La modernité de l’esthétique traditionnelle

Le « keshômen », ou la magie de la menuiserie-charpenterie japonaise

Culture Architecture

Le bois c’est du bois, pourrait-on penser, mais un menuisier ou un charpentier exigeant dans l’exercice de son métier doit faire de nombreux choix. L’usage qu’il fera d’un bois d’œuvre dépend non seulement de sa dureté, de son odeur et de sa couleur, mais aussi de son keshômen, sa « face décorative », déterminée par la façon dont les grumes ont été débitées.

La beauté d’une planche

Les charpentiers et menuisiers japonais peuvent vous dire bien des choses sur un morceau de bois d’œuvre rien qu’en le regardant. Ils peuvent vous désigner l’extrémité qui était du côté de la racine et celle qui était du côté des branches, vous dire si une pièce de bois risque de se tordre en vieillissant et vous désigner les endroits où elle est susceptible de se fendre. Ils savent aussi identifier un bois au regard, au toucher et à l’odorat, reconnaître le processus de séchage qu’il a subi (et bien sûr dire s’il est suffisamment sec pour qu’on puisse s’en servir) et désigner, parmi tout l’éventail des techniques de menuiserie, laquelle donnera les meilleurs résultats en termes de résistance et d’esthétique, selon l’usage particulier auquel le bois est destiné.

Bien que ce niveau de compétence échappe à la majorité des gens, il existe un moyen très facile de reconnaître le savoir-faire des charpentiers japonais : l’usage qu’ils font du keshômen, ou « face décorative » d’une pièce de bois.

Planche typique en cèdre du Japon (sugi)

Les motifs caractéristiques en forme d’arcs qu’on observe en général sur les faces des planches proviennent du « sciage ordinaire ». Ce procédé, qui est le plus efficace pour débiter une grume, laisse le cœur disponible pour la fabrication des poteaux ; mais les menuisiers et charpentiers jugent qu’elle produit les pièces de bois les moins esthétiques.

Les planches issues du sciage ordinaire sont coupées à plat à une épaisseur déterminée sur un côté d’une grume, qu’on fait ensuite pivoter de 90° avant de répéter la même opération jusqu’à ce qu’il ne reste que la partie centrale formant un poteau de section carrée. Une planche coupée de cette façon a en général un grain de bois de bout (le motif visible aux extrémités de la planche) présentant des veines longitudinales sur la tranche de la planche.

Ce motif est tout à fait plaisant et le sciage ordinaire ne gaspille pas beaucoup de bois, mais les « arcs » qu’on voit sur la face de la pièce de bois sont aussi le signe qu’elle est moins solide qu’une pièce dont le grain est vertical. Il arrive que ces arcs se séparent du plan de coupe et s’enroulent en fines esquilles. Outre cela, une lame de scie dont l’affûtage n’est pas parfait peut accrocher les anneaux de croissance et laisser des entailles dans le bois. Le sciage ordinaire a tendance à produire des pièces de bois qui se rétractent en séchant, et qui risquent de « bomber » et de présenter une face concave.

C’est pour cette raison que les charpentiers japonais examinent méticuleusement les pièces de bois d’œuvre avant de décider quelle face privilégier, à savoir celle qui constituera le keshômen mis en valeur dans l’ouvrage fini. Lorsqu’ils utilisent une planche issue du sciage ordinaire, la face où figurent les arcs du grain aura obligatoirement la priorité, mais il faudra veiller à ce que les tranches disgracieuses des extrémités soient recouvertes. Un bon menuisier est en mesure de dire si une planche est susceptible de bomber, et il évitera que les planches de second choix occupent un emplacement visible. Quand une pièce de bois issue du sciage ordinaire a une section plus ou moins carrée, le charpentier essaye de faire en sorte que la face où figurent les arcs ne soit pas en position dominante ; autant que possible, la face présentant des motifs en lignes droites constituera la face décorative keshômen, autrement dit celle que l’utilisateur verra et touchera le plus.

De meilleures coupes pour un grain splendide

Le sciage en quartiers réduit les problèmes de bombement, rétrécissement et éclatement, mais ce procédé de coupe entraîne un plus grand gaspillage de bois et demande davantage de travail, ce qui le rend plus coûteux. En revanche, toutes les faces de la pièce de bois débitée peuvent être utilisées comme keshômen.

Dans le sciage en quartiers, la grume est débitée en quatre quartiers, lesquels sont ensuite sciés pour obtenir des planches, si bien que l’essentiel du grain est perpendiculaire à la surface de la planche.

Le recours au débit sur mailles, qui prend beaucoup de temps et entraîne des pertes de bois, est essentiellement réservé aux objets de valeur tels que les instruments de musique.

Le bois issu du débit sur mailles est le plus coûteux. Lorsqu’une grume est débitée selon ce procédé, le grain de toutes les planches est parfaitement perpendiculaire à leur face. Mais la perte de bois étant considérable, le sciage sur mailles est un procédé très peu utilisé.

Les charpentiers et menuisiers japonais réservent plus particulièrement l’usage du bois scié en quartiers aux zones à usage décoratif comme le tokonoma (alcôve où sont exposés des objets d’art ou des arrangements floraux) ou le genkan (le hall d’entrée où l’on accueille les hôtes et où l’on se déchausse). Les planches ainsi obtenues sont souvent disposées dans un emplacement où une extrémité sera apparente en sus de la face. Plus robuste, plus plat et plus facile à raboter ou à poncer que le bois issu du sciage ordinaire, le bois scié en quartiers est en général réservé à la fabrication du mobilier haut de gamme.

Détails d’une porte en bois scié en quartiers

Aujourd’hui, à l’ère des robots, il est fréquent que les poutres et poteaux d’une maison de style japonais livrés sur un chantier aient été débités à l’avance par ordinateur, si bien que les charpentiers n’ont plus qu’à les assembler et à les cheviller. Cette façon de procéder a ses avantages, mais elle exige des poutres et poteaux qui soient parfaitement droits. Un charpentier traditionnel sait assembler des pièces de bois cintrées ou vrillées, et créer ainsi les faisceaux de poutres emblématiques des minka (habitations traditionnelles).

La prochaine fois que vous visiterez une maison japonaise de style traditionnelle, observez les plinthes du engawa (véranda), les menuiseries du pourtour du tokonoma et la finition des bois du genkan. Les meilleurs menuisiers sont attentifs à tous les détails, en veillant à ce que chaque pièce de bois expose sa meilleure face.

Un charpentier, en train d’assembler des poutres pour la reconstruction d’une maison minka, travaille avec le cintrage et le vrillage naturels des pièces qu’il utilise.

(Photo de titre : les techniques de construction japonaise utilisent de la meilleure façon qui soit les belles faces du bois.)

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