La modernité de l’esthétique traditionnelle

Karl Bengs, l’architecte allemand qui redonne vie à l’habitat traditionnel japonais

Culture Architecture

L’architecte allemand Karl Bengs a sauvé plusieurs vieilles maisons menacées de disparition dans des villages dépeuplés de l’Archipel. Il s’est ainsi affirmé comme l’un des plus ardents défenseurs de l’habitat traditionnel japonais. Nippon.com lui a rendu visite chez lui, à Taketokoro, un district rural de la préfecture de Niigata, au nord-ouest du Japon.

Karl Bengs Karl BENGS

Architecte. PDG de Karl Bengs and Associates Ltd. Né à Berlin en 1942. En 1966, il se rend une première fois au Japon pour étudier le karaté. Séduit par les maisons traditionnelles en bois de l’Archipel, il a commencé par les importer en Allemagne. En 1993, il a découvert le village dépeuplé de Taketokoro, dans la préfecture de Niigata, et acheté aussitôt une kominka, une traditionnelle maison japonaise en bois, qui datait de l’époque d’Edo (1603-1868) où il vit à l’heure actuelle. Depuis, il a restauré 50 autres vieilles bâtisses dans tout le Japon, y compris une ancienne auberge qui lui sert maintenant de bureau. Karl Bengs ne ménage pas ses efforts pour faire connaître le charme des anciennes maisons traditionnelles et le style de vie des villages ruraux de l’Archipel. En 2016, il a été le lauréat, avec Cristina Bengs son épouse, du grand prix du Premier ministre pour le développement du Japon rural (Furusato zukuri daishô).Site Internet : karl-bengs.jp

Un petit coin de paradis

Karl Bengs a installé son bureau dans une petite agglomération rurale de la préfecture de Niigata. Pour s’y rendre depuis Tokyo, il faut d’abord prendre le shinkansen jusqu’à la gare d’Echigo-Yuzawa, puis une ligne secondaire (Hoku-hokusen) pendant une quarantaine de minutes. On descend à la petite gare de Matsudai, un simple point d’arrêt, sans aucun personnel. Le bureau de Karl Bengs and Associates Ltd se trouve à dix minutes à pied, en suivant une paisible rue commerçante. Il occupe le premier étage d’un ryokan, une ancienne auberge traditionnelle.

Karl Bengs devant l’ancienne auberge de Matsudai qu’il a entièrement restaurée avant d’y installer son bureau, au premier étage. Le rez-de-chaussée est occupé par un café et un restaurant appelé « Shibui ».

La maison où habite Karl Bengs est située à quelque 20 minutes de là en voiture, sur une route de montagne. « Voici l’entrée de Taketokoro » s’exclame-t-il en pointant du doigt le plan placé au bord de la route qu’il a lui-même dessiné. Taketokoro est un petit hameau où l’on n’aurait normalement jamais l’idée de s’arrêter. Mais si l’on prend le temps d’y regarder de plus près, on s’aperçoit que l’endroit est parsemé de maisons de bois vivement colorées que Karl Bengs a restaurées. Celle où il vit est une superbe chaumière nichée sur une colline boisée.

La maison de Karl Bengs, dans le hameau de Taketokoro (préfecture de Niigata). On se croirait dans un paysage de rêve.

Les kominka, des joyaux enfermés dans leur gangue

Les kominka désignent des anciennes maisons traditionnelles en bois, et souvent en toit de chaume. « Ce sont des joyaux enfermés dans leur gangue », affirme Karl Bengs. « Il suffit de les polir pour qu’ils brillent de tous leurs feux. » Et il a tout à fait raison. Sa maison est lumineuse, ce qui ne devait certainement pas être le cas il y a 24 ans, quand elle a échappé de peu à la démolition. Aujourd’hui, les murs sont recouverts d’un enduit rose pâle et les fenêtres, équipées d’un double-vitrage isolant de fabrication allemande. Et lorsque l’on ouvre la lourde porte d’entrée, on découvre un vaste espace de vie structuré par une magnifique charpente composée entre autres de gros piliers et de solives en bois massif.

La charpente, conçue pour résister aux fortes chutes de neige caractéristiques de la région, a d’abord été démontée puis remontée telle qu’elle était à l’origine. Au lieu de dissimuler l’ossature en bois derrière des murs et des plafonds, Karl Bengs a préféré la laisser apparente. L’intérieur de la maison est aménagé avec du mobilier ancien originaire aussi bien du Japon que d’autres pays.

Les piliers (hashira) et les solives (hari) de l’ancienne auberge où Karl Bengs a installé son bureau ont été conservés en l’état. Mais les murs ont été isolés et peints en rose pâle.

« Autrefois au Japon, on construisait des maisons appelées à durer plusieurs générations », explique Karl Bengs. « Je pense que les techniques des maîtres charpentiers de ce pays sont les meilleures du monde. Démolir les kominka, c’est un véritable gâchis ! Le problème, c’est que les gens d’aujourd’hui ne voudraient sans doute pas y vivre, même une fois qu’elles ont été restaurées. Mais d’un autre côté, les édifices construits uniquement avec des matériaux modernes ne sont pas très sains. Ce qu’il faut, c’est trouver un équilibre entre la nature et la science, entre l’écologie et la technologie. Un mélange de ce qu’il y a de mieux au Japon et en Occident », précise l’architecte.

Les comptoirs de cuisine de la maison ont été importés d’Allemagne, de même que l’évier, légèrement plus haut que ceux du Japon. Cristina, épouse de Karl Bengs et ancienne hôtesse de l’air de Lufthansa, avoue avoir été conquise par la qualité de ce type d’habitat. « Je n’imaginais pas que dormir sous un toit de chaume pouvait être à ce point reposant. »

Cristina et Karl Bengs devant leur chaumière de Taketokoro. Mme Bengs est une fervente adepte du jardinage. Au premier plan à gauche, des hortensias (ajisai), et à droite, des corètes du Japon (yamabuki).

Des initiatives remarquables saluées par le gouvernement

Karl Bengs a redonné vie à huit vieilles maisons de la communauté rurale de Taketokoro. Il a bien souvent entrepris de les remettre en état avant même qu’elles n’aient trouvé un acquéreur. « J’étais persuadé, dit-il, que les gens seraient séduits par ce village, tout comme moi. » Et c’est ce qui s’est passé. Les bâtisses restaurées ont été achetées y compris par des habitants de grandes villes qui se sont installés sur place. Aujourd’hui, Taketokoro attire de nombreux visiteurs venus de tout le pays admirer les kominka rénovées.

« Avant l’arrivée de M. Bengs, personne ne pensait que les vieilles maisons pouvaient avoir la moindre valeur », raconte Igarashi Tomio né à Taketokoro où il a passé son enfance. Après avoir exercé la fonction de chef de la communauté villageoise jusqu’en 2016, il consacre à présent ses week-ends à la « Maison jaune » (Yellow House), la seconde bâtisse du village restaurée par Karl Bengs après la sienne, qui fait office de café en fin de semaine. Il se charge entre autres d’expliquer aux visiteurs la « philosophie » de l’architecte allemand.

« M. Bengs a le plus grand respect pour tout ce qui est ancien. C’est ainsi que lorsqu’il a rénové la « Maison jaune », il n’a pas comblé le puits de huit mètres de profondeur qu’elle abrite. Bien au contraire. Il est descendu jusqu’au fond pour le nettoyer, après quoi il a fermé l’ouverture avec un couvercle de verre et installé un éclairage permettant d’apercevoir l’eau toute bleue depuis le plancher de la maison. »

Igarashi Tomio pense que les habitants de Taketokoro doivent faire encore plus pour revitaliser leur village et s’emploie de son mieux à réaliser le « plan rêvé » d’aménagement prévu de longue date par Karl Bengs. Il a ainsi obtenu une subvention de la Fondation pour l’Habitat et la Vie communautaire afin de restaurer une vieille étable en ruines. Les murs ont été repeints en orange clair et de nouveaux piliers ont été ajoutés dans le style typique de Karl Bengs. Chaque année, avant l’arrivée de l’hiver, Igarashi Tomio recouvre le toit de chaume de la maison de la famille Bengs avec des feuilles de vinyle pour le protéger des fortes chutes de neige. Et il s’investit dans diverses activités communautaires, en particulier l’organisation des fêtes traditionnelles, des excursions et de l’invitation de stagiaires.

Grâce à tous ces efforts, la population de Taketokoro a pratiquement doublé. Le nombre de ses habitants est passé de 19 répartis dans 9 foyers à 34, regroupés dans 11 foyers. À l’heure actuelle, cinq enfants de moins de huit ans vivent à Taketokoro. Et plus de la moitié des résidents ne sont pas originaires du village. En avril 2016, on a construit un nouvel édifice destiné à servir de logement communautaire (voir article « L’habitat partagé au Japon »). Aujourd’hui, il est entièrement occupé par six jeunes participant aux travaux des champs et aux activités liées au développement de la communauté.

Les initiatives pour faire revivre Taketokoro ont été saluées par le gouvernement du Japon. En 2016, il a décerné le grand prix du Premier ministre pour le développement du Japon rural (Furusato zukuri daishô) à Karl et Cristina Bengs pour leur contribution « à la sauvegarde de l’architecture traditionnelle japonaise et au renouveau d’un village dépeuplé ».

La chaumière de Karl et Cristina Bengs vue de l’intérieur. À gauche : les éléments importés d’Allemagne, comme les fenêtres à double vitrage et la table de salle à manger s’intègrent parfaitement avec ceux de la vieille maison traditionnelle japonaise. Au centre : la niche décorative (tokonoma). À droite : la rampe de l’escalier constituée par une rambarde de fenêtre achetée dans une boutique d’antiquités.

Une passion pour le Japon héritée de son père

Après avoir visité la chaumière de Karl Bengs à Taketokoro, nous sommes retournés à son bureau de Matsudai. L’architecte nous a montré un livre protégé par un cadre qui est exposé au café du rez-de-chaussée. Un livre auquel il est très attaché. Il s’agit de Houses and People in Japan (Les maisons et les gens du Japon, Sanseidô 1937) du célèbre architecte allemand Bruno Taut (1880-1938) qui a vécu au Japon de 1933 à 1936 et a beaucoup écrit sur l’architecture et l’esthétique japonaises. Karl Bengs a hérité cet ouvrage de son père, un restaurateur de fresques mort au cours de la Seconde Guerre mondiale, un mois avant la naissance de son fils. Il a grandi à Berlin Est entouré d’objets laissés par celui-ci, notamment un sabre (katana), des estampes (ukiyo-e) et des netsuke (bouton sculpté qui maintient les objets usuels à la ceinture du kimono), ce qui a fait naître en lui une forte envie de visiter le Japon.

Karl Bengs avec le livre de l’architecte allemand Bruno Taut intitulé Houses and People in Japan (Les maisons et les gens du Japon, Sanseidô 1937), qu’il a hérité de son père. Cet ouvrage auquel il tient beaucoup est exposé dans le café situé au rez-de-chaussée de l’ancienne auberge qui lui sert de bureau, à Matsudai.

Karl Bengs s’est rendu pour la première fois dans l’Archipel en 1966. À l’époque, il travaillait dans un bureau de décoration intérieure, à Paris. Après avoir rencontré un ancien élève de l’Université Nihon de Tokyo ayant étudié le karaté, il a décidé d’aller apprendre lui aussi cet art martial au Japon.

Trouver un équilibre entre l’écologie et la technologie

Une fois sur place, Karl Bengs est tombé sous le charme de l’architecture traditionnelle en bois. Il a fait de nombreux allers et retours entre l’Allemagne et l’Archipel et il a commencé à importer de vieilles maisons japonaises à Dusseldorf. Il a également travaillé en tant que conseiller à l’agence de Tokyo de l’architecte d’origine tchèque Antonin Raymond (1888-1976) – pour lequel il a la plus grande admiration – et il a participé à la construction d’un pavillon de thé à toit de chaume sur un terrain de golf de la région du Kantô. Au cours de l’automne 1993, Karl Bengs a découvert Taketokoro en cherchant une kominka à exporter pour un client allemand. Il était en compagnie d’un charpentier de Tokyo de sa connaissance venu acheter du riz dans un village du voisinage. L’architecte a ressenti un véritable « coup de foudre » et acheté sur le champ, sans même consulter son épouse, une maison abandonnée qu’il a aussitôt entrepris de rénover.

Depuis, Karl Bengs s’est installé à Taketokoro. Loin de passer inaperçu, son travail magistral de restauration lui a valu une première commande de rénovation pour une maison traditionnelle de la préfecture de Niigata située par un « heureux effet du hasard » juste à côté de l’église catholique de Shibata, construite en 1965 par Antonin Raymond. Les demandes se sont ensuite multipliées depuis d’autres régions du Japon, notamment Tokyo et les préfectures de Nagano, Saitama, Tochigi et Yamanashi. À ce jour, Karl Bengs a fait revivre 50 kominka.

« Une ville sans vieilles maisons, c’est comme un homme sans souvenirs ». Karl Bengs répète volontiers cette phrase du peintre japonais Higashiyama Kaii (1908-1999), spécialiste de peinture traditionnelle japonaise (nihonga), qu’il a rencontré en Allemagne. Bien que né dans un autre pays, il a une compréhension bien plus approfondie que la plupart des habitants de l’Archipel de ce qui fait la beauté de l’architecture traditionnelle japonaise. « Je voudrais construire beaucoup d’autres édifices susceptibles de servir aux générations futures. Des édifices qui gardent ce que l’architecture traditionnelle en bois a de mieux tout en faisant judicieusement appel aux méthodes actuelles », conclut Karl Bengs depuis Taketokoro, le hameau idyllique où il s’est retiré.

(D’après un texte en japonais de Kawakatsu Miki. Photos : Hatori Hiroshi. Photo de titre : Karl Bengs sous l’autel shintô en bois de cyprès du Japon qui orne l’entrée de son bureau, à Matsudai.)

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