Coopération au maintien de la paix : le Japon doit cesser d’envoyer des troupes

Politique

Depuis le début des années 1990, le gouvernement japonais fait résolument campagne pour accroître la participation des Forces d’autodéfense japonaises aux opérations de maintien de la paix des Nations unies – dans le cas le plus récent, la mission au Soudan du Sud, un pays en proie à l’instabilité et déchiré par les conflits. Toutefois, écrit le vétéran de l’action en faveur de la paix Isezaki Kenji, cette participation est de plus en plus problématique au regard de la Constitution japonaise, du fait des changements survenus dans les mandats de maintien de la paix et les règles des Nations unies en matière d’engagement dans les conflits. M. Isezaki presse le gouvernement de faire face à ces contradictions et d’explorer de nouvelles voies de coopération.

Une unité de remplacement des Forces terrestres d’autodéfense japonaises est partie le 14 décembre 2016 pour le Soudan du Sud, où elle doit apporter son soutien à la mission de maintien de la paix des Nations unies. La décision du gouvernement de faire intervenir les FAD dans ce tout jeune État a suscité une intense controverse, alimentée par les tensions tribales et politiques qui affectent actuellement la région. L’affirmation de la ministre de la Défense Inada Tomomi selon laquelle « la situation là-bas est stable » sonne creux, vu le nombre des actes de violence signalés depuis juillet 2016. L’intervention des Nations unies part du principe qu’il est tout à fait possible que la force de maintien de la paix chargée de protéger les civils dans cet environnement explosif devienne partie prenante au conflit, une hypothèse qui est clairement incompatible avec l’interdiction de l’usage de la force stipulée par la Constitution japonaise (Article 9). Au regard de sa Constitution, le Japon a atteint les limites de ce qu’il peut faire en termes de participation des FAD aux opérations de maintien de la paix des Nations unies.

Des contradictions de plus en plus flagrantes

La Loi de 1992 sur la coopération à la paix internationale, qui a ouvert la voie à la participation du Japon aux opérations de maintien de la paix des Nations unies, énumère cinq principes auxquels toute coopération de ce genre doit se conformer :

  1. Les parties prenantes au conflit doivent avoir conclu un accord de cessez-le-feu.
  2. Les parties prenantes au conflit doivent consentir à la participation du Japon.
  3. Les opérations doivent rester dans le cadre d’une stricte neutralité.
  4. Le Japon est en droit de retirer ses troupes au cas où l’une de ces conditions ne serait pas remplie.
  5. L’usage de la force doit se limiter au minimum requis pour la protection des vies et de la sécurité du personnel.

Au Soudan du Sud, les combats qui ont éclaté à Juba en juillet 2016 ont fait au moins 73 victimes, dont plusieurs membres de la mission de maintien de la paix. Le commandant kenyan de la mission des Nations unies, pris dans un concert de critiques contre la conduite de la force de maintien de la paix et sa réaction à la crise, a été renvoyé. Au mois d’août, le Conseil de sécurité de l’ONU a autorisé l’extension de la mission à travers la création d’une Force de protection régionale, forte de 4 000 hommes et mandatée pour « engager promptement et efficacement le combat contre tout acteur lorsqu’il est connu, de source crédible, qu’il se prépare à lancer des attaque, ou qu’il est engagé dans une offensive contre les sites des Nations unies dédiés à la protection des civils, toute autre installation des Nations unies, des membres du personnel des Nations unies, des acteurs nationaux et internationaux de l’aide humanitaire ou des civils ». Ce mandat légitime de facto le recours préventif à la force en vue de protéger des vies civiles.

La résolution du Conseil de sécurité entérine en outre le fait que le Soudan du Sud est en état de guerre et que la force de maintien de la paix des Nations unies peut à tout moment prendre part aux combats. Et pourtant Tokyo se refuse à retirer le contingent des FAD qui se trouve déjà sur place. Voilà pourquoi le Japon n’a pas d’autre choix que d’affirmer, contre toute évidence, que la zone de déploiement des FAD n’est pas un théâtre de guerre.

C’est en octobre 2016, à l’issue d’une visite de sept heures à Juba, que Mme. Inada, la ministre de la Défense, a formulé son appréciation optimiste de la situation. À l’époque, tout ce que l’unité du génie des Forces terrestres d’autodéfense a pu lui montrer consistait en un abri pour les civils qu’elle était en train de creuser dans l’enceinte d’un site de l’ONU. La construction des installations des bases incombe typiquement au Département onusien de l’appui aux missions, et non pas à la force de maintien de la paix elle-même. La vérité est que la situation sécuritaire à Juba s’était tellement détériorée que le personnel japonais des FTAD n’était plus en mesure de quitter le camp et se trouvait contraint de travailler sur le site pour rester occupé.

Les risques de la protection des civils

Dans le cadre de la législation sécuritaire récemment adoptée, les missions de l’équipe des FAD actuellement déployée au Soudan du Sud seront soumises à de nouveaux paramètres autorisant les opérations armées dans certaines circonstances, notamment en cas de nécessité urgente de secourir des citoyens japonais ou d’autres membres des missions de maintien de la paix. En fait, la probabilité d’une demande de ce genre est extrêmement faible. Les officiers supérieurs de la force de l’ONU savent pertinemment que les FAD ne sont pas une armée entérinée par la Constitution et que le Japon ne dispose d’aucun dispositif juridique permettant de poursuivre en justice les responsables d’infractions au droit de la guerre commises outre-mer. C’est précisément le genre de scénario que les Nations unies veulent à tout prix éviter. Et il est tout aussi improbable que le haut commandement de la force de l’ONU demande à une unité du génie de s’engager dans une opération de secours armée.

Plus inquiétante est la question de savoir ce qui se passerait si des civils cherchaient à nouveau refuge sur le site de l’ONU en cas d’éruption d’un conflit politique ou tribal comme celui qui a éclaté en juillet dernier – et a fortiori dans le cas d’une explosion plus sévère de violence ethnique. Une situation de ce genre s’est en fait produite en 2014. Il n’est pas difficile d’imaginer un scénario dans lequel des membres d’une milice réussissent à pénétrer dans l’enceinte et font usage de leurs armes, ne laissant pas d’autre choix aux forces de maintien de la paix (contingent japonais inclus) que de riposter. Que se passerait-il si, dans la confusion, un civil tombait sous les balles des FAD ? D’autant que le gouvernement du Soudan du Sud se montre déjà ambivalent en ce qui concerne les opérations de maintien de la paix sur son territoire. Il ne s’agit pas de vaine spéculation.

Lorsque des membres d’une force de maintien de la paix de l’ONU sont accusés d’infractions dans l’usage de la force armée, la réponse habituelle des Nations unies consiste à renvoyer les responsables dans leur pays pour y répondre de leurs actes devant la justice militaire. Au titre de l’accord sur le statut des forces conclu par l’ONU avec le pays hôte, le personnel de maintien de la paix est exempté de poursuites dans le cadre de la juridiction locale. Mais la déférence vis-à-vis des sentiments de la population locale exige une forme de responsabilité, et c’est pour cette raison que les Nations unie garantissent que les auteurs des faits concernés seront déférés devant une cour martiale dès leur retour chez eux. Or dans le cas du Japon, cette garantie est exclue.

Le haut commandement de la force de maintien de la paix de l’ONU ne confierait jamais une opération dangereuse à une unité qui fait peser ce genre de risque diplomatique. À cet égard, le Japon n’est pas qualifié pour envoyer des troupes participer à une mission de maintien de la paix de l’ONU.

Le Rwanda et la nouvelle conception du maintien de la paix

En 1992, quand le Japon a adopté la Loi sur la coopération à la paix internationale, les Nations unies redoutaient presque autant que lui la perspective d’un engagement militaire. La gestion du maintien de la paix par l’ONU a connu un tournant décisif pendant la guerre civile au Rwanda. Après la rupture du cessez-le-feu survenue en 1994, les partisans du gouvernement se sont déchaînés. Un million de civils ont perdu la vie au cours de massacres auxquels les forces de maintien de la paix des Nations unies, liées par le principe d’impartialité, ont assisté passivement. Suite à cette tragédie, la gestion des opérations de maintien de la paix par les Nations unies a fait l’objet d’une multitude de changements.

En 1999, le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan a publié un bulletin détaillant « les principes et les règles du droit humanitaire international [...] applicable aux forces des Nations unies lorsqu’elles se trouvent en situation de conflits armés et qu’elles prennent une part active aux combats ». En l’occurrence, l’expression « droit humanitaire international » fait référence aux lois de la guerre, autrement dit aux règles auxquelles sont assujetties les parties prenantes aux conflits armés. Pour la communauté onusienne, cette reconnaissance explicite de la possibilité d’un engagement des forces de l’ONU dans les combats est venue comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. À peu près à la même époque, la protection des civils a commencé à prendre une place prééminente dans les mandats des missions de maintien de la paix de l’ONU.

Peu après la publication du bulletin de M. Annan, je suis allé au Timor oriental pour y occuper les fonctions d’administrateur de district dans le cadre de l'Administration transitoire des Nations unies au Timor-Oriental (ATNUTO). Le poste auquel j’étais affecté se trouvait au Cova Lima, un district limitrophe de l’Indonésie. En juillet 2000, une unité de maintien de la paix sous mon autorité s’est trouvée face à des membres d’une milice pro-indonésienne opposée à la sécession du Timor oriental. Des coups de feu ont été tirés et deux casques bleus ont été tués (un Néo-Zélandais et un Népalais). Conformément aux directives de M. Annan, l’unité de maintien de la paix a choisi de traiter les miliciens comme des belligérants et de passer à l’action armée avec l’intention de « ne pas faire de prisonniers ». L’unité a pourchassé et abattu 15 membres de la milice. C’est seulement en 2002, après que l’ordre eut été pleinement rétabli, que le Japon a envoyé un contingent des FAD (une unité du génie) participer à la mission de maintien de la paix au Timor oriental.

Du statut d’hôte bienvenu à celui de fardeau

À l’époque où le maintien de la paix restait un genre de mission plutôt idyllique, tout le monde était heureux de traiter les unités des FAD comme des hôtes de marque. Les fonctionnaires de l’ONU et des gouvernements locaux appréciaient la coopération du personnel des FAD du fait qu’elle constituait la garantie d’un apport japonais d’aide au développement. Tout ce qu’ils demandaient, c’est que les Japonais ne se retrouvent pas en situation délicate.

Cette époque est révolue. Aujourd’hui, les hommes des forces de maintien de la paix sont des combattants potentiels et les règles d’engagement (RDE) qui régissent l’usage de la force pour toutes les missions sans exception ont été modifiées en conséquence. Les RDE sont tout à fait spécifiques et valent pour tous les contingents de maintien de la paix – hormis ceux envoyés par les FAD, qui s’exemptent formellement de la plupart d’entre elles. Compte tenu de cette étrange situation, pourquoi le gouvernement japonais persiste-t-il à vouloir envoyer des unités des FAD participer à des missions de maintien de la paix de l’ONU outre-mer ?

À l’origine, la décision de détacher une unité du génie des FAD au Soudan du Sud remonte à 2011, quand le Parti démocratique du Japon était au pouvoir. À l’époque, la seule menace militaire dont on avait conscience provenait du voisin soudanais et le mandat de l’ONU portait essentiellement sur la construction de l’État. Mais en 2013, une lutte de pouvoir féroce a éclaté entre le président Salva Kiir Mayardit et son ancien vice-président Riek Machar et dégénéré en guerre civile. En 2014, le Conseil de sécurité a modifié le mandat, en accordant la priorité à la protection des civils. En dépit de ce changement, le gouvernement japonais, passé aux mains du Parti libéral démocrate, a décidé d’étendre la mission des FAD au Soudan du Sud. C’était une grave erreur, mais le PDJ porte une responsabilité tout aussi lourde pour avoir expédié des troupes des FAD dans une situation où la possibilité existait qu’une modification du mandat fasse automatiquement d’elles une partie prenante à un conflit armé.

Participation japonaise aux opérations de maintien de la paix de l’ONU

Unité du génie des FAD
 Cambodge 1992-1993
 Timor-Oriental 2002-2004
 Haïti 2010-2013
 Soudan du Sud 2012-
Officiers de police civils
 Cambodge 1992-1993
Agents de surveillance du cessez-le-feu, observateurs militaires
 Cambodge, Timor-Oriental, Népal
Personnel du quartier général des FMP
Mozambique, Plateau du Golan (Israël, Syrie), Timor-Oriental, Soudan, Haïti, Soudan du Sud

Il existe d’autres modes de coopération

Maintenant qu’il est admis que les forces de maintien de la paix de l’ONU peuvent éventuellement être partie prenante à un conflit armé, nombre de pays développés ont cessé d’envoyer des troupes pour apporter une assistance sur le terrain. Même d’anciennes puissances impériales dont la responsabilité morale envers leurs colonies de jadis ne fait pas de doute ont trouvé des solutions pour s’acquitter de leur responsabilité sans « bruits de bottes sur le terrain » – par exemple en fournissant des observateurs militaires, du personnel affecté aux centres de commandement ou un soutien financier. Il fut un temps où ce genre de comportement leur aurait valu des critiques, mais les normes ont changé il est désormais acquis que la plus grosse part des opérations de maintien de la paix de l’ONU incombe aux voisins immédiats. La tendance actuelle se résume à la formule « à problèmes africains, solutions africaines ».

En dépit de ces tendances, le Japon, soucieux avant tout de se constituer des antécédents en matières d’interventions outre-mer, persiste obstinément à envoyer des troupes des FAD. Peut-être est-ce bon pour l’image du pays et sa position aux Nations unies, compte tenu notamment de la taille importance des unités des FAD et de du caractère ostensible de leur présence, mais, sauf à vouloir amender la Constitution, la poursuite de la participation des FAD aux opérations de l’ONU est tout simplement inenvisageable.

Notre contribution peut toutefois prendre d’autres chemins. Outre le personnel militaire, les missions de maintien de la paix ont aussi besoin de contrôleurs du cessez-le-feu, d’officiers de police civils et de civils. En tant que membre des Nations unies, le Japon peut et doit fournir un soutien multisectoriel aux activités onusiennes de maintien de la paix.

L’Agence nationale de la police japonaise se montre très réticente à participer au maintien de la paix depuis 1993, quand Haruyuki Takada a été abattu par des guérilleros armés alors qu’il servait comme officier de police civil dans le cadre d’une mission de maintien de la paix au Cambodge. Il est temps de reconsidérer cette attitude. Les officiers de police civils ne sont pas soumis aux contraintes juridiques qui s’attachent au personnel des FAD. Ils sont autorisés à faire usage de la force dans l’exercice légitime de leur autorité de police, sans que cela entraîne les répercussions liées aux interventions de l’armée. Le gouvernement japonais doit dépasser sa fixation sur la participation des FAD considérée comme l’alpha et l’oméga de la coopération à la paix.

(D’après un original en japonais du 24 novembre 2016. Photo de titre : Jiji Press)

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