Un vétéran de la musique pop japonaise fête ses 50 ans de carrière

Culture

Murai Kunihiko, compositeur, producteur et fondateur d’Alfa Records, a joué un rôle de premier plan dans le développement de la musique pop japonaise au cours des années 1970, notamment en révélant au grand public le groupe Yellow Magic Orchestra. Il revient sur son parcours musical dans cette interview.

Murai Kunihiko MURAI Kunihiko

Né à Tokyo en 1945. Diplômé de l'Université Keiô en 1967, il compose plus de 300 titres dont la plupart sont très bien connus parmi les Japonais, notamment la chanson thème des Jeux olympiques d'hiver de 1972 à Sapporo et la bande originale du film Tampopo d’Itami Jûzô (1985), entre autres. Fondateur de la maison d'édition musicale Alfa Music en 1969 et de la maison de disques Alfa Records en 1977, ainsi que producteur des albums de l’auteur-compositeur-interprète Arai Yumi (Matsutôya Yumi) et de Yellow Magic Orchestra. En 2017, il marque les 50 ans de sa carrière musicale, passées entre Tokyo et Los Angeles.

Les débuts d’une vie consacrée à la musique

—— Parlez-nous de vos premiers pas dans le monde de la musique.

Murai Kunihiko à 25 ou 26 ans. Il a composé plus de 300 chansons en cinq ans et rendu célèbre de nombreux artistes quand il était président d’Alfa Music, l’ancien nom d’Alfa Records. (Photo avec l’aimable autorisation de Murai Kunihiko)

MURAI KUNIHIKO Mon travail de composition se fonde sur le jazz et la musique classique. Depuis le collège, j’étais un passionné de « big band », et à l’université, j’ai approfondi mes connaissances musicales en jouant du piano et du saxophone dans un cercle musical à l’université. De plus, je gérais un magasin de disques tout en poursuivant mes études. Je pouvais donc toujours avoir une idée des titres qui allaient obtenir un grand succès, même si, bien sûr, mes goûts personnels étaient plus importants que l’engouement général pour ces chansons. J’aimais la musique tout simplement, et c’est en m’y investissant corps et âme que je suis devenu compositeur.

—— En plus de vos casquettes de compositeur et de producteur, vous avez fondé et dirigé Alfa Records, maison de disques qui a collaboré avec A&M Records, un ancien grand label de musique américain. Quelles étaient vos influences à cette époque ?

MURAI Quand j’étais au lycée, j’ai rencontré Kawazoe Hiroshi(*1), le propriétaire du restaurant Chianti(*2), qui a contribué énormément à faire connaître à l’étranger l’art et la culture du Japon d’après-guerre. Le restaurant était un lieu de rencontre pour les personnalités des lettres et des arts, aussi bien du Japon que d’autres pays. Je discutais avec des personnes de tous âges et aux carrières très variées, ce qui m’a permis d’assister personnellement au changement culturel de la société japonaise de la fin des années 1960 et du début de la décennie suivante. C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’au Japon aussi, une période difficile allait venir pour ceux qui ne protégeaient pas leur propriété intellectuelle.

À cette époque au Japon, peu de personnes se souciaient des droits d’auteur, même au sein de l’industrie de la musique, et encore moins pensaient à leurs droits d’auteur à l’étranger. En rencontrant Kawazoe et en allant au Chianti, je suis devenu plus sensible aux tendances les plus récentes du marché de la musique.

Plus tard, Kawazoe m’a donné la possibilité de voyager à Paris pour l’enregistrement en studio d’un ami. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Eddie Barclay(*3), président d’un label de musique français, qui m’a proposé de créer une maison de disques au Japon. Il m’a tout de suite présenté à un label américain, Screen Gems-Columbia, et c’est comme ça que j’ai commencé à me faire des relations dans l’industrie musicale occidentale. Je tournais autour du monde comme un satellite, allant de Paris à Londres en passant par Los Angeles et New York. Dans ce tourbillon d’informations les plus récentes, j’ai commencé à établir des relations étroites avec des personnes aux quatre coins du monde grâce à la musique.

Murai à Los Angeles, avec le pianiste jazz Christian Jacob, à gauche, discutant du concert « LA Meets Tokyo » prévu en décembre 2017 à la salle de concert Bunkamura Orchard Hall à Shibuya, Tokyo. (Photo avec l’aimable autorisation de Murai Kunihiko)

(*1) ^ Au cours des années 1930, Kawazoe a étudié à Paris, où il a rencontré Robert Capa, Salvador Dali et Jean Cocteau. Il a supervisé les performances de la troupe Azuma Kabuki en Europe et en Amérique du Nord de 1954 à 1956.

(*2) ^ Un des tous premiers restaurants italiens au Japon, qui a ouvert ses portes à Tokyo en 1960.

(*3) ^ Eddie Barclay était une personnalité très célèbre dans l’industrie musicale française des années 1960 et 1970. Barclay Records a notamment produit les albums de Charles Aznavour et Jacques Brel.

Succès mondial de Yellow Magic Orchestra

—— Vous avez signé un contrat avec Screen Gems-Columbia, qui produisait des auteurs-compositeurs comme Neil Sedaka et Carole King. C’est à cette occasion que vous avez rencontré un avocat qui allait jouer un rôle important dans la percée à l’international de Yellow Magic Orchestra.

MURAI Le producteur de Carole King, Lou Adler, est venu au Japon en 1972. Je lui ai fait écouter plusieurs morceaux de musique japonaise et il a été emballé par un morceau de Hosono Haruomi, me disant : « la basse est géniale ! ». J’étais très heureux d’entendre ça parce que j’avais passé beaucoup de temps sur l’enregistrement des chansons de Hosono, et j’étais certain qu’un jour la musique japonaise trouverait un public à l’étranger. L’avocat d’Adler, Abe Somer, était venu avec lui et nous nous sommes immédiatement très bien entendus. Nous sommes toujours aujourd’hui de bons amis.

Hosono est par la suite devenu le directeur musical d’Arai Yumi ainsi que d’autres artistes d’Alfa. Plus tard, j’ai signé avec lui un contrat exclusif, lui proposant de « créer ensemble quelque chose qui se vendra dans le monde entier ». C’est ainsi que YMO est né.

« Une musique qui ne m’émeut pas personnellement ne peut pas émouvoir le public. » Cette manière de penser est au cœur de mon travail de producteur. Les artistes sont jugés sur leur talent, leur nature et leur personnalité. Peu importe combien de temps et d’efforts vous passez à former des gens ordinaires, ils ne deviendront jamais des superstars. Il faut donc trouver des artistes qui sortent du lot et leur donner la possibilité de progresser.

Nombreux sont les artistes japonais, comme Arai Yumi et YMO, qui ont enregistré leur musique dans le Studio A. Le tout premier album enregistré dans le studio est Hikôki-gumo d’Arai Yumi, qui a lancé sa carrière. La chanson éponyme a d’ailleurs été choisie 40 ans plus tard comme chanson thème du film d’animation du studio Ghibli Le vent se lève. (Photo avec l’aimable autorisation de Yoshizawa Norio)

—— En 1978, Alfa prend une longueur d’avance sur les plus grands labels de musique japonais en signant un contrat avec le géant américain A&M Records. Ce contrat bilatéral a été une décision stratégique très importante, qui a permis de révéler YMO au monde entier.

MURAI Le partenariat avec A&M ne s’est pas fait tout seul. Même si j’avais déjà rencontré le président d’A&M Jerry Moss(*4) et que nous avions pu discuter du style de musique que nous aimions, c’est Abe Somer qui a joué un rôle clé dans la signature du contrat. Le fait qu’il était avocat pour A&M a été déterminant. D’un point de vue stratégique, nous avons décidé d’établir un contrat bilatéral.

A&M avait des employés partout dans le monde, prêts à agir dès qu’ils recevaient une mission. En vertu du contrat, nous mettions tout en œuvre afin de vendre les disques d’A&M au Japon et, en retour, A&M distribuait partout dans le monde les disques d’artistes japonais prometteurs d’Alfa.

C’est à cette époque que Hosono et ses camarades de YMO – Sakamoto Ryûichi et Takahashi Yukihiro – ont commencé à enregistrer leur musique en studio. Je gérais les affaires du label tandis que Hosono s’occupait de la musique. Notre relation avec A&M s’approfondissait de plus en plus et Tommy LiPuma, un producteur d’A&M qui a entre autres produit George Benson, Diana Krall et de nombreux autres grands artistes, est venu au Japon. Il a assisté à un concert de YMO et m’a tout de suite dit : « je veux lancer YMO aux États-Unis ».

Mise en vente aux États-Unis de l’album de Yellow Magic Orchestra en 1979, suivi d’une tournée mondiale. Les membres de gauche à droite : Sakamoto Ryûichi, Takahashi Yukihiro et Hosono Haruomi. (Photo : Miura Kenji, avec l’aimable autorisation de Shôgakukan)

Peu de temps après, nous avons commencé à vendre des disques de YMO aux États-Unis, puis des concerts ont été organisés. Le groupe est parti en tournée en Amérique du Nord et en Europe pendant deux ans. Ils jouissaient d’une énorme popularité aussi bien au Japon que dans le monde entier. Je ne me rappelle pas exactement combien de millions de disques nous avons vendus, mais l’impact de YMO sur le marché mondial de la musique représente un véritable exploit. Le groupe a joué en 2013 au Hollywood Bowl à Los Angeles et a été accueilli par un public de tous âges, qui le considère comme un des groupes fondateurs de la scène techno.

(*4) ^ Jerry Moss a fondé A&M Records avec Herb Alpert en 1962. A&M est plus tard devenu l’une des maisons de disques indépendantes les plus importantes des années 1960, jusqu’aux années 1980. Parmi les artistes produits par A&M, on trouve The Carpenters, Carole King, the Police, Sting, Supertramp, Burt Bacharach ou encore Quincy Jones.

Un concert anniversaire

—— En décembre 2017, vous donnerez un concert à Tokyo pour célébrer vos 50 ans de carrière en tant que compositeur. Vous jouerez beaucoup de vos titres à succès, mais en leur apportant une touche d’originalité. Qu’est-ce qui vous pousse à continuer à créer avec autant de passion ?

MURAI Dès que je me réveille le matin, j’ai de la musique dans la tête. Je prends énormément de plaisir à sélectionner des chansons pour le concert et à réfléchir aux divers arrangements possibles. Je peux aussi bien arranger une chanson dans un style « big band » que demander à un artiste en particulier de l’interpréter avec son propre style.

« Quelle est la place de la musique japonaise dans le contexte historique de la musique occidentale ? », ou encore « quelle direction ma musique doit-elle prendre ? », voici les questions que je me pose depuis de nombreuses années. Le jazz et le rock sont apparus au XXe siècle, mais quels nouveaux genres émergeront sur la scène musicale à l’avenir ? Si un nouveau courant apparaît, d’où viendra-t-il ? J’aime réfléchir sur l’histoire de la musique dans son ensemble.

—— La distribution de musique en ligne a réduit les ventes de CD. Mais dans le même temps, on assiste à un regain d’intérêt pour les disques vinyle. Le public aujourd’hui semble rechercher de la diversité dans la musique. Quel est votre avis sur ces changements ?

MURAI À l’heure actuelle, il est impossible de prévoir l’impact de la numérisation et de la grande révolution d’Internet sur l’industrie de la musique. Le fait que les droits musicaux aient pratiquement perdu toute leur valeur est un problème grave. Mes espoirs se portent sur les concerts : c’est là qu’on peut ressentir physiquement la musique. Je pense qu’il y aura de plus en plus de personnes qui iront voir des concerts live. Je souhaite que le public écoute de la bonne musique en bonne qualité. Aujourd’hui, je veux me concentrer sur ce que je peux faire pour rendre cela possible.

En 1992, Murai a quitté Tokyo pour s’installer à Los Angeles. Aujourd’hui, il partage son temps entre le Japon et les États-Unis tout en continuant ses activités musicales. Le 15 décembre 2017, un concert célébrant ses 50 ans de carrière de compositeur sera tenu au Bunkamura Orchard Hall, à Tokyo. Jorge Calandrelli, lauréat de six Grammy Awards, sera présent, ainsi que Christian Jacob et Tierney Sutton, qui ont composé la bande originale du film Sully.

(Photo de titre : Murai Kunihiko lors du concert célébrant son 70e anniversaire au Bunkamura Orchard Hall, à Tokyo, 27 et 28 septembre 2015. © Miura Kenji, avec l’aimable autorisation du Nippon Broadcasting System/Hot Stuff Promotion)

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