Les cours en face-à-face me manquent : le blues d’un professeur japonais depuis l’enseignement en ligne

Société Éducation

Un professeur d’université spécialiste du plus vieux recueil de poèmes japonais encore conservé, le Man’yôshû (« Le recueil des dix mille feuilles »), nous fait part de ses réflexions plutôt négatives quant au système d’enseignement en ligne imposé par la crise sanitaire. Pour lui, rien ne vaut une rencontre directe entre deux âmes : l’enseignant et l’étudiant.

Depuis trente ans, je gagne ma vie en donnant des cours et des conférences sur le plus ancien recueil de poèmes japonais actuellement conservé, à savoir le Man’yôshû (« Le recueil des dix mille feuilles »), et en écrivant des textes sur cette anthologie compilée il y a 13 siècles. Mais au début de l’année 2020, les choses ont changé du tout au tout avec l’épidémie de Covid-19. Les professeurs d’université ont en effet été contraints eux aussi d’adopter l’enseignement à distance. Je dois dire que j’ai eu toutes les peines du monde à me soumettre à cette nouvelle façon de procéder et que je souhaite vivement que les cours reprennent comme avant.

Les risques d’un enseignement virtuel

En ce moment, je donne mes cours assis face à un ordinateur doté d’un écran où je vois ma tête et celles de mes élèves. Certains étudiants refusent de se montrer en personne par crainte que ces images soient piratées et utilisées à mauvais escient. Leurs inquiétudes étant tout à fait légitimes et respectables, je leur demande d’expliquer à leurs camarades l’avatar qu’ils ont choisi pour les représenter. Plusieurs d’entre eux sont allés jusqu’à prendre un ours en peluche pour leur servir de visage…

Les enseignants doivent eux aussi faire preuve d’une extrême prudence dans leurs propos afin que le contenu des vidéos ne puisse pas être détourné et employé à de tout autres fins. Si je dis par exemple que « telle ou telle interprétation ayant fait autorité jusque-là me semble totalement ridicule », je cours le risque que ma phrase soit sortie de son contexte, mise en ligne et interprétée de façon erronée. Pour éviter tout problème de ce type, j’en suis arrivé à m’exprimer avec d’infinies précautions. Et du même coup, mes cours en ligne ont tendance à être plus austères et plus formels, que je le veuille ou non.

Je dois avouer qu’au bout de six mois d’enseignement à distance, je trouve que les cours en présence des étudiants ont du bon et qu’ils me manquent vraiment. Les chercheurs spécialisés dans l’intelligence artificielle (IA) sont d’ailleurs tous d’accord pour dire que plus ils avancent dans leurs travaux, plus ils apprécient les capacités extraordinaires de l’être humain.

Pour des cours vivants, humains et dynamiques

Quand je donne un cours en direct, je regarde toujours mes élèves dans les yeux, qu’ils soient dix ou cent. Cela me permet de vérifier s’ils sont en train d’écouter attentivement ou sur le point de s’endormir, et d’ajuster mon discours en conséquence. C’est comme dans les restaurants de sushis haut de gamme par exemple, où la quantité de riz vinaigré (shari) et de garniture (neta) est soigneusement calculée en fonction du volume de saké ou de bière consommé par chaque personne. Et les geisha les plus raffinées ravissent le cœur de leur client dès leur première parole. Quant aux artistes de variétés (yose geinin), ils savent mieux que quiconque adapter leur spectacle aux réactions du public.

En fait, une sorte de jeu très subtil s’établit entre les étudiants et leur professeur. La salle de classe devient le lieu d’un « moment de vie absolument unique » (ichigo ichie) qui unit l’enseignant et ses élèves dans une atmosphère quasi religieuse. Je me demande comment on peut qualifier de cours un enseignement où il n’y a rien de vivant.

A ce propos, je me souviens d’une expérience extraordinaire que j’ai vécue il y a quarante ans. À l’époque, j’avais vingt ans et je suivais des cours de littérature classique sur le Man’yôshû. L’interprétation de certaines pièces de cette anthologie poétique, la plus ancienne du Japon, pose de tels problèmes que les spécialistes ne s’accordent toujours pas à leur sujet. Ce jour-là, le professeur – mon « maître » (onshi) auquel je dois une reconnaissance infinie – s’est soudain immobilisé les bras croisés, devant le tableau noir et a commencé à hésiter : « Mmm… voyons voir...». Et puis il est resté silencieux. Les étudiants le fixaient du regard en retenant leur souffle. Après tout, c’était le plus grand spécialiste en la matière. Et j’étais moi-même sur le point de m’étouffer.

Je me rappelle encore très bien de l’expression douloureuse du visage de mon « maître ». Impossible de l’oublier. Je n’arrivais pas à croire qu’un grand savant comme lui puisse hésiter à ce point sur l’interprétation d’un texte. C’est alors que j’ai compris toute la profondeur du travail des chercheurs.

L’évolution dramatique de l’enseignement supérieur

Si un pareil incident se produisait aujourd’hui, l’intéressé risquerait fort d’être qualifié d’« incompétent » et il aurait sans doute des problèmes avec le monde entièrement conditionné de l’enseignement en ligne. Pourtant, celui qui faisait cours devant nous il y a quarante ans était en train de réfléchir corps et âme tandis que nous ses étudiants avions les yeux rivés sur lui.

Ce qui s’est passé ensuite est encore plus étonnant. Notre professeur visiblement en proie à une vive angoisse s’est répandu en excuses. « Je suis absolument désolé, mais je ne comprends plus le sens de ce texte… Excusez-moi. Ce sera tout pour aujourd’hui. » Ce disant, il s’est profondément incliné devant ses élèves et il a quitté les lieux. La semaine suivante, le contenu du cours a brusquement changé et les six mois qui on suivi ont été consacrés à l’interprétation du poème en question.

À l’heure actuelle, c’est quelque chose d’impensable. Tout enseignant qui s’écarte le moindrement du monde du programme établi est susceptible d’être sanctionné. Les directives viennent du ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie et les cours doivent se dérouler conformément à un calendrier préalablement lu et approuvé par cette instance du gouvernement. Désormais, les universités ne sont plus que des institutions subventionnées par l’État.

Un poème qui prône justement les rencontres directes entre les personnes

Pour finir, je voudrais citer un poème anonyme du Man’yôshû qui me semble particulièrement à propos. Il fait allusion à la « rencontre » (ai) des « âmes » (tama) d’un homme et d’une femme déconnectés de leur corps. Deux âmes qui fusionnent pour ne plus former qu’une seule entité. Le terme tama ai (littéralement « union des âmes ») s’oppose à celui de tada ai (littéralement « rencontre directe »). Et le poème numéro 3 000 du livre XIII du Man’yôshû joue subtilement avec ces deux notions contradictoires.

Tama awaba   魂合はば
ai nuru mono o
   相寝るものを
Oyamada no
   小山田の
shishida moru goto
   鹿猪田禁る如
haha shi morasu mo
   母し守らすも

(Man’yôshû, vol. XII, 3000)

Quand deux âmes s’unissent
elles dorment aussi ensemble
Dans les collines et les rizières
daims et sangliers font leur apparition
comme pour les prévenir
Comme la mère qui me protège

Les poètes et les lettrés de l’époque du « Recueil des dix mille feuilles », appelés les man’yôbito, pensaient eux aussi qu’en matière d’amour, si deux âmes sœurs se rencontrent (tama ai), mieux vaut qu’elles se retrouvent également au lit (ai nuru, littéralement « dormir ensemble »), dans une relation directe (tada ai).

Ceci dit, je tiens à dire qu’en mentionnant ce poème du Man’yôshû, je n’ai pas la moindre intention d’inciter qui que ce soit à une quelconque forme de harcèlement sexuel. Les lecteurs les plus avisés trouveront sans doute cette précision inutile. Mais on ne sait jamais…

(Photo de titre : un étudiant de l’Université Dôshisha de Kyoto en train de suivre un cours en ligne. Jiji Press)

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