L'histoire du whisky japonais

Le fabuleux destin de Taketsuru Rita, l’épouse de celui qui inventa le whisky japonais

Culture

En 1918, une fille de médecin dans une petite ville d’Écosse tombait amoureuse d’un étudiant japonais… Suivons les traces de Jessie Roberta “Rita” Cowan, qui a épousé Taketsuru Masataka, le futur fondateur de Nikka Whisky. Elle est venue vivre avec lui au Japon et l’a soutenu toute sa vie.

Harry Hogan qui dirige une entreprise familiale de traiteur près de Glasgow, en Écosse, savait qu’une de ses grand-tantes était partie vivre au Japon. Cette histoire se transmet dans sa famille depuis qu’il est tout jeune. Mais ce n’est que bien plus tard qu’il commença à s’intéresser de près au destin extraordinaire de cette grand-tante.

Rita, à l’occasion d’un retour dans son pays en 1931 (deuxième à partir de la gauche). Sa mère est à droite. ©Tony McNicol

De nombreuses photos sont placées sur le bureau de Harry, ainsi que des livres et magazines japonais, des vidéos japonaises et même un manga. Tous ces documents rapportés du Japon parlent de la vie de sa grand-tante. Elle s’appelait Taketsuru Rita (1896-1961). Elle était l’épouse de Taketsuru Masataka, le fondateur de la compagnie Nikka Whisky. Pendant quarante ans, cette femme née et élevée en Écosse a soutenu son mari, jusqu’à ce que Nikka devienne la marque de whisky réputée que l’on sait.

Harry Hogan nous montre une photographie de Rita prise lors de son retour en Écosse en 1931. Rita est assise sur un sofa et tient une petite fille sur ses genoux. Cette petite fille est sa nièce Valérie, la mère de Harry. La grand-mère de Harry, Lucy était la sœur cadette de Rita. La fille assise à gauche de Rita est Lima, la fille adoptive de M. et Mme Taketsuru. La mère de Rita est également sur la photo. Cette photographie date du deuxième et dernier voyage de Rita dans son pays natal après son mariage.

Partir vivre au Japon malgré les oppositions au mariage

Jessie Roberta “Rita” Cowan est née à Kirkintilloch, non loin de Glasgow, en 1896. Selon le livre de Olive Checkland Rita et le whisky – Un mariage international avec le Scotch japonais, récit détaillé de la vie de Rita, celle-ci a eu une enfance heureuse dans une famille composée de son père, médecin local, sa mère, et trois autres enfants, dans l’une des plus belles maisons de la ville.

Mais son entrée dans l’âge adulte avait coïncidé avec la deuxième partie de la Première Guerre mondiale, durant laquelle périrent tant de jeunes hommes de sa génération. Ce qui arriva à son fiancé. Puis, en 1918, le décès de son père d’une crise cardiaque plaça la famille dans une situation extrêmement difficile. Olive Checkland note qu’au décès du Dr Samuel Cowan, on découvrit que quelque 400 clients étaient endettés auprès du médecin pour un total de £514, une somme considérable à l’époque. Sans plus aucun soutien, la mère de Rita envisagea même de vendre la maison de neuf pièces.

Avant d’en arriver à cette extrémité, la solution la plus naturelle était de prendre un locataire. Or, le locataire qui se présenta chez les Cowan était un homme bien différent des autres à tous points de vue : il s’appelait Taketsuru Masataka, c’était un jeune chimiste japonais très ambitieux. C’est la jeune sœur de Rita, Ella, étudiante à l’Université de Glasgow, qui l’avait rencontré et lui avait proposé de venir à la maison pour enseigner le judo à leur jeune frère, Campbell.

Quelque chose passa entre Masataka, qui faisait certainement face à la solitude et l’éloignement de son pays, et Rita, qui étouffait dans les contraintes de sa famille. Rita ne sentit-elle pas son cœur battre d’une intuition de vie neuve devant ce garçon sérieux à la beauté exotique ?

Leur amour fut immédiat, et ils se marièrent deux ans plus tard, en 1920. Masataka était l’héritier d’une grande famille de brasseurs de saké de Hiroshima. Sa famille fut tout d’abord fermement opposée à ce mariage, refusant de recevoir cette étrangère. Du côté de Rita, également, les choses ne furent pas simples et sa mère lui demanda de reconsidérer ce projet de mariage. Mais, bravant l’opposition de leurs familles respectives, Masataka et Rita quittèrent le Royaume-Uni en novembre de la même année pour commencer leur nouvelle vie au Japon.

Sa jeune sœur fut le lien entre les deux familles

Assis à gauche et au centre, Harry Hogan et sa mère Valérie lors de leur visite au Japon et de leur rencontre avec la famille Taketsuru, en 1998. Debout tout à gauche, M. Taketsuru Takeshi, ancien président de Nikka Whisky. ©Tony McNicol

La seconde sœur de Rita, Lucy, autrement dit la future grand-mère de Harry, s’entendait très bien avec sa sœur aînée. Aux dires de Harry, sa grand-mère écrivit beaucoup et souvent à sa sœur partie vivre au Japon. Elle en reçut également de très nombreuses réponses. Lucy fit même le déplacement au Japon et fut la seule personne de la famille Cowan à visiter le Japon du vivant de Rita, en 1959, deux ans avant sa disparition.

Lucy devint une amie proche de Takeshi, le neveu de Masataka que le couple Taketsuru avait adopté comme leur fils, qui devait devenir quelques années plus tard président de Nikka Whisky. Se rendant régulièrement au Royaume-Uni pour ses affaires, il faisait souvent le déplacement du bureau de Londres à la distillerie propriété de Nikka Whisky en Écosse. Il ne manquait pas de venir faire une petite visite à Lucy en limousine et tout son entourage.

Yoichi/Kirky : le premier jumelage nippo-britannique

Jusqu’à présent, Kirkintilloch (Kirky pour les intimes) pouvait s’enorgueillir d’être la patrie de Thomas Muir, militant politique local du XVIIIe siècle. Ce n’est qu’autour des années 1980 que les habitants de la bourgade commencèrent avec quelques signes à prendre conscience qu’ils avaient un autre personnage célèbre à honorer, même si dans l’immédiat, sa célébrité s’était essentiellement répandue au Japon.

M. Bobby Coyle, membre du conseil municipal à cette époque, fut intrigué un jour en apercevant un groupe de touristes japonais arrêtés devant l’hôtel de ville. La ville n’ayant pas vraiment l’habitude d’accueillir des touristes venant d’aussi loin, il leur demanda ce qui motivait leur visite. C’est à ce moment qu’il apprit qu’ils étaient tous des employés de la compagnie Nikka Whisky en vacances pour visiter l’ancienne propriété des Cowan, Middlecroft, où se trouvaient à l’époque les bureaux des services municipaux. L’événement fut relaté sur une double page dans le journal local, à la date du 4 mars 1987 : « Pourquoi les Japonais aiment Kirky : l’histoire de la jeune fille du pays qui a mis leur archipel d’Orient en émoi »

Et c’est depuis lors que les échanges entre Yoichi et Kirkintilloch se sont poursuivis régulièrement. En 1988, un accord de jumelage fut signé entre Yoichi et le district de Strathkelvin (auquel appartenait Kirkintilloch à l’époque), premier jumelage entre deux villes du Japon et de Grande-Bretagne. Pour marquer l’événement, une délégation du conseil municipal de Kirky se rendit à Yoichi, où ils furent accueillis par… un orchestre de cornemuses en kilt au grand complet !…comme le raconte encore Diane Campbell, conseillère municipale.

Une rue de Kirkintilloch, la ville natale de Rita ©Tony McNicol

Malheureusement, la vieille maison Cowan n’existait plus, ayant cédé la place en 1985 pour la construction de la nouvelle mairie. Il semblerait que la Nikka Whisky ait envisagé de déménager pierre à pierre l’édifice entier pour le reconstruire à Hokkaidô, mais le projet ne put se concrétiser.

Des effets d’une série télé matinale de la NHK sur l’activité locale

Aujourd’hui, le seul artefact qui porte encore la mémoire de Rita à Kirkintilloch est peut-être ce kimono et sa ceinture obi qui lui a appartenu. Offert à sa ville natale dans les années 1980, il est aujourd’hui exposé au musée local.

Kimono de Taketsuru Rita exposé au musée de Kirkintilloch ©Tony McNicol

Le petit espace d’exposition dédié à Rita au musée de l’East-Dumbartonshire a été inauguré en juillet 2014. Les officiels mettent quelques espoirs dans une série télé intitulée « Massan », retraçant la vie de Rita et qui est passée sur la chaîne nationale japonaise NHK. Peut-être cela a-t-il donné à quelques touristes japonais l’idée d’inclure Kirky à leur circuit de voyage ?

Il est vrai que rares sont les musées écossais qui ont un kimono japonais à présenter aux visiteurs. Toute la population locale n’apprécie d’ailleurs pas entièrement cet objet : certaines femmes considèrent ce kimono comme un symbole de servitude et de soumission. Mais pour Peter McCormack, conservateur du musée, « c’est surtout une merveilleuse œuvre d’art qui représente les relations amicales entre le Japon et le Royaume-Uni.

Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que la population de Kirkintilloch s’intéresse au personnage qui constitue un point de contact de leur ville avec ce lointain archipel oriental. « C’est une histoire passionnante, bien qu’en partie triste. » Parce que l’histoire de Rita est liée au processus de fuite du savoir-faire whisky écossais hors d’Écosse. « Ce qui ne veut pas dire que Rita a fait de l’espionnage industriel… C’est une histoire d’amour. Elle a soutenu son époux toute sa vie dans son rêve de réussir à fabriquer un vrai whisky. »

La série télé dont la diffusion a eu lieu de l’automne 2014 au printemps 2015 décrit en détail les difficultés que Rita rencontra dans ce pays étranger et qu’elle surmonta avec beaucoup d’humour. Mais Harry Cowan reste quand-même songeur : « J’ai entendu dire que Masataka avait connu une période de grandes difficultés au début, il n’était pas sûr de pouvoir nourrir sa famille. Certains moments ont dû être très difficiles… »

L’intérêt pour le personnage de Rita grandit avec celui pour le whisky japonais

Harry Hogan, un verre de Nikka Whisky à la main ©Tony McNicol

Il y a 100 ans environ que Masataka et Rita se sont rencontrés. Aujourd’hui, le whisky qu’ils ont produit au prix des efforts de leurs deux vies est vendu non seulement dans les bars et les hôtels de Glasgow, mais dans tout le Royaume-Uni. Masataka était très vraisemblablement le premier Japonais à mettre les pieds en Écosse avec l’idée d’apprendre à fabriquer du whisky en tête. Et quand, ce jour lointain de sa jeunesse, il débarqua à Glasgow pour la première fois, personne n’aurait oser imaginer que le jour viendrait où son whisky Made in Japan rivaliserait avec les plus authentiques Scotch whisky.

D’après Harry Hogan, grâce à l’intérêt que rencontre aujourd’hui le whisky japonais, celui pour sa grand-tante Rita augmente aussi. « Plusieurs ouvrages et articles se penchent sur ce mystère : comment les Japonais ont-il réussi à battre l’Écosse sur le terrain du whisky ? »

Dans le bureau de Harry Hogan, je lui offre un flacon de Nikka « Pure Malt Black ». Immédiatement, Harry sort les verres. Il commente : « Délicieusement coulant en bouche… » Puis il sort à son tour une petite boîte rouge de son armoire de bureau. « Moi aussi j’ai un cadeau pour vous… » me dit-il avant de me faire goûter un verre d’un blend whisky fabriqué à Ben Nevis, la distillerie que possède Nikka aux pieds du plus haut sommet de Grande-Bretagne. C’est un cadeau qu’il offre régulièrement à ses clients ou collègues de travail. Sur la boîte, en caractères d’or : « Le whisky familial ».

(Article mis à jour en mai 2021. Photo de titre : Taketsuru Rita et Masataka)

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