Comment faire face à l’envolée de la dette

Les obstacles à l’équilibre budgétaire au Japon

Politique Économie

Malgré le niveau critique de sa dette publique, le Japon continue d’accumuler d’importants déficits, financés par le recours répété à l’emprunt. L’historien de l’économie Okazaki Tetsuji examine ici les obstacles qui s’opposent à l’assainissement des finances publiques.

Le Japon champion du monde de l’endettement

Selon les statistiques comparatives internationales de l’Organisation de coopération et de développement économiques, la dette publique du Japon (dette des « administrations publiques », y compris les collectivités locales et les caisses de sécurité sociale) atteignait en 2012 218,8 % de son PIB, soit plus du double du chiffre enregistré aux États-Unis (102,1 %) et 1,3 fois celui de la Grèce (167,3 %), frappée en 2010 par une crise de la dette qui l’a placée au centre de l’attention mondiale. Ce niveau d’endettement est le plus élevé parmi les pays membres de l’OCDE.

Si l’on limite notre examen à l’évolution de la dette publique japonaise au cours du temps, on s’aperçoit que son ratio au PIB avait dépassé dès 2012 le niveau de l’exercice budgétaire 1944 (avril 1944–mars 1945), consécutif aux huit années du gigantesque effort de guerre entamé en 1937, quand a éclaté la seconde guerre sino-japonaise. La dette publique massive accumulée pendant les années de conflit, impossible à rembourser par les moyens ordinaires, a finalement été épurée par l’inflation galopante qui s’est prolongée dans les années qui ont suivi la guerre, autrement dit par une véritable « taxe d’inflation ». Pendant les cinq années qui vont de 1944 à 1949, année où l’inflation a marqué le pas, les prix de gros ont été multipliés par quatre-vingt-dix. Ce qui veut dire que le montant de la dette publique, qui avait pris la forme d’obligations à valeur nominale fixe, est tombée à un quatre-vingt-dixième de son niveau antérieur. Ce sont en fait les citoyens ordinaires détenteurs d’obligations d’État qui ont essuyé les pertes, soit directement soit indirectement par le truchement des établissements financiers.

Grâce en grande partie à cette taxe d’inflation, le ratio de la dette publique au produit intérieur brut est redescendu à 14,0 % lors de l’exercice budgétaire 1950. Le chiffre a continué de baisser pendant la période de croissance rapide amorcée dans la seconde moitié des années 1950, pour tomber à 4,4 % lors de l’exercice budgétaire 1964. Par la suite, toutefois, il est reparti à la hausse, et à un rythme accéléré depuis les années 1990.

Vieillissement de la population et rigidité extrême des finances publiques

La dette publique japonaise a d’ores et déjà atteint un niveau de crise, et la continuation de l’accumulation des déficits par l’État, année après année, ne fait qu’aggraver la situation. Au titre du budget de l’exercice 2014, approuvé le 20 mars par la Diète nationale, le gouvernement prévoit d’emprunter 41 250 milliards de yens, un montant équivalant à 43,0 % du total des recettes, estimé à 95 882,3 milliards de yens. Le solde primaire (la différence entre les recettes à l’exclusion des nouveaux emprunts et les dépenses à l’exclusion du service de la dette) sera dans le rouge à hauteur de 22 611, 1 milliards de yens, un trou qui devra être comblé par une augmentation équivalente de la dette publique, augmentation qui va frôler les 5 % du PIB.

La composition des dépenses pose elle aussi un problème. Le service de la dette et les dépenses de sécurité sociale, deux postes pour lesquels le gouvernement n’a guère de marge de manœuvre, comptent respectivement pour 24,3 % et 31,8 % des dépenses, soit 56,1 % du total pour cette année. À la fin des années 1960, quand la dette publique a commencé à augmenter, le ministère des Finances a pris acte du problème de la rigidité budgétaire — l’essor des dépenses non discrétionnaires — et a déclaré qu’il fallait y remédier. Pourtant, lors de l’exercice budgétaire 1968, au plus fort de la campagne du ministère contre la rigidité, le service de la dette et la sécurité sociale n’ont représenté respectivement que 3,5 % et 14,1 % des dépenses, soit une part combinée de 17,5 % (chiffre arrondi). Si l’on compare avec cette époque, le niveau de rigidité des finances publiques du Japon est beaucoup plus extrême.

Le vieillissement rapide de la population japonaise constitue le facteur fondamental sous-jacent au délabrement actuel des finances publiques. Le coût de la sécurité sociale est la cause principale de l’augmentation des dépenses, et le plus gros de ce coût est consacré aux personnes âgées sous forme de pensions de retraite et de soins de longue durée, prestations qui représentent 73,9 % des fonds affectés aux dépenses liées à la sécurité sociale dans le budget de l’exercice 2014.

La démocratie est un piège sur le chemin du redressement budgétaire

Mais c’est sur la sphère politique que pèse la responsabilité du basculement dans la crise budgétaire. De la fin des années 1960, qui ont vu le début du gonflement de la dette publique, jusqu’à aujourd’hui, les finances publiques japonaises ont fait l’objet de tentatives répétées de restauration, dont la campagne du ministère des Finances contre la rigidité budgétaire. Parmi toutes ces tentatives, il en est trois qui se distinguent plus particulièrement : l’introduction de la taxe sur la consommation (un prélèvement uniforme de 3 % sur les ventes) en 1989, sous le gouvernement du premier ministre Takeshita Noboru, le relèvement de cette taxe à 5 % décidé en 1997, sous le gouvernement du premier ministre Hahimoto Ryûtarô, et l’initiative en vue de porter le taux à 8 % en avril 2014, prise en 2012 sous le gouvernement du premier ministre Noda Yoshihiko et appliquée sous le gouvernement du premier ministre Abe Shinzô. Les gouvernements qui ont pris ces décisions ont tous été massivement désavoués par les électeurs au scrutin suivant.

Cette expérience met en lumière les difficultés de l’assainissement budgétaire en démocratie. Comme les électeurs pris individuellement ne supportent, à travers les impôts qu’ils payent, qu’une fraction du coût des avantages en deniers publics dont ils bénéficient, ils ont tendance à pencher en faveur d’un renforcement de ces avantages, avec l’augmentation des dépenses publiques qui en découle. Et dès qu’il est question d’augmenter les impôts, les gens sont enclins à se regrouper derrière les politiciens qui affirment allègrement que la responsabilité du déficit incombe aux dépenses inutiles des autres, dépenses dont la suppression suffira à annuler la nécessité d’augmenter les recettes fiscales.

La loi de finances souffre d’une faille

Tout au long de l’histoire, les hommes ont élaboré toute une panoplie de formules destinées à leur éviter de tomber dans le « piège de la démocratie ». Pour dire les choses simplement, il s’agit là d’outils destinés à créer des contraintes — en mettant délibérément des limites au champ discrétionnaire des gouvernements démocratiques.

À titre d’exemple de ces outils contraignants, on peut citer le système monétaire basé sur l’étalon-or ou la fixité des taux de change. Dans le cadre de l’étalon-or, la valeur et le montant en circulation d’une monnaie sont liés aux réserves d’or du pays émetteur et ce lien agit comme un frein sur les dépenses publiques et les déficits budgétaires, qui peuvent donner lieu à des déficits des paiements internationaux (des versements d’or). L’obligation d’appliquer un taux de change fixe a le même genre d’effet.

Les contraintes constitutionnelles ou juridiques constituent un autre exemple de ces outils. Ainsi, dans le cas du Japon d’après-guerre, la Loi de finances de 1947 définissait les règles fondamentales régissant le fonctionnement des finances publiques, notamment à travers la clause suivante de l’Article 4 : « Les dépenses publiques seront financées par des recettes provenant d’autres sources que les prêts et les emprunts d’État. » Toutefois, est-il stipulé un peu plus loin, « en ce qui concerne la source financière des dépenses, des investissements et des avances de travaux publics, l’émission de prêts et la souscription d’emprunts publics sont autorisées, dans la limite des montants approuvés sur décision de la Diète ». Telle est l’origine d’une regrettable faille. Depuis l’exercice budgétaire 1966, soit pendant près de 50 années consécutives, l’émission d’obligations dites de « travaux publics » s’est poursuivie sous couvert de cette exemption.

À un niveau plus basique, l’efficacité de ce genre de loi en tant qu’instrument de contrainte sur les gouvernements reste limitée, dans la mesure où le texte même de la loi est susceptible d’être amendé par un groupe disposant de la majorité au parlement. Cette limitation est particulièrement claire dans le cas d’une démocratie parlementaire telle que le Japon, où le ou les partis disposant d’une majorité législative prennent les rênes du gouvernement. En ce qui concerne le Japon, en dehors des obligations de travaux publics émises au titre de l’exemption mentionnée ci-dessus, de grandes quantités d’obligations destinées au financement du déficit ont pu être émises en obtenant de la Diète qu’elle vote chaque année des textes de loi instaurant des exceptions à la Loi de finances.

Le rôle joué avant-guerre par les « genrô »

Il existe un troisième type d’outils pour contraindre les gouvernements à la probité budgétaire : la cession de l’autorité en matière de finances publiques à un organe neutre jouissant d’un minimum d’indépendance vis-à-vis des contrôles démocratiques. Le Conseil des genrô du Japon d’avant-guerre, un dispositif de surveillance par des hauts dignitaires de l’État, offre un bon exemple de ce genre de formule. La Constitution de Meiji (Constitution de l’Empire du Japon), adoptée en 1889, ne faisait pas allusion au genrô, mais le terme en est venu à désigner des hommes d’État retirés qui jouissaient d’une grande influence politique depuis 1868, année de la Restauration de Meiji, et que l’empereur consultait, notamment pour la nomination du premier ministre. Les vétérans en question étaient Itô Hirobumi, Yamagata Aritomo, Kuroda Kiyotaka, Inoue Kaoru, Saigô Tsugumichi, Ôyama Iwao et Matsukata Masayoshi.

Au début du XXe siècle, à mesure de la montée en puissance des partis politiques et de l’accroissement des classiques pressions démocratiques en faveur de l’augmentation du budget, le Conseil des genrô en est venu à servir de rempart contre ces pressions. Le montant des dépenses militaires générées par la guerre russo-japonaise de 1904-1905 a atteint 68 % du PIB en 1903 et, bien que le Japon fût sorti victorieux de ce conflit majeur, l’accord de paix ne lui a pas accordé de dommages de guerre (alors qu’il en avait obtenu à l’issue de la guerre sino-japonaise de 1894-1895), si bien que l’État s’est trouvé grevé d’une dette gigantesque.

Malgré la sévérité de la situation financière, trois secteurs ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il accroisse les dépenses publiques : l’armée et la marine, mieux à même de se faire entendre après la victoire qu’elles venaient de remporter, le ministère de l’Intérieur et celui des Chemins de fer, qui cherchaient de l’argent pour améliorer l’infrastructure industrielle du pays, notamment les voies de chemin de fer, les ports et les lignes télégraphiques, et le Rikken Seiyûkai, la plus puissante des formations politiques, qui voulait faire des largesses aux partisans locaux de ses parlementaires.

Mais après la guerre, en fin de compte, les dépenses publiques ont été maîtrisées, le solde primaire est resté positif et la dette publique, qui avait gonflé pendant la guerre, a diminué. Cette réussite n’aurait pas été possible sans le soutien des genrô au minitère des Finances, qui se battait contre l’augmentation des dépenses publiques. En 1911, par exemple, Inoue Kaoru et Shibusawa Eiichi, un influent dirigeant du monde des affaires, soumirent au premier ministre Saionji Kinmochi un avis appelant à une gestion du budget fondée sur (1) le refus des emprunts étrangers, (2) le rachat des obligations d’État en circulation et (3) la restructuration des établissements publics. Et le ministère des Finances, avec le soutien de M. Inoue, réussit à réduire les dépenses de travaux publics demandées par le ministère de l’Intérieur et le Seiyûkai.

Pour bien comprendre le rôle d’organe officieux de l’État joué par le Conseil des genrô, Il importe de relever plusieurs caractéristiques qui s’attachaient à ses membres. Pour commencer, ils étaient exempts de tout contrôle démocratique, vu qu’ils n’étaient pas tributaires des élections. Ensuite, ils jouissaient en fait d’un statut à vie. Enfin, ils étaient à même d’exercer leur influence à la fois sur le gouvernement et sur l’armée, qui, sous la Constitution de Meiji, constituaient deux lieux distincts de pouvoir. Ces caractéristiques leur ont permis de ne pas être affectés par les pressions démocratiques en faveur de l’accroissement des dépenses, et ils ont pu faire entendre leurs opinions sur les affaires budgétaires dans une perspective à long terme, axée sur l’intérêt de la nation plutôt que sur ceux de tel ou tel groupe. C’est après le décès de Saionji Kinmochi en 1940, qui avait rejoint les rangs du genrô à l’ère Teishô (1912-1926) et fut le dernier survivant du groupe, que le Japon se lança allègrement sur le chemin de la ruine financière, une évolution qu’on peut considérer comme emblématique du rôle joué par les genrô.

Confier le pouvoir aux politiciens élus n’est pas la bonne solution

Dans le Japon d’aujourd’hui, nous l’avons vu plus haut, les finances publiques sont déjà dans un très mauvais état en termes quantitatifs. Outre cela, l’appareil de contraintes censé exercer un effet de frein sur les dépenses publiques et les déficits budgétaires ne fonctionne pas convenablement, et les forces politiques travaillent à l’affaiblir encore davantage. Le Japon, inutile de le dire, n’est plus soumis à l’étalon-or ou à la fixité du taux de change, qui ne constituent pas des options adéquates.

Dans ces conditions, les contraintes juridiques et institutionnelles internes ont un rôle majeur à jouer. Mais depuis un demi-siècle, la Loi de finances s’est montrée dans une très large mesure incapable de fonctionner comme un instrument de contrainte. Outre cela, le gouvernement actuel, qui s’en tient à la « conduite des affaires par les politiciens » prônée par le Parti démocratique du Japon quand il était au pouvoir (2009-2012), a tourné le dos à l’idée de confier certains domaines du processus décisionnel à des organes neutres échappant au contrôle politique.

L’idée simpliste selon laquelle le Japon a tout avantage à ce que les politiciens élus mènent la barque semble de plus en plus répandue non seulement au gouvernement et dans les partis de la majorité et de l’opposition, mais encore chez les commentateurs politiques. Voilà qui montre bien que la crise des finances publiques japonaises est un problème de vaste portée.

(D’après un original en japonais rédigé le 20 mars 2014. Photo de titre : Asô Tarô, vice-premier ministre et ministre des Finances du Japon, et Janet Yellen, présidente du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale des États-Unis [au centre], en compagnie de Kuroda Haruhiko, gouverneur de la Banque du Japon [à droite], lors d’une réunion du Groupe de 20 ministres des Finances et gouverneurs de banque centrale qui s’est tenue à Sydney, en Australie, le 22 février 2014. Photo : Reuters/Aflo.)

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