Les grandes figures historiques du Japon

Les « cinq génies de Chôshû » et la fondation d’un État moderne au Japon

Culture

Peu avant la Restauration de Meiji (1868), cinq jeunes samouraïs du fief de Chôshû, la préfecture actuelle de Yamaguchi, se sont rendus clandestinement en Angleterre. À leur retour, ces intrépides jeunes gens sont devenus des personnages majeurs de l’histoire du Japon, en contribuant largement à la modernisation de l’Archipel grâce aux connaissances et aux compétences linguistiques qu’ils avaient acquises durant leur séjour à l’étranger.

À l’heure actuelle, le Japon est considéré comme une grande puissance économique et comme l’un des pays les plus développés du monde. Mais avant d’en arriver là, il est passé par plusieurs phases dont la plus déterminante a été celle de sa modernisation aussitôt après la Restauration de Meiji. Les « cinq génies de Chôshû » ont alors joué un rôle capital dans la mise en place des infrastructures de base d’un État moderne.

Des passagers clandestins avides d’aller s’instruire en Europe

Le 27 juin 1863, cinq jeunes hommes du fief de Chôshû embarquèrent clandestinement à Yokohama sur un bateau d’une maison de commerce britannique avec l’intention de se rendre à Londres. À cette époque, les départs à l’étranger étaient extrêmement difficiles car punis par le gouvernement japonais.

Le petit groupe était composé de Itô Hirobumi (1841-1909), Inoue Kaoru (1835-1915), Inoue Masaru (1843-1910), Endô Kinsuke (1836-1893) et Yamao Yôzô (1829-1917) qui ont tous occupé des postes politiques et économiques de premier plan dans le Japon de l’époque Meiji (1868-1912). Les cinq passagers clandestins, fortement encouragés dans leur démarche par les dirigeants du fief de Chôshû, avaient l’ambition d’aller étudier sur place les techniques occidentales les plus modernes et de s’initier aux relations internationales. Pour reprendre l’expression d’Inoue Kaoru, ils voulaient devenir des « instruments vivants » capables de faire progresser le mouvement « révérer l’empereur et expulser les barbares » (sonnô-jôi) dont leur fief avait pris la tête.

Une fois arrivés à bon port, les cinq apprirent l’anglais, visitèrent diverses installations et étudièrent la chimie analytique au Collège universitaire (University College) de Londres (UCL). Itô Hirobumi et Inoue Kaoru retournèrent au Japon au bout de quelques mois, après avoir appris que la ville de Shimonoseki, située dans le fief de Chôshû, avait été bombardée par une coalition de forces navales étrangères pour permettre aux navires occidentaux d’accéder aux détroits de la région. Les trois autres restèrent plus longtemps afin de continuer leur formation scientifique. Endô Kinsuke rentra au début de l’année 1866 et les deux derniers membres du groupe, en 1869. Inoue Masaru profita de son séjour pour passer un diplôme de l’UCL et visiter des installations ferroviaires et minières. Quant à Yamao Yôzô, il se rendit à Glasgow, en Ecosse, où il consacra ses journées à travailler en tant qu’élève ingénieur sur un chantier naval et ses soirées, à étudier les sciences et leurs applications au Collège Anderson (Anderson’s College).

Les « cinq génies de Chôshû » lors de leur séjour à Londres. Chacun d’eux a été qualifié par la suite de « père » pour sa contribution personnelle à la modernisation du Japon. Endô Kinsuke (derrière à gauche) est ainsi devenu le « père de la Monnaie » ; Inoue Kaoru (devant à gauche), le « père de la diplomatie » ; Inoue Masaru (au centre), le « père des chemins de fer » ; Itô Hirobumi (derrière à droite), le « père du Cabinet » ; et Yamao Yôzô (devant à droite), le « père de l’ingénierie ». (Photo avec l’aimable autorisation du musée de Hagi)

Itô Hirobumi et Inoue Kaoru : deux grands hommes politiques

Une fois de retour au Japon, Inoue Kaoru et Itô Hirobumi exercèrent une influence politique de plus en plus grande au sein du fief de Chôshû. Après l’instauration du gouvernement de Meiji, ils avaient eu l’occasion de mettre en pratique leur expérience acquise outremer et s’étaient retrouvés en première ligne en tant que fonctionnaires chargés des relations diplomatiques dans les ports de l’Archipel qui commençaient à commercer avec l’étranger. Ils étaient ensuite devenus des administrateurs de haut rang du puissant ministère des Finances qui, outre la gestion budgétaire et civile du pays, avait aussi la charge des projets liés à la modernisation du Japon. Durant cette période, Itô Hirobumi se fit remarquer en suggérant de remplacer les fiefs (han) par des préfectures (ken), ce qui lui valut de vives critiques, allant même jusqu’à être rétrogradé. Il proposa, de concert avec Inoue Kaoru, de démissionner de son poste en raison de sa position sur la question de la centralisation du pouvoir. Heureusement pour eux, les deux hommes furent protégés par l’expérience et le savoir précieux qu’ils avaient accumulés en Grande-Bretagne. Les efforts inlassables d’Inoue Kaoru aboutirent finalement à la suppression des fiefs et la création de préfectures ainsi qu’à l’adoption d’un système de gouvernement centralisé, dès le mois de juillet 1871.

Inoue Kaoru accéda ensuite au poste de vice-ministre des Finances. Il fut chargé de la préparation du budget annuel de tous les ministères et jeta les bases du système budgétaire actuel fondé sur les recettes fiscales. En mai 1873, il démissionna de son poste mais revint au service de l’État au bout de quelques années, après un second voyage à l’étranger. En juillet 1878, il fut nommé auditeur (sangi), ce qui veut dire qu’il prenait part aux décisions du gouvernement. De son côté Itô Hirobumi entama le premier de ses deux nouveaux séjours d’études outremer à la fin de l’année 1870. Et les compétences politiques exceptionnelles qui étaient les siennes lui valurent également un poste d’auditeur en octobre 1873.

Si les deux hommes firent leur chemin dans le gouvernement de Meiji, en dépit de quelques revers, ce n’était pas uniquement parce qu’ils étaient originaires du fief de Chôshû, mais aussi car ils mettaient en pratique ce qu’ils avaient appris à l’étranger et leurs compétences politiques. Ils étaient ainsi devenus des politiciens de tout premier plan. Inoue Kaoru fut le premier ministre des Affaires étrangères du Japon et il exerça aussi la fonction de ministre de l’Intérieur. Itô Hirobumi dota pour sa part le Japon d’un Cabinet moderne et il fut le premier Japonais à accéder au poste de Premier ministre. Il joua en outre un rôle majeur dans l’adoption d’un grand nombre d’innovations politiques et administratives encore en place à l’heure actuelle en contribuant activement à la promulgation de la constitution de Meiji et à la création de la Diète nationale, en 1890.

Inoue Kaoru (à gauche) et Itô Hirobumi (photo avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque de la Diète).

Yamao Yôzô et la mise en place des infrastructures d’un État moderne

Une fois rentré d’Angleterre, Yamao Yôzô fut nommé ministre des Affaires populaires en 1870. Il commença à s’occuper des chantiers navals de Yokosuka. Toutefois, son travail assidu en faveur de la modernisation du pays dans une période où les fonds étaient limités fit l’objet de fortes critiques au point que l’affaire prit rapidement une tournure politique. Pour faire taire la polémique et prendre ses distances, Yamao Yôzô proposa de créer un ministère des Travaux publics dont les prérogatives se limiteraient exclusivement aux projets de modernisation. Il réussit à faire accepter l’idée d’un bureau central chargé de superviser les plans du gouvernement dans le domaine entre autres des chemins de fer, des mines, des phares, du télégraphe et de la construction navale.

L’entrée du ministère des Travaux publics (avec l’aimable autorisation du Musée de la Poste japonais)

Yamao Yôzô occupa une position centrale dans le nouveau ministère et se lança dans différents projets en relation avec la modernisation du pays. La mise au point des nouvelles structures de l’État japonais étant loin d’être achevée, il en profita pour prendre certaines libertés, par exemple refuser de passer tout son temps dans son bureau du ministère des Travaux publics et ignorer les ordres au moment de prendre des décisions ou de trouver des financements. Mais Yamao Yôzô n’en contribua pas moins à la création des infrastructures de base des transports et des communications de l’Archipel, en particulier la première liaison ferroviaire entre Tokyo et Yokohama, en 1872, et la ligne de télégraphe reliant la capitale et Nagasaki, l’année suivante. Dans le même temps, il s’efforça de constituer un appareil administratif et de donner une formation et du travail à ceux qui avaient du talent. Il veilla également à multiplier le nombre d’ingénieurs formés au Japon en fondant le Collège impérial d’ingénierie (devenu depuis Faculté d’ingénierie de l’Université de Tokyo), dont il a pris la direction. Le plus âgé des « cinq génies de Chôshû » s’était donc illustré non seulement en tant que membre du gouvernement mais aussi dans le domaine de la diffusion des techniques de l’ingénierie.

Yamao Yôzô finit par devenir ministre des Travaux publics, poste qu’il quitta en octobre 1881. Il assuma ensuite d’autres fonctions, entre autres celle de chef du bureau de la législation, mais sans jamais retrouver le niveau des réalisations exceptionnelles dont il avait été l’artisan du temps où il travaillait au ministère des Travaux publics. Il est vrai qu’à l’époque, le gouvernement de Meiji n’était plus aussi activement impliqué dans des projets de modernisation.

Inoue Masaru, le « père des chemins de fer japonais »

En octobre 1869, peu après son retour dans l’Archipel, Inoue Masaru se vit confier la responsabilité de la Monnaie et des mines du Japon. Les conseillers venus de l’étranger qui avaient pris les choses en main dans ces deux secteurs firent appel à lui car ils pensaient qu’il collaborerait facilement avec eux. Pendant la première moitié de l’ère Meiji, le gouvernement employa de nombreux spécialistes occidentaux dans les ministères et les établissements d’enseignement de l’Archipel pour permettre aux Japonais d’assimiler les techniques et les méthodes les plus modernes. En 1871, Inoue Masaru prit la direction du département des chemins de fer du ministère des Travaux publics où travaillaient aussi des experts occidentaux. Ses compétences linguistiques et ses connaissances scientifiques avaient facilité leur travail en commun et permirent à l’implantation du réseau ferré japonais de progresser à grands pas. La ligne Tokyo-Yokohama inaugurée en 1872 fut suivie par une seconde, reliant Osaka à Kobe en 1874, et la liaison ferroviaire entre Osaka et Kyoto fut inaugurée en 1877.

La première ligne ferroviaire du Japon reliant Shinbashi (Tokyo) et Yokohama a été inaugurée en 1872. La magnifique estampe polychrome (nishiki-e) que l’on voit ci-dessus a été réalisée pour commémorer l’événement. (Avec l’aimable autorisation du Musée de la logistique)

Inoue Masaru (avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque de la Diète)

Pour assurer l’autonomie des chemins de fer de l’Archipel, Inoue Masaru engagea des Japonais ayant étudié outremer et forma des techniciens sur place. De ce fait, le nombre de travailleurs occidentaux très bien payés diminua considérablement et les fonctionnaires chargés de communiquer avec eux n’eurent plus aucun rôle à jouer. Ils furent par la suite remplacés par des jeunes diplômés du Collège impérial d’ingénierie et de la Faculté des sciences de l’Université de Tokyo qui assumèrent le développement ultérieur du réseau des chemins de fer. La ligne Tôkaidô reliant Shinbashi (Tokyo) à Kobe fut achevée en 1889 et la ligne Shin-Etsu entre Takasaki et Naoetsu sur la côte de la mer du Japon, en 1893. Pour arriver à ces brillants résultats, les Japonais avaient dû auparavant maîtriser les techniques de construction des ponts construits sur des fleuves et des chemins de fer à crémaillère destinés aux régions montagneuses.

Avec le temps, Inoue Masaru et les autres technocrates de la première heure finirent par être dépassés. Inoue Masaru quitta son poste en 1893. Au début de l’ère Meiji, il fut propulsé à une place de premier plan où ses connaissances lui avaient permis de se montrer très actif mais l’apparition progressive d’un système politique et administratif moderne l’a relégué à l’arrière-garde. Après son départ, le réseau des chemins de fer japonais continua de se développer à un rythme régulier.

Endô Kinsuke, l’homme qui dota le Japon d’un système monétaire moderne

Endô Kinsuke ne séjourna pas très longtemps en Angleterre puisqu’il rentra au Japon au début de l’année 1866. Ses compétences n’ont donc pas été tout de suite mises à contribution. En 1868, il fut toutefois chargé par le gouvernement de Meiji de mettre en place une première ébauche de bureau des douanes dans la préfecture de Hyôgo. Il fut ensuite affecté à un poste de haut fonctionnaire dans un organisme spécialisé dans la logistique et le commerce. Ces deux emplois lui permirent de faire valoir ses connaissances en anglais en le mettant en contact avec les nombreux marchands étrangers qui se pressaient dans les ports que le Japon venait d’ouvrir.

En 1870, Endô Kinsuke fut muté à un poste de direction de la Monnaie du Japon, laquelle a commencé à fonctionner à partir du mois d’avril de l’année suivante. Pour la fabrication de la monnaie proprement dite, il utilisa des machines modernes importées de l’Occident avec l’aide de spécialistes étrangers. De ce point de vue, on peut dire qu’il joua un véritable rôle de technocrate.

La tâche d’Endô Kinsuke ne fut pas toujours facile : les relations entre les experts occidentaux et les fonctionnaires japonais n’étaient pas clairement définies. C’est pourquoi, avant de quitter ses fonctions, en août 1874, il mit fin aux contrats d’un grand nombre de conseillers étrangers. Leur présence n’était plus aussi indispensable qu’auparavant, les Japonais ayant rapidement maîtrisé les techniques mises en œuvre. Dès lors, ce sont des travailleurs de l’Archipel qui assumèrent la quasi-totalité des responsabilités de la Monnaie du Japon. En novembre 1881, Endô Kinsuke réintégra cet organisme en tant que directeur. À l’instar du département des chemins de fer, la Monnaie du Japon recruta alors de nouveaux diplômés tout frais émoulus du Collège impérial d’ingénierie et de la Faculté des sciences de l’Université de Tokyo. Endô Kinsuke quitta ses fonctions en juin 1893. Il est resté dans l’histoire comme un des pionniers qui dota le Japon d’une monnaie moderne.

Le rôle capital des « cinq génies de Chôshû » dans la modernisation du Japon

Les « cinq génies de Chôshû » ont tous utilisé leurs talents respectifs pour aider le gouvernement de Meiji à faire du Japon un État moderne. Ils ont été impliqués dans la création et la mise en place d’infrastructures et d’institutions aussi vitales qu’un réseau de voies ferrées, une monnaie, des établissements de formation de techniciens, un système budgétaire, un cabinet et une constitution. Ils ont tiré le plus grand parti possible de l’expérience et des savoirs qu’ils avaient acquis lors de leur séjour outremer. Et ils ont su, au moment opportun, mettre un terme à leur collaboration avec des conseillers étrangers pour les remplacer d’abord par des ingénieurs japonais formés outremer puis par de nouveaux diplômés ayant fait leurs études dans l’Archipel.

La modernisation rapide du Japon après la Restauration de Meiji a réussi pour de multiples raisons. Mais la présence d’hommes de talent comme les « cinq génies de Chôshû » qui ont donné toute leur mesure dans différents secteurs de l’État japonais a eu indéniablement une importance capitale.

Vu de l’extérieur, on pourrait croire que cet épisode se limite à une page de l’histoire d’un pays insulaire de l’Asie de l’Est. Mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit que chaque pays peut en tirer des leçons pour lui-même en reconsidérant la façon dont sa propre modernisation s’est déroulée. Il ne faut pas non plus sous-estimer le travail remarquable accompli à l’époque par les conseillers venus de différents pays occidentaux. Ceux-ci n’avaient certes pas intérêt à transmettre trop rapidement leur savoir technologique aux Japonais car leurs chances de conserver leur emploi diminuaient d’autant. Mais leurs efforts n’en ont pas moins aidé indéniablement le Japon à devenir un État moderne, et leur contribution constitue un thème de réflexion hautement stimulant et d’une actualité brûlante.

(D’après un article du 4 septembre 2018. Photo de titre : les « cinq génies de Chôshû ». De gauche à droite Inoue Kaoru, Endô Kinsuke, Inoue Masaru, Itô Hirobumi et Yamao Yôzô. Avec l’aimable autorisation du musée de Hagi) 

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