Les grandes figures historiques du Japon

Le voyage de Lafcadio Hearn au cœur de l’esprit japonais

Culture Société

Lafcadio Hearn (1850-1904), alias Koizumi Yakumo, est connu pour les écrits qu’il a publiés sur le Japon à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, notamment ses réécritures d’histoires de fantômes. Son arrière-petit-fils Koizumi Bon revient sur la vie de son célèbre ancêtre.

Une vision intemporelle

Lafcadio Hearn est surtout connu pour son ouvrage Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, qui contient des histoires de fantômes et des contes d’horreur japonais, comme l’« Histoire de Mimi-Nashi-Hoichi » et « Yuki-Onna ». Cette anthologie est une œuvre d’art intemporelle, qui a connu un grand succès auprès des lecteurs au Japon et dans le monde. Outre son talent d’écrivain, Hearn y déploie la vision d’un penseur qui s’interroge sur la civilisation matérialiste.

Voici quatre citations de Hearn à propos du Japon, son pays d’adoption :

La première édition de Kwaidan, publiée en 1904

« Je pense que la grandeur du Japon dans l’avenir va dépendre de la préservation de l’esprit de [la région de] Kyushu ou de Kumamoto, l’amour de ce qui est clair, bon et simple et la détestation du luxe inutile et de l’extravagance dans la vie. » (1894) (*1)

« La vraie religion du Japon, la religion que, sous une forme ou une autre, la nation tout entière continue de professer, est le culte qui a servi de fondement à toutes les religions civilisées et à toutes les sociétés civilisées – le culte des ancêtres. » (1904) (*2)

« L’éducation japonaise attache trop d’importance à l’apprentissage par cœur et ne cultive pas l’imagination. » (1890) (*3))

« Lorsqu’on réfléchit au fait que le Japon subit depuis des milliers d’années [les catastrophes naturelles] exactement sur le même mode, il est difficile de penser qu’une situation aussi extraordinaire n’ait eu aucun effet sur le caractère national. » (1894)(*4)

Tout le monde l’a compris : chacune de ces citations met en relief des questions qui continuent de se poser dans le Japon contemporain et identifie des caractéristiques distinctes de la culture japonaise. Et pourtant, il n’existe aucune contradiction entre ces points de vue de l’auteur et le fait qu’il ait couché par écrit plus de 70 histoires japonaises de fantômes au cours de sa vie. Il a trouvé « un aspect de la vérité » dans la littérature surnaturelle et a réussi à saisir les traits fondamentaux d’une culture étrangère sans avoir recours aux idées préconçues de l’Occident. Son ouverture d’esprit et son acuité lui ont permis de comprendre l’essence de la culture du Japon et de se forger une vision de l’avenir du pays. Cette capacité est étroitement liée au passé de Hearn et aux voyages qui ont jalonné sa vie et l’ont amené à parcourir la moitié du globe, ainsi qu’à la manière dont ses expériences d’autres cultures ont façonné sa pensée et l’ont détourné d’une vision anthropocentrique du monde.

De l’Irlande au Japon

Patrick Lafcadio Hearn est né en 1850 à Leucade (Lefkada en grec), dans les îles ioniennes. Son père Charles était un Irlandais, chirurgien dans l’armée britannique, et sa mère Rosa était de Cythère (Kythira en grec), une autre île ionienne.

L’île de Leucade (Lefkada en grec), où est né Lafcadio Hearn

Lafcadio avait deux ans lorsqu’ils quittèrent Leucade pour Dublin, en Irlande, où sa famille paternelle avait sa maison. Mais sa mère Rosa, rongée par l’angoisse, retourna en Grèce lorsqu’il avait quatre ans. Il ne devait jamais la revoir. Le jeune garçon fut élevé par la tante de son père, Sarah Holmes Brenane, mais c’est sa nurse, Catherine Costello, qui prenait soin de lui au jour le jour. Elle était du Connaught, la province d’Irlande où la tradition orale celtique était la plus riche. Il fut ensuite élève d’un séminaire de Durham, au nord de l’Angleterre, et c’est là qu’il perdit l’œil gauche, frappé par une balle de cricket. Suite à la faillite de sa grand-tante, il mena une vie errante à Londres avant de partir pour un temps dans le nord de la France, où il fit des études. À l’âge de 19 ans, il décida d’émigrer et s’embarqua seul pour un voyage qui l’amena à Cincinnati, aux États-Unis.

Hearn et sa grand-tante Sarah Holmes Brenane

(*1) ^ « L’avenir de l’Extrême-Orient », conférence donnée à Kumamoto, préfecture de Kumamoto, le 17 janvier 1894.

(*2) ^ Japan : An Attempt at Interpretation (Japon : une tentative d’interprétation), 1904.

(*3) ^ « La valeur du pouvoir de l’imagination », conférence donnée à Matsue, préfecture de Shimane, le 26 octobre 1890 (reconstitué à partir des sources accessibles, le texte original n’étant plus disponible.

(*4) ^ « Les séismes et le caractère national », article paru dans le Kobe Chronicle du 27 octobre 1894.

Hearn parlait rarement de sa vie en Irlande, mais dans une lettre qu’il adressa plus tard de Tokyo au poète irlandais William Butler Yeats, il écrivit ceci : « J’avais une nurse du Connaught qui me racontait des contes de fées et des histoires de fantômes. Il fallait donc bien que j’aime les choses irlandaises, et c’est toujours le cas. » Il va sans dire que son affinité avec les esprits de l’Irlande et le bon accueil qu’il leur fit ont ouvert la voie à sa curiosité ultérieure pour les histoires de fantômes japonaises.

Il sortit du dénuement à Cincinnati en devenant journaliste, mais son mariage avec une métisse contrevenait à la loi de l’Ohio contre le croisement entre les races. Après avoir divorcé, il partit pour La Nouvelle-Orléans, où la fusion entre les traditions françaises, africaines et autochtones au sein de la culture créole le fascina. Il publia une anthologie de proverbes créoles et le premier livre au monde de cuisine créole. Outre cela, il fréquenta assidûment Marie Laveau, surnommée la reine du vaudou. Il se plongea dans l’étude des sortilèges et des croyances populaires liées au vaudou, qui est originaire d’Afrique et s’est enraciné localement.

À La Nouvelle-Orléans, Hearn a vécu dans des chambres louées au 516 de la rue Bourbon (à gauche) ; Notes prises par Hearn quand il était journaliste à La Nouvelle-Orléans. (© Lafcadio Hearn Memorial Museum)

La couverture par Hearn de l’Exposition internationale de La Nouvelle-Orléans, qui s’est tenue en 1884 et 1885, lui offrit la chance d’une rencontre avec la culture japonaise. Il acheta deux volumes d’une anthologie de mythes japonais résumés en français, et c’est ainsi qu’il commença à s’intéresser aux fondements de la culture de l’Orient inconnu. Il passa ensuite deux années sur l’île de la Martinique, où le peintre Paul Gauguin vivait alors dans la ville voisine. Il compila ses observations sur les coutumes folkloriques de l’île dans son ouvrage Two Years in The French West Indies (Deux années aux Antilles françaises).

De retour à New York, il découvrit The Soul of the Far East (L’âme de l’Extrême-Orient), de Percival Lowell, et fut aussi captivé par le Kojiki de Basil Hall Chamberlain, une traduction en anglais d’un recueil de mythes fondateurs japonais datant du VIIIe siècle (*5), qu’il avait emprunté à un éditeur de la revue Harper’s. Il décida que le moment était venu de se rendre au Japon. Le 4 avril 1890, il vit pour la première fois le mont Fuji depuis le pont de l’Abyssinia et prit pied sur le rivage à Yokohama. Il avait 39 ans.

Izumo, terre des dieux

À l’origine, Hearn est venu au Japon en tant que correspondant spécial de Harper’s, mais le contrat qui le liait à la revue fut annulé et il choisit de s’installer dans le pays. Avec l’aide de Basil Hall Chamberlain et de Hattori Ichizô, un fonctionnaire du ministère de l’Éducation qu’il avait rencontré à l’Exposition internationale de La Nouvelle-Orléans, il obtint un poste d’enseignant à l’école moyenne de Matsue, une école publique de la préfecture de Shimane. Il arriva à Matsue le 30 août 1890. En frontispice du Kojiki figurait une carte représentant « Le monde tel que le connaissaient les Japonais de l’Ère mythique », avec les mots « Recueil des mythes d’Izumo » inscrits en travers. L’opportunité de vivre à proximité d’Izumo, théâtre des anciens mythes du Japon, a dû inspirer à Hearn une grande joie et beaucoup d’enthousiasme.

À Matsue, Hearn trouva une âme sœur en la personne de Nishida Sentarô, le directeur adjoint de l’école, pour ne mentionner que lui. Dans la douce lumière onirique du soleil couchant et les reflets changeants à la surface du lac Shinji, il a découvert une beauté de l’Orient qui lui était jusque-là inconnue. C’est alors qu’il prit pour compagne de vie Koizumi Setsu, qui descendait d’une famille de samurais de Matsue et lui avait été présentée par Nishida. C’est à l’origine de la bouche de Setsu que Hearn a entendu bien des célèbres contes qu’il allait plus tard restituer dans son œuvre phare, Kwaidan.

Il fut chaleureusement accueilli au sanctuaire Izumo Taisha par le prêtre en chef Senge Takanori, et devint à cette occasion le premier occidental à pénétrer dans le honden, l’édifice principal du sanctuaire, auquel il effectua par la suite deux autres visites afin de faire une expérience directe du culte shintô. En partie en réponse à une demande de Chamberlain, il entreprit de collecter des amulettes protectrices provenant d’un grand nombre de sanctuaires d’Izumo et en expédia plus de 80 à Edward Burnett Tylor, le directeur du Musée Pitt Rivers d’Oxford, pour qui il éprouvait de l’affection et du respect.

L’approvisionnement en lait était déjà en place à Matsue et le chef d’un restaurant occidental lui livrait des steaks à domicile. Il pouvait aussi se procurer de la bière à la pharmacie locale. Aussi japonophile qu’il fût, Il fallut un certain temps à Hearn pour s’accoutumer à la cuisine locale et, ce qui ne manque pas d’ironie, la composante occidentalisée de son environnement lui apportait un réconfort physique et moral.

(*5) ^ Chamberlain était un linguiste britannique arrivé au Japon en 1873. Il a enseigné à l’Université impériale de Tokyo de 1886 à 1890 et contribué à la fondation des études modernes de la langue japonaise.

Étudier l’esprit du Japon

Après un an et trois mois passés à Matsue, Hearn, accablé par le froid qui y régnait en hiver, reprit son bâton de pèlerin. Il vécut successivement à Kumamoto, Kobe et Tokyo. Alors qu’il était à Kobe, sa vie familiale prit pour lui une place prépondérante. Il épousa Setsu en 1896 et prit le nom japonais Koizumi Yakumo. Comme il l’a joyeusement expliqué dans une lettre écrite au mois de septembre à son ami Elwood Hendrick, « ‘Yakumo’ est un équivalent poétique de ‘Izumo’, ma province bien aimée, ‘le lieu où se forment les nuages’. Tu comprendras le choix de ce nom. »

Lafcadio Hearn (à gauche) avec sa famille à Kobe (© Lafcadio Hearn Memorial Museum)

Pendant son séjour à Kumamoto et par la suite, il a découvert un Japon qui avait perdu son humilité et s’engageait résolument sur le chemin de l’occidentalisation, de la modernisation et de la militarisation, une évolution dont il n’avait rien perçu à Matsue. Le sentiment de déception qu’il éprouva lui ouvrit les yeux sur le pays et lui permit de s’en faire une conception plus mature. Il réduisit son champ de travail et confina ses recherches à l’étude de la vision japonaise des kami (divinités). Dans le même temps, il écouta les histoires de fantômes racontées par Setsu et entreprit d’en rédiger des versions imprégnées d’un esprit littéraire.

En Occident, bien des gens considéraient le Shintô comme un culte païen, du fait de sa carence en textes et préceptes religieux. Hearn, quant à lui, pensait que le Shintô vivait, non pas dans les livres, mais dans le cœur des Japonais, où il entrait en résonance profonde avec une forme d’esprit populaire qui est au fondement de la superstition, de la légende et de l’occulte. Il se montra réceptif à l’idée qu’il peut arriver que des êtres humains deviennent des divinités et à la largeur de vue qui permet d’accepter que des esprits vivants puissent habiter des objets inanimés.

La lecture de Hearn dans le Japon occupé

Dans son dernier ouvrage, Japan : An Attempt at Interpretation (Japon : une tentative d’interprétation), Hearn a retracé l’histoire de l’esprit du Japon. Il y définit des phases que traverse le culte des ancêtres, depuis le « culte domestique », en passant par le « culte communal », pour arriver au « culte d’État », dans le cadre duquel un culte est rendu aux ancêtres impériaux au sanctuaire d’Ise. Autrement dit, le culte des ancêtres était à ses yeux inséparable de la vénération de l’empereur. Au nombre des lecteurs qui ont partagé ce point de vue figurait le général américain Bonner Fellers, qui a servi sous les ordres du général Douglas MacArthur pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le général américain Bonner Fellers

Fellers avait lu tous les livres de Hearn et, à son arrivée au Japon dans le cadre des opérations menées dans l’immédiat après-guerre, il se mit en quête des descendants de l’auteur et se rendit sur sa tombe. Le général a contribué à l’élaboration d’un mémorandum sur l’institution impériale et d’un mémoire conçu par l’empereur Shôwa (Hirohito). Il a également suggéré que l’empereur soit dispensé de comparaître devant le tribunal de Tokyo, mais qu’en contrepartie une orientation plus démocratique soit donnée à son autorité. Cette proposition visait à éviter que le peuple japonais soit privé de son ancrage spirituel. Feller a grandement contribué à l’instauration du rôle symbolique que l’empereur joue aujourd’hui.

Le Mémorial MacArthur, un musée de Norfolk, en Virginie, abrite 5 000 volumes provenant de la bibliothèque personnelle du général, dont sept livres de Hearn. Des ouvrages comme Japan : An Attempt at Interpretation (Japon : une tentative d’interprétation) et Glimpses of Unfamiliar Japan (Aperçus sur un Japon méconnu) ont constitué d’importantes sources de référence à l’époque où MacArthur était au Japon.

Les jardins japonais Lafcadio Hearn à Tramore, en Irlande. Pendant son enfance à Dublin, Hearn effectuait de fréquentes visites dans cette ville du littoral avec sa grand-tante. Ces jardins sont constitués de 10 parcelles qui retracent la vie de Hearn.

(D’après un original en japonais publié le 28 novembre 2018. Photo de titre : Lafcadio Hearn en 1889. Photos avec l’aimable autorisation de la famille Koizumi, sauf mention différente)

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