La culture pop nippone se mondialise

Et le monde redécouvrit la City Pop japonaise

Culture

Le genre City Pop, dont l’importance fut énorme pour pousser au premier plan l’image urbaine et moderne de la musique japonaise, est né sous une forte influence de la musique occidentale, puis s’est développé de façon indépendante au Japon. Après avoir été à la mode dans les années 1980, la City Pop connaît depuis quelque temps une nouvelle évaluation dans le monde entier. Je me propose d’étudier le phénomène, de son apparition à nos jours.

Sugar Babe et Yuming donnent naissance à la City Pop dans les années 70

Un son très élaboré, raffiné, des mélodies aux influences occidentales très présentes, des paroles qui parlent d’amours adultes dans la grande ville… Le genre japonais de la City Pop est une tendance très active de la scène musicale actuelle dans le monde entier, car oui, sa popularité dépasse en effet largement les frontières japonaises et s’étend de plus en plus à l’étranger. Les fans de tous les pays s’arrachent les vinyles des groupes et des interprètes phares du genre, et les DJ ou les musiciens sont de plus en plus nombreux à citer une ou plusieurs chansons de City Pop parmi leurs préférées. Le phénomène est suffisamment intrigant pour s’y pencher dessus de plus près.

Plusieurs hypothèses concurrentes existent, mais la plupart s’accordent pour faire remonter l’apparition du genre City Pop à la formation du groupe Sugar Babe. Le groupe est connu pour avoir recruté Yamashita Tatsurô et Ônuki Taeko. Leurs compositions incluaient des éléments pop oldies, soul, ou venant de compositeurs-interprètes, se distinguant ainsi de ce que faisaient de leur côté les groupes de hard rock ou de blues rock. De fait, dès leurs débuts en 1973, ils apparurent comme une voie alternative aux tendances fortes du moment. Mais leur importance ne fut reconnue qu’après leur dissolution, en 1976, après trois courtes années d’activité. Et pourtant, les musiciens réunis autour de Yamashita Tatsurô allaient marquer durablement le son City Pop et le rock japonais, longtemps après cette date.

Cobalt Hour, l’album de Arai Yumi (alias Yuming) de 1975, où la sensibilité City Pop déborde.

L’artiste qui poursuivit de façon radicale dans cette voie est Yuming, de son vrai nom Arai Yumi (puis Matsutôya Yumi). À ses débuts en 1972, elle était l’une des auteurs-compositeurs-interprètes qui chantait en s’accompagnant au piano, tels qu’il y en avait dans ces années-là. Mais dès l’année suivante, avec le groupe Caramel Mama, elle augmenta le contraste avec un son déjà très City Pop. Ses paroles très sophistiquées, porteuses d’une vision du monde très typée, un son coloré, profond, feront d’elle l’artiste de pointe de ce genre musical. C’est donc Caramel Mama, il n’est pas exagéré de le dire, qui porta le son City Pop à son degré de perfection, avec Yuming au chant, Matsutôya Masataka (son futur mari) aux claviers, Suzuki Shigeru (guitare), Hosono Haruomi (basse) et Hayashi Tatsuo (batterie).

Par la suite, le groupe se nomma Tin Pan Alley, nom sous lequel il devint essentiellement le groupe support de divers artistes. De fait, tous les artistes majeurs du courant City Pop des années 1970 étaient très fortement liés au son Caramel Mama/Tin Pan Alley, que ce soit Kosaka Chû, Yoshida Minako ou Yamashita Tatsurô. Ils jouèrent également comme groupe de soutien pour des chanteurs au répertoire plus traditionnel, comme Minami Saori ou Ishida Ayumi, ce qui eut pour effet de faire rentrer le son City Pop dans tous les foyers japonais.

L'âge d'or des années 80

Le succès hégémonique du genre City Pop ne fut cependant atteint que pendant les années 1980. En 1980, « Ride on time », de Yamashita Tatsurô avait retenu fortement l’attention, et Takeuchi Mariya obtint un grand succès avec « Fushigina peach pie ». En 1981, Igarashi Hiroaki avec « Pegasus no asa » et Minami Yoshitaka avec « Slow na boogie ni shite kure (I want you) » atteignèrent le sommet des charts. Mais le succès le plus impressionnant resta toutefois celui de Terao Akira avec « Ruby no yubiwa ». Le single d’esprit très dandy, qui parle d’un homme qui marche seul dans la ville, se vendra à 1,6 million d’exemplaires, un succès transgénérationnel, des enfants aux personnes âgées.

Le genre City Pop occupa depuis le leadership du monde musical japonais.

À gauche : Ride on time, de Yamashita Tatsurô, sorti en 1980. À droite : Reflections, album qui contient le single « Ruby no yubiwa » de Terao Akira (1981)

Après le succès phénoménal de Terao Akira, les années 80 deviendront l’âge d’or du genre City Pop. Des artistes portant une image « adulte », comme Kisugi Takao ou Sugiyama Kiyotaka & Omega Tribe, occuperont durablement les places de choix des émissions de variétés à la télévision. Des idoles comme Matsuda Seiko et bien d’autres s’engouffreront dans le son City Pop, ainsi que des vétérans du folk et du rock, comme respectivement Yôsui Inoue et Yazawa Eikichi. Sans compter toute une génération d’artistes de très grand talent qui émergent à ce moment-là comme Inagaki Junichi ou Stardust Review.

A Long Vacation, album de Ôtaki Eiichi en 1981

Le succès de la City Pop fut néanmoins à double tranchant : en devenant le courant musical principal de l’époque, son mouvement perdit en force. C’est alors le boum des « idoles » et celui des « bands » qui occupa depuis cette place, et les artistes de City Pop se retrouvèrent de plus en plus dans l’ombre des projecteurs, même s’ils n’avaient pas disparu, bien sûr. Ainsi, de puissants talents continuèrent à s’exprimer au sein du mouvement majoritaire des années 1990, ce qu’on appellera le « Shibuya-kei (*1) », qui donna un second souffle à des artistes comme Yuming ou Ôtaki Eiichi. Ensuite, les groups comme Kirinji et Kinmokusei émergent à la fin des années 90 quand le Shibuya-kei s’essouffle pour jeter les bases du neo-City Pop qui explose aujourd’hui.

(*1) ^ Mouvement de musique populaire des années 1990, centré sur le quartier de Shibuya à Tokyo. Les artistes et groupes représentatifs incluent entre autres : Pizzicato Five, Flipper's Guitar, Cornelius, Kenji Ozawa et Kahimi Karie.

Quand les DJ contribuent à un nouveau boum

On peut parler d’un boum néo-City Pop à partir des années 2010, grâce à une scène musicale qui se diversifiait tout en brisant les frontières entre les genres. Dans le passé, les démarcations rock/folk/R&B et autres étaient extrêmement nettes, mais elles s’effondrèrent progressivement, et les musiciens qui faisaient fi de ces différences de genre sont devenus monnaie courante. C’est ce qui a permis une réémergence de la City Pop.

Une convergence s’opéra ensuite : Cero, Yogee New Waves, Awesome City Club… toute une nouvelle génération d’artistes néo-City Pop jouaient une musique personnelle depuis le début des années 2010, essentiellement dans le circuit des clubs indies. Un producteur comme Kunimondo Takiguchi, qui créa le son de la chanteuse Hitomi Toi joua également un rôle déterminant ; puis « Stay tune », le titre de Suchmos qui trouva le succès en apparaissant dans une publicité, fit exploser la matrice en élargissant la base des amateurs.

À gauche : City Dive, l’album de Hitomi Toi (2012). À droite : Love & Vice, album de Suchmos, contient le single « Stay tune » qui fit leur succès (2016).

Mais à vrai dire, il est impossible d’expliquer cette réapparition du genre City Pop en première ligne de la créativité musicale sans parler du travail en arrière-plan des DJ.

Si, bien entendu, les DJ des années Shibuya-kei avaient déjà aimé sampler des morceaux de Yamashita Tatsurô et de Yoshida Minako, c’est surtout le boum du disco-boogie (*2) autour de 2010 qui permit la redécouverte de la City Pop revisitée par un son disco. Les DJ se sont mis à l’archéologie pour exhumer des pépites comme Kadomatsu Toshiki ou Matsubara Miki, dont seuls quelques connaisseurs avaient gardé le souvenir, et qu’ils avaient immédiatement fait tourner sur leurs platines.

(*2) ^ Cela correspond à un genre de musique très stylée que les DJ de clubs aiment passer, différente de la simple musique disco.

(*2) ^ Mouvement de musique populaire des années 1990, centré sur le quartier de Shibuya à Tokyo. Les artistes et groupes représentatifs incluent entre autres : Pizzicato Five, Flipper's Guitar, Cornelius, Kenji Ozawa et Kahimi Karie.

Le monde se tourne vers la City Pop

Cette redécouverte du genre City Pop ne tardera pas à s’étendre à l’étranger. Depuis le début des années 2010, les collectionneurs invétérés de raretés japonaises de City Pop se multiplièrent à l’étranger, non seulement via les plateformes d’enchères sur Internet, mais également physiquement : c’est ainsi qu’on commença à voir des fans étrangers arriver à Tokyo à la recherche de vinyles. Personne ne vit non plus un tel engouement après une émission de télévision qui présenta un acheteur étranger à la recherche de Sunshower, le disque de Ônuki Taeko. Le genre est également de plus en plus téléchargé via YouTube et SoundCloud. Par exemple, le tube « Plastic Love » de Takeuchi Mariya a dépassé les 20 millions de vues depuis sa mise en ligne sur YouTube en juillet 2017.

À gauche : Sunshower de Ônuki Taeko (1977). À droite : l’album Variety, contenant le chef-d'œuvre « Plastic Love » de Takeuchi Mariya (1984)

C’est ainsi que se propagea la popularité mondiale de la City Pop, des DJ à la recherche de sampling jusqu’aux musiciens. Des créateurs de sons américains venant de l’univers des DJ, comme Toro y Moi, en sont l’exemple parfait. L’auteur-compositeur-interprète brésilien Ed Motta possède une vaste collection de vinyles japonais. Ainsi, il reprit la chanson « Windy Lady » de Yamashita Tatsurô lors d’un concert au Japon, et déclara au cours d’une interview l’influence prépondérante qu’avait eu sur lui le genre City Pop. De même pour les Indonésiens Ikkubaru et les Thaïlandais de Polycat, qui ont récemment faits leurs débuts au Japon, intéressant phénomène de contre-export.

Certes, la génération qui connut la toute première émergence de la City Pop peut avoir une impression négative de ce renouveau, qui leur rappelle le rêve de la période de la bulle économique. Mais pour les plus jeunes, qui découvrent ce son, ce mix de différentes influences possède une fraîcheur unique. La réévaluation de la City Pop est également intéressante par l’audience hors des frontières japonaises qu’il apporte à ce mouvement musical. L’époque où la pop japonaise avait une image ringarde est bien finie ! La City Pop s’associe aujourd’hui à deux mots : « nouveau » et « cool ».

(Photo de titre : pochettes des disques emblématiques des années 1970-80)

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