Les causes des brimades dans les écoles japonaises

Société Culture

Les écoles japonaises se trouvent à nouveau au cœur de l’actualité après le suicide d’un collégien de treize ans de la ville d’Ôtsu, dans la préfecture de Shiga, et la publication d’une étude du gouvernement mettant en évidence l’augmentation du nombre des cas de maltraitance en milieu scolaire. Dans l’article qui suit, Sugimori Shinkichi s’interroge sur les facteurs socio-économiques et culturels à l’origine de ce phénomène et sur les mesures que les adultes doivent prendre pour y faire face.

Les brimades en milieu scolaire existent partout dans le monde et elles se signalent toujours par un certain nombre de caractéristiques communes. Mais elles n’en présentent pas moins des différences en ce qui concerne le type de brimades, la réaction des victimes et l’attitude des témoins. L’analyse des points communs et des divergences des diverses sortes de brimades permet de repérer les facteurs socio-économiques et culturels sous-jacents à un phénomène qui est devenu un des problèmes sociaux majeurs auquel le Japon est confronté.

Les constantes des brimades

D’après les résultats d’une enquête internationale réalisée en 2001 (voir figure 1), la forme la plus courante des brimades à l’école consiste en des insultes et des moqueries. Ce type de harcèlement relativement peu grave, est facile à mettre en œuvre et sans grand risque, et c’est pourquoi il est fréquent dans toutes les cultures, en particulier au cours des premières phases des brimades. Le harcèlement physique, en revanche, se rencontre davantage dans les sociétés où la violence est monnaie courante et où les individus doivent se battre pour survivre. Quand c’est la loi du plus fort qui prévaut et que les ressources économiques et sociales sont concentrées entre les mains d’une minorité, on observe un déclin des valeurs morales et une augmentation de la transgression des règles. Ces comportements, que l’on rencontre dans le monde des adultes, influencent souvent les relations des enfants entre eux.

Les recherches menées sur la relation entre la frustration et l’agression tendent à prouver qu’un individu s’attaque à des personnes innocentes et ne représentant aucune menace quand il ne peut pas exprimer directement l’agressivité qu’il éprouve envers la cause réelle de sa frustration. Les enfants qui ont un comportement agressif sont, de toute évidence, plus nombreux parmi ceux qui ressentent une frustration due à des tensions dans le cadre de l’école ou à la maison. C’est pourquoi un des moyens de diminuer les brimades, c’est de proposer un suivi psychologique à ceux qui tombent dans ce piège.

Les brimades en milieu scolaire ont toujours été l’apanage des plus forts, mais depuis l’apparition d’Internet, des téléphones portables et des autres technologies de pointe de l’information et de la communication, n’importe qui est en mesure de se défouler de façon anonyme — parfois même sous une autre identité — sous la forme d’injures en ligne. Dans un monde où le premier venu peut s’adonner à la cyber intimidation dès qu’il se sent un peu trop stressé, le problème qui se pose aux parents et aux éducateurs, c’est celui d’élever des enfants capables de gérer leurs frustrations sans recourir aux brimades.

Les auteurs des brimades dans les écoles sont souvent des élèves intelligents, aptes à vivre en société et qui ont la cote avec leurs camarades. Ces enfants, qui sont bien vus par les autres élèves et inspirent confiance à leurs professeurs et aux autres adultes, sont très doués pour trouver du soutien à leurs manœuvres d’intimidation, tout en dissimulant leurs méfaits aux autorités.

Les différents types de brimades scolaires

Pendant les années difficiles de l’immédiat après-guerre, la violence et le crime étaient chose relativement commune et le harcèlement en milieu scolaire relevait de la loi de la survie du plus fort dont il a été question plus haut. Dans ce type de société, les brimades sont considérées non seulement comme inévitables mais aussi comme une phase essentielle et naturelle du processus qui fait que l’on grandit et que l’on s’intègre dans la société. On apprend aux enfants qu’il vaut mieux maltraiter que se faire maltraiter et les victimes ont tendance à s’attirer davantage des critiques que de la sympathie.

Les graves pénuries et la relative anarchie de la période de l’immédiat après-guerre appartiennent certes au passé, mais les disparités économiques qui sont apparues après l’éclatement de la bulle économique des années 1980 ont donné naissance à une société fondée sur les inégalités avec d’énormes écarts entre les riches et les pauvres. Les enfants élevés dans un milieu qui prospère aux dépens des plus démunis sont davantage susceptibles de se lancer dans la persécution des plus faibles. C’est ce type de harcèlement qui est à l’origine de deux suicides, celui d’un élève de quatrième de la ville d’Ôtsu, dans la préfecture de Shiga, en octobre 2011, et celui d’un lycéen en terminale de Kobe, en 2007. Ces deux événements tragiques ont été provoqués par une série d’agressions physiques qui relèvent davantage du crime que de la maltraitance proprement dite. Certains parlent à ce propos de maltraitance par « ordre de préséance » (pecking order bullying), en référence à l’« ordre des coups de bec » qui prévaut chez les poules où chacune becquète les plus faibles tout se faisant en retour becqueter par les plus fortes. Quand les poules cherchent de la nourriture, les reines de la basse-cour chassent leurs rivales et c’est l’ « ordre des coups de bec » qui détermine l’ordre dans lequel elles mangent. Ce type de comportement est particulièrement manifeste quand il n’y a pas assez de nourriture (ou de ressources dans les sociétés humaines) pour tout le monde.

Outre l’agression physique de la victime et de ses biens (plus fréquente chez les garçons), les brimades prennent aussi souvent la forme d’agressions relationnelles (plus courantes chez les filles) qui consistent, entre autres, à isoler l’élève visé de ses camarades par le biais de rumeurs, de manœuvres d’exclusion du groupe ou de l’« épreuve du silence » (refus de lui adresser la parole). En général, les filles en âge d’aller à l’école ont vraiment besoin d’avoir des relations avec un groupe de camarades pour se sentir bien et en sécurité, et elles accordent énormément d’importance aux conversations pratiquement incessantes qu’elles entretiennent avec leurs amies. Les garçons eux aussi finissent par trouver un groupe qui leur apporte une certaine sécurité, mais ces relations se manifestent à travers des activités physiques comme les sports d’équipe, plutôt que dans les échanges verbaux. La figure 1 montre clairement que l’isolement de la victime et le refus de lui parler sont des moyens de brimades plus fréquents chez les filles que chez les garçons.

A en juger par la figure 1, les agressions relationnelles sont nettement plus fréquentes au Japon qu’ailleurs. Dans une société où la place de l’individu dans le groupe a une importance capitale, toute forme de maltraitance nuisant à sa relation avec le groupe est une source majeure d’angoisse, et elle est d’autant plus destructrice. Les agressions relationnelles font moins de dégâts chez les enfants plus indépendants qui sont élevés dans l’idée que chaque individu est unique, comme dans les pays occidentaux.

Entre 2004 et 2009 l’Institut national de recherches sur la politique éducative a réalisé une enquête longitudinale. Les responsables de cette étude ont recensé le nombre d’élèves de cinquième qui avaient été victimes de « l’épreuve du silence », d’une mise à l’écart ou de rumeurs en juin 2004, et deux ans plus tard, en 2006, ils se sont à nouveau intéressés  à ce même groupe d’enfants. Les résultats ont montré que le pourcentage des victimes de brimades était passé de 41,6 % à 80,3 % en deux ans. Cette enquête a par ailleurs révélé que 90,3 % des enfants d’un échantillon d’élèves de CM1 interrogés en 2004 avaient subi des agressions relationnelles cinq ans plus tard, en 2009, quand ils étaient arrivés en classe de troisième.

Attitude des témoins et réaction collective

Une des questions posée par l’enquête internationale de 2001 était la suivante : « Quand  vous voyez quelqu’un se faire maltraiter, est-ce que vous intervenez pour que cela cesse ? ». Dans les pays autres que le Japon, le pourcentage des élèves qui ont répondu « oui » est d’autant plus important qu’ils sont plus âgés. Mais au Japon, le nombre des réponses affirmatives diminue de façon significative pour les quatre années qui vont du CM2 à la quatrième et correspondent à la période où les brimades sont les plus fréquentes. Autrement dit, un grand nombre d’enfants japonais ont davantage tendance à ne pas prêter attention aux cas de brimades ou à les regarder sans intervenir au moment de la puberté, qu’avant ou après. La volonté collective d’un groupe de camarades est constituée de non-dits omniprésents qui influencent l’attitude de ses membres quand ils sont confrontés à une situation particulière.

Un autre facteur important dans le problème des brimades, c’est la façon dont les victimes réagissent. Elles peuvent être de type intro-punitif ou extra-punitif suivant qu’elles culpabilisent ou qu’elles considèrent l’agresseur comme le coupable de l’agression. Dans les cas graves de maltraitance, les victimes sont davantage susceptibles de se suicider quand leur réaction est de type intrapunitif, alors que celles de type extrapunitif ont plutôt tendance à vouloir se venger. Dans les sociétés qui mettent l’accent sur l’individualisme et l’autonomie, les victimes attribuent plus facilement la responsabilité des mauvais traitements à leur agresseur et elles prennent des mesures pour se venger. En revanche, elles ont davantage tendance à culpabiliser quand elles font l’objet de critiques ou d’injures dans un pays comme le Japon. La conscience du groupe est en effet très forte chez les habitants de l’Archipel, au point qu’ils se sentent souvent obligés de corriger les moindres imperfections ou défauts personnels qui pourraient leur valoir la désapprobation du groupe auprès duquel ils trouvent soutien et protection. Dans la mesure où la plupart des cas de brimades ont lieu dans le cadre d’un groupe, les victimes agressées en milieu scolaire le sont par ceux-là mêmes qui devraient les défendre. Au Japon, la dépendance vis-à-vis du groupe et la tendance à l’auto-sanction contribuent indéniablement à accroître les souffrances des victimes de brimades et le nombre des suicides de mineurs.

D’après le ministère de l’Éducation, de la culture, des sports, des sciences et de la technologie, on a recensé 39 suicides de collégiens – 27 garçons et 12 filles — et 150 suicides de lycéens — 106 garçons et 44 filles, au cours de l’année fiscale 2011 (avril 2011 à mars 2012, voir figure 2). Des statistiques publiées par l’Agence de la police nationale japonais montrent par ailleurs qu’environ 70 % de tous les suicides survenus entre 2008 et 2010 concernaient des hommes. Il semble donc que l’on puisse en déduire que les suicides liés au harcèlement en milieu scolaire sont deux à trois fois plus nombreux chez les garçons que chez les filles, même si les brimades à l’école ne figurent expressément pas dans les causes de suicides mentionnées dans les statistiques de ces deux organes du gouvernement.

D’après les spécialistes, ce phénomène s’expliquerait par le fait que les filles ont davantage tendance à parler à leurs camarades quand elles ont des problèmes ou qu’elles sont stressées et que, de ce fait, elles sont plus susceptibles d’attirer l’attention et d’obtenir de l’aide. Les garçons restent plus volontiers refermés sur eux-mêmes et ils essaient de régler leurs problèmes tout seuls. Ils finissent souvent par culpabiliser et ils sont tentés de mettre fin à leurs jours quand ils sont dans une situation sans issue. Il faut donc veiller à encourager les garçons à discuter de leurs problèmes ouvertement avec leur entourage plutôt que de se murer sur eux-mêmes.

Nous devons aussi faire des écoles un lieu plus propice à l’épanouissement des enfants. Pour commencer, il faudrait multiplier les occasions de rencontre entre les différentes classes d’âge. Dans la société traditionnelle japonaise où les anciens avaient la priorité sur les plus jeunes, les enfants grandissaient dans un environnement où ils côtoyaient des gens de tous les âges. Il faudrait aussi encourager davantage les enfants à nouer des relations chaleureuses et constructives avec des adultes. Dans le même temps, nous devons tout faire pour que les enfants comprennent à quel point maltraiter ses semblables est un comportement cruel et totalement inadmissible dans une société digne de ce nom.

(D’après un article en japonais du 4 octobre 2012)

 

Référence [EN]

- http://www.childresearch.net/
- Watts, M. (1998), Cross-Cultural Perspectives on Youth and Violence, JAI Press.

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