Une Constitution inchangée depuis 1946

Élargir la réflexion sur la réforme de la Constitution japonaise

Politique

Au Japon, le débat sur la révision de la Constitution a tendance à se focaliser sur des questions très controversées comme celle de l’Article 9 (où le Japon renonce à tout jamais à la guerre). Le spécialiste du droit constitutionnel Inoue Takeshi plaide pour un élargissement du débat à des enjeux tels que les droits environnementaux, l’égalité des sexes et l’équité intergénérationnelle, de façon à ouvrir la voie aux réformes nécessaires à la consolidation et à la modernisation de la démocratie japonaise.

Le 3 mai, journée commémorative de la Constitution, Abe Shinzô a fait une déclaration appelant à la réforme de la Constitution adoptée par le Japon à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et exprimant son espoir de voir un nouveau texte entrer en vigueur d’ici 2020. M. Abe n’a jamais caché sa volonté de réviser la charte suprême, mais sa récente déclaration allait un peu plus loin que les précédentes, dans la mesure où elle fixait un délai. Les deux objectifs de la réforme étaient en outre clairement formulés : reconnaissance explicite du rôle des Forces d’autodéfense et garantie de la gratuité de l’enseignement supérieur.

Avant la déclaration du 3 mai, les délibérations au sein des deux commissions de la Diète dédiées à la Constitution étaient au point mort. Le PLD s’était engagé à œuvrer en faveur d’un consensus plutôt que de profiter de la majorité écrasante dont il disposait pour passer en force, mais les divergences étaient trop profondes. La forte déclaration d’intention de M. Abe a insufflé une nouvelle vie aux efforts du PLD.

Tout amendement ou révision de la Constitution doit être approuvé par les deux tiers des membres de chacune des deux chambres de la Diète avant d’être soumis aux électeurs par voie de référendum. Aujourd’hui, pour la première fois, les forces favorables à la révision semblent en mesure de franchir le premier obstacle. Comment les électeurs, qui auront le dernier mot, doivent-ils envisager cette importante question ? Dans la suite de ce texte, je me propose de recadrer le débat à la lumière du droit constitutionnel japonais et dans le contexte des normes, tendances et enjeux actuels.

Une Constitution minimaliste

L’une des caractéristiques les plus frappantes de la Constitution japonaise réside dans sa brièveté.  À ce sujet, le Comparative Constitutions Project (comparateur de Constitutions) range la Constitution japonaise, dans sa version traduite en anglais, au 5e rang des 190 chartes nationales étudiées. La version anglaise de la Constitution du Japon ne contient pas plus de 4 998 mots, ce qui représente moins d’un cinquième de la longueur de celle de l’Allemagne (27 379 mots), environ un quart de celle du Canada (19 565 mots) et moins de la moitié de celle de l’Italie (11 708 mots) ou de la France (10 180 mots). Même la Constitution des États-Unis, plutôt laconique avec ses 7 762 mots, est de 50 % plus longue que celle du Japon. Des écarts de cette ampleur ne se réduisent pas à une affaire de concision de la formulation. Si la Constitution japonaise est aussi courte, c’est parce qu’elle contient moins de règles et de principes. En tant que loi fondamentale de la nation, on peut dire que la Constitution japonaise est assez « petite » au regard des normes internationales.

Je pense, quant à moi, que le nombre total de règles requises pour gouverner un État constitutionnel ne varie guère d’un pays à l’autre. C’est pourquoi la présence d’un plus grand nombre de ces règles dans la Constitution des autres nations que dans celle du Japon mérite d’être relevé.

À titre d’exemples de clauses figurant dans nombre de chartes nationales mais pas dans celle du Japon, on pourrait citer celles qui régissent les partis politiques ou la déclaration de l’état d’urgence. De même, beaucoup de Constitutions étrangères stipulent la forme que doit prendre le gouvernement à l’échelle locale et exposent de façon détaillée l’agencement des pouvoirs entre les autorités locales et l’État, tandis que la Constitution japonaise se limite en ce domaine à un petit nombre de principes sommaires.

On peut penser que c’est une lacune, mais on peut aussi considérer que cela fait partie d’un mode de fonctionnement dans lequel les lois et les interprétations des clauses de la Constitution jouent un rôle majeur, qui consiste à étoffer le dispositif législatif plutôt réduit offert par la Constitution. Ainsi, la dissolution de la Chambre des représentants par le cabinet ne faisant l’objet d’aucune clause explicite dans la Constitution, le Japon s’en remet à cet égard à l’interprétation du gouvernement. L’ampleur des réformes politiques et administratives mises en œuvre par le Japon depuis les années 1990, à commencer par la réforme électorale de 1994 qui a remplacé les circonscriptions à sièges multiples par des circonscriptions à siège unique pour la Chambre des représentants, témoigne du rôle clé que jouent les lois adoptées par la Diète. Entre temps, le Japon, en amendant les lois appropriées, a réorganisé le cabinet, introduit les jurys dans son système judiciaire, décentralisé les fonctions de l’État et modifié profondément sa politique en matière de sécurité. Le problème, c’est qu’à partir du moment où la Diète et le cabinet peuvent faire usage de leurs pouvoirs pour remanier à leur guise des dispositifs aussi basiques, cela remet en cause la raison d’être même d’une Constitution.

La brièveté de la Constitution peut aussi être jugée problématique du point de vue des limites à poser au pouvoir de l’État et de ses organes. On peut dire que la principale raison de la longueur relative des Constitutions des autres nations démocratiques réside dans la perception de la nécessité d’un ensemble de clauses conçues pour prévenir l’accumulation ou l’abus du pouvoir. Aux yeux des constitutionnalistes, c’est dans le corpus de la loi fondamentale que l’État puise son autorité et que celle-ci trouve ses limites. De ce point de vue, il pourrait être souhaitable d’enrichir notre Constitution actuelle de façon à renforcer sa fonction d’encadrement de l’autorité.

Une Constitution intouchée

La Constitution japonaise de 1947 n’a jamais été amendée. Les Constitutions, qui exposent les principes fondamentaux du gouvernement des nations, sont censées être à l’épreuve du temps. Ceci dit, leur contenu porte immanquablement l’empreinte spécifique des conditions politiques et sociales qui prévalaient à l’époque de leur rédaction, or ces conditions sont vouées à changer avec le temps.

Il est clair que la situation et les questions auxquelles le Japon se trouve aujourd’hui confronté ne sont pas les mêmes qu’il y a 70 ans. Et pourtant, pas un seul mot de la Constitution n’a été modifié pour répondre aux problèmes qui sont apparus au cours des sept dernières décennies.

D’autres grandes démocraties se sont montrées beaucoup plus ouvertes à la réforme de leurs Constitutions. L’Allemagne a modifié la sienne à 60 reprises depuis son entrée en vigueur en 1949. La France a amendé 24 fois sa Constitution de 1958. Les États-Unis ont adopté des amendements constitutionnels en 18 occasions depuis 1787, dont 6 depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

En termes de contenu, la majorité de ces révisions peuvent se classer en trois catégories. La première vise à répondre à des problèmes de gouvernance, tels que déséquilibres ou tensions au sein de l’appareil du pouvoir. Ainsi, en 2000, la France a amendé sa Constitution pour ramener le mandat présidentiel de sept à cinq ans, afin d’éviter la paralysie résultant de la division du pouvoir. Le deuxième groupe est celui des réformes conçues pour moderniser le gouvernement via la mise à jour des systèmes et des procédures de gouvernance. Emblématiques à cet égard sont les créations de cours constitutionnelles, très répandues depuis la Seconde Guerre mondiale. La troisième catégorie regroupe les réformes liées à l’établissement de nouveaux droits ou principes de base, par exemple les droits environnementaux. Depuis quelques années, les pays européens sont de plus en plus nombreux à intégrer dans leurs lois fondamentales des principes comme l’équilibre des finances publiques ou l’abolition de la peine de mort.

Un exemple particulièrement intéressant à cet égard réside dans le choix qu’a fait la France de recourir à la Constitution pour s’attaquer au problème persistant de l’inégalité des sexes. L’amendement de 1999 sur l’égalité des sexes a servi à faire passer de nouvelles lois électorales, contenant des clauses imposant une représentation égale et tournante sur les listes des partis pour le scrutin proportionnel et l’appariement de candidats hommes et femmes pour le scrutin majoritaire lors des élections locales. Grâce à cela, 48 % des conseillers régionaux et municipaux ainsi que 50 % des conseillers départementaux élus lors des élections locales de 2015 étaient des femmes. Ce fait illustre l’usage qui est fait en dehors du Japon du processus d’amendement pour répondre à des problèmes apparus après l’adoption des Constitutions.

Les problèmes spécifiques de la Constitution japonaise

Qu’en est-il du Japon ? Bien des observateurs, qui connaissent par expérience la paralysie qu’entraîne une division de la Diète, se posent des questions sur les compétences de la Chambre des conseillers au regard de la Constitution. La désignation du Premier ministre ne relève que de la Chambre des représentants, qui est aussi la seule instance habilitée à déposer une motion de censure, ce qui montre bien que la responsabilité collective du cabinet est engagée devant la Chambre basse. Il n’en reste pas moins que la Chambre des conseillers a le pouvoir de bloquer les textes de loi, et qu’il en a résulté des situations où des gouvernements, comme celui du Premier ministre Hashimoto Ryûtarô en 1998, ont été contraints de démissionner à la suite d’un revers électoral à la Chambre haute. De tels disfonctionnements politiques semblent suffire à justifier la nécessité de revoir les compétences attribuées par la Constitution à la chambre haute, et peut-être même de repenser intégralement le concept de bicaméralisme (système parlementaire dans lequel le Parlement est divisé en deux chambres).

Un autre problème qui se pose en relation avec la Constitution est l’absence d’un système efficace de suivi judiciaire, autrement dit d’un mécanisme dans lequel une ou plusieurs cours de justice sont chargées de vérifier que les lois sont conformes à la Constitution et peuvent invalider celles qui ne le sont pas. Au cours des 70 années qui se sont écoulées depuis l’entrée en vigueur de la Constitution japonaise, seules dix lois ont fait l’objet d’un arrêt négatif de la Cour suprême. Ce chiffre ne représente qu’une toute petite fraction du nombre des lois annulées dans d’autres démocraties.

Étroitement lié à ce problème est celui de la mauvaise répartition des sièges électoraux au Japon. Élection après élection, la Cour suprême a estimé que les grandes disparités de valeur des votes constituent une violation de la Constitution. Et pourtant elle n’a jamais invalidé une élection à ce motif. Il y a 40 ans que la Cour suprême rend des jugements de ce genre, et elle n’a toujours pas réussi à résoudre le problème. Le moment est venu de débattre sérieusement des éventuels avantages que l’existence d’une cour constitutionnelle – communément admise par le droit constitutionnel d’aujourd’hui – apporterait à notre système actuel.

Une Constitution moderne devrait sans doute intégrer des principes visant à la protection de l’environnement et de la vie privée, questions qui n’étaient pas à l’ordre du jour il y a 70 ans. La Constitution pourrait aussi offrir un outil pour relever le défi que posent le vieillissement et le déclin de la population. L’insertion dans la Constitution de clauses instaurant des principes comme l’assainissement des finances publiques et l’égalité intergénérationnelle pourrait faciliter le passage d’une loi sur l’équilibre budgétaire ou la création de circonscriptions électorales par tranches d’âge garantissant une représentation adéquate des jeunes élus dans les instances législatives. Sachant que les femmes ne représentent encore que 20 % des membres de la Diète, on pourrait aussi envisager d’intégrer le principe de la parité des sexes, comme l’a fait la France.

Aujourd’hui, 70 ans après l’entrée en vigueur de la Constitution, il incombe aux Japonais de délibérer et de décider si le moment est venu de remédier à ces lacunes. Transcendons les lignes de conflit politiques dans lesquelles le débat se trouve depuis si longtemps circonscrit et abordons le sujet de façon rationnelle et non émotionnelle, à partir d’un examen des mérites et des lacunes de la Constitution d’après-guerre ainsi que des défis que le Japon va devoir relever au XXIe siècle.

(D’après un article en japonais du 12 juillet 2017. Photo de titre : Jiji Press)

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