kyoto qui demeura la capitale impériale.

Pendant l’époque d’Edo (qui porte le même nom que la capitale), la paix intérieure et la stabilisation politique favorisèrent la croissance de l’économie. Le gouvernement shôgounal avait instauré un système qui obligeait les seigneurs ou daimyô à effectuer un service alterné, sankin-kôtai, qui consistait à servir le shôgun dans la ville d’Edo durant une période déterminée, puis à retourner sur leurs terres avec leur escorte, mais en laissant leur épouse et leurs enfants en permanence dans la capitale, ceux-ci devenant alors les otages du pouvoir. Ces déplacements réglementés étaient épuisants et fort onéreux.

Rapidement, les seigneurs s’endettèrent et durent se tourner vers les marchands pour leur emprunter de l’argent. Cette classe de marchands et d’artisans s’enrichit aisément et éprouva, à son tour, le désir de vivre confortablement et de se divertir. Elle ne tarda pas à imposer ses goûts en matière d’art, de littérature, de théâtre et spectacles en tout genre, et fut à l’origine d’une nouvelle et foisonnante culture. C’est dans ce contexte que naquit l’estampe japonaise ukiyo-e ( le terme « ukiyo-e » regroupe à la fois des peintures et des estampes). Fruit d’une technique qui ne cessa d’évoluer, de s’améliorer pour s’adapter au goût de l’époque, l’estampe devint très populaire.

Suzuki Harunobu, Boy on a Hobby Horse, 1765-1770 (Hagi Uragami Museum)

À l’origine, la xylographie fut importée de Chine et servait à imprimer et à illustrer des textes bouddhiques. Elle connut un nouvel essor au XVIIe siècle, lorsque le peintre Hishikawa Moronobu (?-1694) utilisa cette technique, vers 1660, pour imprimer des estampes sur des feuilles séparées. Ces premières estampes, sumizuri-e, étaient imprimées en noir et blanc, à l’encre de Chine sur du papier japonais. Mais la clientèle souhaitait acheter des estampes colorées et celles-ci furent bientôt rehaussées à la main d’une couleur orangée, le tan, composé de soufre et de mercure. À ces estampes nommées tan-e, vinrent s’ajouter, à partir du début du XVIIIe siècle, des estampes rehaussées d’un rouge plus franc, les beni-e, couleur obtenue par le carthame (Carthamus tinctorius), ainsi que les estampes laquées de noir urushi-e.

Vers le milieu du XVIIIe siècle, les artisans commencèrent à imprimer des estampes de deux ou trois couleurs. Celles-ci, appelées benizuri-e, marquèrent un progrès fondamental qui conduisit à la création, par le peintre Suzuki Harunobu (1725-1770), des estampes xylographiques polychromes, dîtes de brocart (nishiki-e) vers 1765.

Si les toutes premières estampes polychromes furent onéreuses, leur prix baissa très rapidement et ne dépassa bientôt plus le prix d’un bol de nouilles. L’estampe ukiyo-e est le fruit d’un travail d’équipe, celle-ci est composée d’un éditeur qui commande un dessin (tout dessin est réalisé au pinceau et à l’encre de Chine) à un peintre de son choix, le soumet à l’approbation de la censure, puis le transmet à un graveur et à un imprimeur (un prochain article sera consacré à la fabrication). L’éditeur jouait un rôle prépondérant, parmi les plus connus figure Tsutaya Jûzaburô (1750-1797), qui découvrit et sut s’attacher quelques-uns des plus grands talents de l’époque, comme Utamaro, Hokusai ou encore Sharaku.

Vendues dans des magasins spécialisés (ezôshiya) ou par des vendeurs ambulants, les estampes étaient simplement enroulées et remises au client, comme on le fait aujourd’hui des affiches. Leur légèreté en faisait le cadeau privilégié des provinciaux qui se rendaient à la capitale ou de ceux qui voyageaient dans les provinces. Elles connurent un succès qui perdura jusqu’à l’avènement de la photographie au XIXe siècle.

Les estampes utilitaires et publicitaires

C’est pour la création d’un calendrier illustré (egoyomi) que Suzuki Harunobu créa la première estampe xylographique polychrome. Les silhouettes graciles de ses personnages androgynes, les gaufrages en creux (karazuri) et en relief (kimedashi) qu’il utilisa, ne laissèrent pas d’émerveiller ses contemporains.

Utagawa Hiroshige, Edo meisho Ôdenmacho Daimaru gofukudana no zu, 1847-1852 (Hagi Uragami Museum)

À sa suite, de nombreuses estampes furent réalisées dans des buts bien précis. Le commerce étant florissant, la publicité pour les restaurants ou pour les magasins de soieries, ancêtres des actuels grands magasins, se fit par le biais des estampes, en particulier vers la fin de l’époque d’Edo. Ici, Hiroshige présente le magasin de soieries Daimaru devenu, de nos jours, un grand magasin. Des méthodes pour se protéger ou guérir des maladies contagieuses indiquant les aliments à consommer ou à éviter étaient vendues sous forme d’estampes.

Des publicités pour des cosmétiques, en particulier la poudre blanche (oshiroi) que les femmes se mettaient sur le visage et la nuque, ou le beni (ancêtre du rouge à lèvres), apparurent dans les estampes. Les trois couleurs du maquillage étaient le blanc (pour la peau), le rouge pour les lèvres et le noir pour les sourcils et les dents que les Japonaises se noircissaient lorsqu’elles se mariaient. La mode de la lèvre inférieure verte, inspirée des courtisanes, obtenue par des couches successives du précieux et onéreux beni fit aussi son apparition.

(De gauche à droite) Keisai Eisen, The Favorite Things of Eight Beauties Today: Drinking of a Toss Loser, 1823 ; Kitagawa Utamaro, Courtesan Hanaogi of the Ogi-ya and her Attendants, 1796 ; Tôshûsai Sharaku, Actor Segawa Kikunojo III as Tanabe Bunzo’s Wife Oshizu, 1794 (Hagi Uragami Museum)

Le Yoshiwara, quartier de plaisirs, célèbre pour ses courtisanes de haut rang, était souvent choisi comme motif. Ces courtisanes véhiculaient la dernière mode en matière de coiffure, de maquillage. Mais derrière les fastes et les soieries de leur kimono, leur vie n’avait rien d’enviable, et beaucoup, surtout parmi les prostituées de bas étage, mouraient très jeunes.

Avec Kitagawa Utamaro (1753-1806), la représentation de la beauté féminine atteignit son apogée. Ses portraits de femmes en gros plan sur fond micacé devinrent très à la mode.

Les acteurs de Kabuki, comme les grandes courtisanes, servaient de modèle aux peintres et étaient aussi très imités. On achetait leur portrait comme on le fit, plus tard, en Occident, de la photo d’un acteur de cinéma. Parmi les plus célèbres portraits figurent ceux que peignit l’énigmatique Sharaku dont on ne connait toujours pas la véritable identité, même si de nombreuses hypothèses ont été avancées.

Avec les voyages et les pèlerinages qui devinrent à la mode au XIXe siècle, les peintres comme Hokusai et Hiroshige conçurent de magnifiques estampes de paysages qui furent également une remarquable publicité pour les lieux célèbres qui y étaient évoqués.

Katsushika Hokusai, Les trente-six vues du mont Fuji, 1831-1834 (Hagi Uragami Museum)

Les estampes pédagogiques, ludiques et médiatiques

L’éducation occupa une place de plus en plus importante et, en dehors des écoles réservées à la classe des guerriers, se développèrent les écoles de temples, terakoya, très fréquentées par les enfants de la classe des marchands et des artisans puis par celle des paysans. L’enseignement dispensé n’avait rien de religieux, on apprenait aux enfants le calcul, la calligraphie et la lecture. Les estampes représentant les enfants en train de rire, de pleurer, de s’amuser ou d’étudier sont nombreuses. On en imprima également pour leur faciliter l’apprentissage de la lecture des kana ou des idéogrammes, ou pour retenir les noms de fleurs, d’oiseaux, etc. À l’ère Meiji où le Japon s’ouvrit au monde et où l’enseignement de l’anglais fit son apparition, des estampes furent imprimées pour apprendre l’alphabet et le vocabulaire de base de cette langue .

Personne n’oserait aujourd’hui découper une estampe japonaise. Pourtant il en existait de nombreuses destinées à cet effet, comme des planches de poupées et de kimonos à découper, des maquettes à monter, etc. Des jeux de l’oie imprimés réjouissaient aussi les enfants et les adultes. Des rébus, des estampes de jeux d’ombres chinoises étaient également très appréciés.

(A gauche) Utagawa Kuniyoshi, Rébus sur les guerriers, 1847-1852 (A droite) Utagawa Hiroshige I, Sokkyo kagebosi zukushi : Irifune / Chawan chadai, 1830-1843 (Hagi Uragami Museum)

Vers la fin de l’époque d’Edo, les Japonais s’intéressèrent de plus en plus aux mœurs et coutumes des étrangers et de nombreuses estampes présentant les étrangers dans leur vie quotidienne furent imprimées.

Les estampes japonaises furent aussi très utiles, à une époque où les journaux n’existaient pas encore, pour faire circuler l’information dans les provinces les plus reculées. On vendait ainsi des estampes présentant, en une feuille illustrée, de grands faits divers comme le décès d’un grand acteur de kabuki, des catastrophes naturelles, des crimes, etc.

De nombreuses autres sortes d’estampes, comme celles représentant d’illustres guerriers, des monstres, yôkai et autres revenants faisaient la joie des Japonais.

(A gauche) Utagawa Hiroshige II, Amérique, France, Nankin, 1860 (A droite) Katsushika Hokusai, Les cent contes, Sara yashiki, 1831-1832 (Hagi Uragami Museum)

Les estampes artistiques

Les surimono

Les seules estampes véritablement artistiques, non contrôlées par la censure, furent les surimono, ces magnifiques ukiyo-e qui faisaient l’objet de commandes privées et n’étaient jamais destinées à la vente, mais à être offertes. Les papiers les plus moelleux, les pigments les plus luxueux, les techniques les plus sophistiquées de gaufrage, de dégradé de couleurs étaient utilisés et la poudre d’or et d’argent était appliquée sans compter pour réaliser ces œuvres d’une grande beauté. Elles devaient être admirées, comme toutes les autres estampes, en les tenant légèrement inclinées dans ses mains, afin d’en percevoir la délicatesse des couleurs et les reflets dorés ou argentés.

Les formats

Au cours de l’époque d’Edo, différents formats apparurent et furent fixés.
D’une feuille simple, on passa ensuite à des diptyques ou des triptyques et parfois plus.
Parmi les plus intéressants et considérés comme des estampes décoratives figurent les hashira-e ou estampes piliers. Souvent montées sur un support, elles étaient placées dans la partie de la pièce principale réservée à la décoration, le tokonoma et remplaçaient des œuvres peintes plus onéreuses que l’on ne pouvait s’offrir. Elles étaient parfois collées sur un simple pilier de la maison.

Les estampes érotiques

Au Japon comme en Occident, le mot ukiyo-e, estampe japonaise, fut souvent réduit à l’image des estampes érotiques. Il en existait de deux sortes, celles qui étaient teintées d’érotisme et qui consistaient, par exemple, à montrer une jambe nue sortant d’un kimono, estampes nommées abuna-e (teintées d’un certain danger !). Les autres, les véritables estampes érotiques, shunga, furent créées par de nombreux peintres parmi les plus célèbres. Elles surprirent les Occidentaux par leur beauté et Edmond de Goncourt, enthousiaste, écrivit : « J’ai acheté l’autre jour des albums d’obscénités japonaises. Cela me réjouit, m’amuse, m’enchante l’œil. Je regarde cela en dehors de l’obscénité, qui y est et qui semble ne pas y être et que je ne vois pas, tant elle disparait sous la fantaisie» (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Mémoires de la vie littéraire, Paris Robert Laffont, coll. «Bouquins», vol.1, p. 1013, 1989).

 

Les estampes japonaises inspirèrent et continuent d’exercer leur fascination sur des artistes du monde entier. Leur fabrication entièrement à la main nous étonne. Seuls les meilleurs artisans peuvent parvenir à une telle perfection ainsi que nous le constaterons dans un prochain article.

L’estampe de la bannière : Katsushika Hokusai, « Trente-six vues du mont Fuji—La Grande Vague de Kanagawa » (The Adachi Institute of Woodcut Prints)

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