
La modernité de l’esthétique traditionnelle
Le tambour qui reproduit les sons de l’univers
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Le son perçant et aigu du tambour à main ôtsuzumi d’Ôkura Shônosuke a un effet à la fois électrifiant et apaisant. Le tambour est constitué de deux peaux attachées par des liens à une structure en bois en forme de sablier – une conception simple qui n’a pas varié depuis des siècles. Et pourtant, il peut émettre des fréquences que l’oreille humaine est incapable de capter, et qui exercent un profond effet curatif, comme un véritable bol d’air frais en forêt. L’ôtsuzumi est l’un des quatre instruments joués par les ensembles musicaux hayashi du théâtre nô.
La pulsation émanant du corps en bois de cerisier et des peaux en cuir de cheval de l’ôtsuzumi fait vibrer l’espace environnant.
Travailler la terre pour exhumer les secrets du nô
À 62 ans, Ôkura Shônosuke a un parcours irréprochable qui le place au tout premier rang des joueurs d’ôtsuzumi pour le théâtre nô. Il est le fils aîné du maître de l’école Ôkura des joueurs de kotsuzumi (tambour porté à l’épaule) et d’ôtsuzumi, qui s’est perpétuée sans interruption depuis quinze générations. Et sa mère était la fille d’un shite (acteur principal) de l’école Kanze. Formé dès son plus jeune âge par son père et son grand père, Ôkura a suivi sans se poser de questions le chemin du nô – le chemin auquel sa naissance l’avait prédestiné.
Et pourtant, à mesure que passaient les années, le jeune homme a commencé à trouver que le monde du nô était, selon ses propres mots, « terriblement vieux et moisi ». À l’âge de 18 ans, et malgré l’opposition véhémente de tout son environnement, il a tourné brusquement le dos aux arts du spectacle pour se consacrer corps et âme à l’agriculture biologique.
« Au printemps, quand poussent les nouvelles feuilles, les montagnes et les champs débordent d’énergie », raconte Ôkura. « Cette énergie purifie chaque cellule de votre corps, et vous vous sentez envahi par un sentiment de puissance. Quand vous êtes proche de la nature et vivez en unité avec la Terre, vous vous sentez relié au reste du monde, et cette certitude ne relève pas d’un raisonnement intellectuel, mais d’une évidence irréfutable que vous ressentez avec l’intégralité de votre corps. »
Un soir, environ six ans après son départ à la campagne, Ôkura joua l’ôtsuzumi qu’il avait emporté avec lui. « J’ai reçu un afflux de ki (énergie) en provenance de l’univers et suis devenu un avec le ciel et la terre », dit-il en parlant de cet incroyable instant. « J’ai ressenti une grande joie, comme si tout mon être vibrait au rythme des pulsations du cœur de l’univers. »
À l’issue de cette révélation, qui était le fruit, non pas d’un travail de l’esprit, mais d’un travail manuel accompli dans les champs, il décida de revenir au monde du nô. Ces six années passées à la ferme n’avait pas été du temps perdu, car elles lui avait dévoilé le « secret » du nô.
Ôkura joue l’ôtsuzumi au théâtre national nô à Tokyo (photo : Otome Kaita).
Le son de l’oubli de soi
Avant la Seconde Guerre mondiale, nous explique Ôkura, la plupart des joueurs d’ôtsuzumi jouaient à mains nues. Mais à mesure de la diminution du nombre des fabricants d’instruments et de la détérioration de la qualité des cuirs pouvant servir à la confection des peaux de tambours, l’habitude se répandit de porter des doigtiers en daim pour jouer de l’instrument. Ceci, en partie pour prolonger la durée de vie des peaux de tambours, mais aussi afin protéger les mains des joueurs, car la frappe de l’ôtsuzumi peut provoquer des douleurs insupportables. Les joueurs qui, comme Ôkura, continuent de jouer sans doigtiers, constituent désormais une minorité à part.
Pour obtenir d’un ôtsuzumi un son parfait, il faut serrer les dents, bander le bras et exiger du corps un effort exténuant. Parce qu’Ôkura a toujours joué à mains nues, il y a eu une période, au début de sa carrière, où le traumatisme permanent provoqué par la frappe du tambour s’est propagé tout au long de son bras et de son épaule jusqu’à provoquer à l’arrière de sa peau une enflure qui a failli déclencher une hémorragie sous-arachnoïdienne.
En haut à gauche : les peaux de l’ôtsuzumi, en cuir de cheval. En haut à droite : la main droite d’Ôkura. En bas à gauche : le fût en bois sculpté d’un ôtsuzumi vieux de 650 ans, transmis de génération en génération au sein de l’école Ôkura. En bas à droite : les lacets shirabeo qui attachent les peaux au fût du tambour sont en chanvre sec tressé. Voici les éléments nécessaires afin de produire le son élégant et mystique de l’ôtsuzumi.
Et pourtant, à mesure que se succédaient les instants où les « limites cardiopulmonaires du corps » étaient transcendées, Ôkura a commencé à prendre conscience d’un phénomène extraordinaire : une mystérieuse transformation de ses sensations physiques. Un beau jour, il s’aperçut qu’il était complètement libéré de la douleur jadis inhérente au jeu de l’ôtsuzumi, bref, qu’il « ne faisait plus qu’un avec le tambour ». Le sentiment qu’il avait éprouvé lorsqu’il travaillait dans les champs, d’être en unité avec la nature, l’a aidé à « abandonner complètement l’ego ». Il était désormais en phase surnaturelle avec l’état transcendantal de l’oubli de soi extatique. À l’issue de ce qui semble un long détour, il avait enfin acquis le son unique qui lui appartenait en propre.
Les cris du joueur d’ôtsuzumi sont tout aussi essentiels que les battements du tambour au soutien rythmique de l’ensemble nô.
Les innovations génèrent de nouvelles traditions
En Chine, dans les grottes de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, il existe d’anciennes peintures murales où sont représentés des gens en train de danser et de jouer d’un instrument qui ressemble au tambour tsuzumi. Touché par ce lien karmique, Ôkura a joué en 2016 avec le maître chinois du pipa Zhan Hongyan à l’occasion de L’aurore des terres de l’Ouest, un événement en collaboration qui s’est tenu à la fois à Pékin et à Tokyo pour célébrer les 45 années de paix et de concorde que les deux pays venaient de traverser.
Cette remarquable production, inspirée à Ôkura par sa rencontre avec les anciennes peintures murales, était une expérimentation à travers laquelle il entendait créer une nouvelle histoire des arts du spectacle allant au-delà de l’espace et le temps et, par la même occasion, ressusciter les arts perdus de jadis. Le jeu de l’ôtsuzumi et du pipa, qui redonnait vie à la musique et à la danse extatiques des célébrants des anciens rituels, a été hautement apprécié en Chine comme au Japon.
En haut à gauche : une audience avec le pape Jean-Paul II. En haut à droite : sur scène pour l’ouverture de l’exposition Oribe 2003 in NY, au New York Metropolitan Museum of Art. En bas à gauche : Ôkura accompagne Martha Argerich et sa formation au festival de musique du Projet Martha Argerich de Lugano, en Suisse. En bas à droite : sur scène lors d’une représentation de Jofû : Inside of Wind au Nouveau théâtre national de Tokyo (© Sana Tsukimori).
« Je suis en permanence à la recherche d’opportunités de développer ma créativité », dit Ôkura. « Je pense qu’il existe un pouvoir qui échappe à notre contrôle et qui, lorsque le temps est mûr, nous apporte exactement ce dont nous avons besoin au moment précis où nous en avons besoin. Il y a des instants dans la vie où surgit soudain une rencontre qui semble nous avoir été apportée par le destin. »
C’est la quête de ces moments privilégiés qui amène Ôkura à participer à de nombreux événements transculturels. Ses apparitions sur scène avec le légendaire artiste sud-coréen Kim Dae-hwan et le fabricant et joueur de flûte américain Robert Mirabal, qui incarnent la mystérieuse énergie du monde de la nature, ont constitué des expériences bouleversantes qui ont subjugué le public.
Depuis qu’il a créé son propre style de jeu de l’ôtsuzumi en solo, Ôkura est de plus en plus sollicité à travers le monde entier pour se produire seul ou participer à des concerts mariant les genres sur des scènes de renommée internationale. Ses rencontres avec les mondes de la musique classique, du jazz et du ballet moderne l’ont amené à pénétrer des domaines jusque-là inexplorés – non seulement en tant que musicien mais aussi en tant que créateur d’événements artistiques uniques en leur genre.
Avant de mourir, Kim Dae-hwan a déclaré : « Ôkura est mon successeur artistique, et il ouvrira de nouveaux chemins pour les arts du spectacle. » Aujourd’hui encore, Ôkura est invité chaque année à participer au concert annuel donné en Corée du Sud pour commémorer l’anniversaire du grand artiste. Il a aussi noué de solides liens d’amitié avec Ivry Gitlis, grand maître du violon classique, qui a dit à propos d’Ôkura « il est pour moi comme un fils bien aimé ». Ces liens qui transcendent les frontières et les genres témoignent du génie d’Ôkura en tant que créateur et artiste expressif.
La première mondiale de l’œuvre d’Ôkura Gendai Nô : Deep Japan (Nô contemporain : le Japon profond) a déclenché un tonnerre d’applaudissements en 2008 à la Salle Garnier de l’Opéra de Monaco.
Battre au rythme de la vie
Ôkura se souvient du soir où il a rassemblé des amis pour un récital d’ôtsuzumi au bord de la mer sous la pleine lune. La soirée était imprégnée d’une force mystique depuis longtemps absente des vies hyperactives que nous menons aujourd’hui. La lune et le vent, le chant des vagues et le son du tambour fusionnaient en un tout unique, au sein duquel toutes les personnes présentes – les musiciens comme leurs auditeurs – ont pu partager une expérience inoubliable, source de nouvelles connexions et de nouvelles ouvertures.
La croyance que « les arts du spectacle, de tout temps, ont eu le pouvoir d’élever le cœur humain » a guidé Ôkura sur ce chemin. Dans le théâtre nô, dit-il, la célébration de l’esprit ne s’exprime pas directement, mais par le truchement de l’abstraction et du symbole. Il s’agit d’un processus sans cesse renouvelé d’harmonisation de la « pulsation de la vie » avec les « battements de cœur de l’univers », et le rôle d’Ôkura sur scène consiste à perpétuer cette harmonie avec son ôtsuzumi.
« Il me reste encore tellement à faire et accomplir », dit Ôkura.
Ôkura Shônosuke est un remarquable artiste qui persiste à parcourir le monde, ôtsuzumi en main, en quête de rencontres enrichissantes. Il ne fait pas de doute que le message qu’il communique de façon totalement désintéressée avec son tambour continuera d’émouvoir les gens de par le monde.
Né dans une culture traditionnelle riche de plus de 600 ans d’histoire, Ôkura, grâce à la rigueur de sa discipline personnelle, accomplit des prodiges depuis plus d’un demi-siècle, à la fois en perpétuant la tradition et en innovant en son sein. À la dernière question : « Que signifie pour vous tout ce que vous avez appris au cours de ces nombreuses années ? », il nous répond :
« Pour parler franchement, j’ai le sentiment que je viens juste de commencer mon voyage et que je n’ai rien maîtrisé du tout. Il y a encore tellement à apprendre. »
Peut-être cette humilité offre-t-elle la meilleure preuve qu’Ôkura, à travers sa quête incessante de l’ultime, a bel et bien maîtrisé un art traditionnel.
(D’après un original en japonais. Photos : Yamada Shinji, avec la collaboration du Théâtre nô de la Cerulean Tower et de Nature Body House de Roppongi)Les ateliers d’ôtsuzumi d’Ôkura Shônosuke
Ôkura a mis en place une série d’ateliers où les participants peuvent s’essayer à l’ôtsuzumi sous sa conduite. Les résidents étrangers au Japon et les voyageurs en visite qui souhaitent enrichir leur connaissance de cet instrument sont les bienvenus. Pour plus de détail, envoyer un e-mail à :office(at)tsuzumido.jp