L’industrie musicale japonaise face à ses contradictions
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Une hausse des ventes surprenante
En février 2013, la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI) a publié son rapport annuel sur la musique numérique (Digital Music Report). Les chiffres contenus dans ce document ne sont pas passés inaperçus. Ils indiquaient en effet que, contrairement à la tendance mondiale au déclin de ce secteur, l’industrie musicale japonaise avait enregistré une hausse au cours de l’année 2012. Une hausse d’autant plus surprenante qu’elle était due en grande partie au CD, un format considéré comme totalement dépassé. On était en droit de se demander quelle était la recette secrète de cette réussite exemplaire. Et qu’est-ce qu’on pouvait en tirer comme enseignement ?
La réponse est très différente — « beaucoup » ou « pas grand-chose » — suivant la façon dont on interprète les statistiques les plus récentes de l’IFPI. Car ce que montrent ces chiffres publiés le 18 mars 2014, c’est qu’à l’heure actuelle le marché de la musique semble plus ou moins stable au niveau mondial alors que dans le cas de l’Archipel, il se signale par une chute de 16,7 %.
Essayons de voir maintenant où en est véritablement l’industrie musicale japonaise.
Le retour de la tendance à la baisse
L’Association de l’industrie phonographique japonaise (RIAJ) établit des statistiques détaillées sur la production de l’industrie musicale et les résultats des ventes sur Internet. Son dernier rapport montre que si l’année 2013 a été marquée par une chute très nette, celle-ci relève moins d’une baisse soudaine et catastrophique que d’un retour à la tendance au déclin progressif d’un marché qui semble s’effondrer au Japon comme dans les autres pays. L’industrie du disque japonaise n’a pas cessé de décliner depuis l’année 1998 où elle a atteint son point culminant. En fait, la hausse de 2012 n’est qu’une anomalie passagère due à la conjonction de deux facteurs.
Le premier facteur, c’est que le déclin dans lequel est tombé l’industrie du disque japonaise après 1998 est allé de pair avec une hausse des ventes des groupes d’« idoles » dont le plus célèbre est AKB48 — un groupe pop fondé en 2005 qui regroupe à présent une centaine de filles de 13 à 23 ans (ou plus) et connaît un succès sans précédent. Le modèle commercial du groupe d’« idoles » consiste à trouver des créneaux non encore exploités par l’industrie musicale et à les rentabiliser systématiquement par la vente d’articles ou de produits dérivés (character goods). Le fonctionnement d’AKB48 repose sur des techniques de marketing complètement extravagantes qui proposent, entre autres, aux fans de dialoguer avec des filles du groupe et de voter lors des « élections » de membres, tout en les incitant à acheter plusieurs fois le même CD. AKB48 et ses groupes-sœurs arrivent en tête des meilleures ventes de singles et dépassent de loin tous leurs concurrents en termes de demande, mais leurs CD ne relèvent pas vraiment du marché de la musique, dans la mesure où ce sont des produits dérivés qui la plupart du temps ne sont jamais écoutés par leurs acheteurs.
Le second facteur qui a contribué à la hausse de 2012, c’est que cette année-là a été marquée par le come-back d’anciennes vedettes, entre autres Mr. Children (un groupe pop-rock fondé en 1988), Yamashita Tatsurô (né en 1953, auteur et interprète de très célèbres mélodies) et Matsutôya Yumi (née en 1954, une des chanteuses les plus populaires du Japon. Sa chanson Hikôkigumo a été utilisée pour la chanson-thème du film d’animation de Miyazaki Hayao, Le vent se lève). Ces artistes ont sorti des nouveaux disques et des rééditions de leurs plus grands tubes, qui les ont propulsés en tête des ventes dès la fin de l’année. Les compagnies de disques ont essayé de répéter l’opération en 2013, mais sans succès, tout simplement parce qu’ils n’avaient pas assez de matière première.
Les ventes de CD des groupes d’« idoles » à des créneaux spécifiques et l’avalanche de rééditions d’anciens succès ont masqué le véritable effondrement qu’a subi le marché de la musique numérique au Japon. En 2009, le montant des ventes de disques numériques dans l’Archipel a dépassé les 90 milliards de yens, mais en 2013 il n’a même pas atteint la moitié de ce chiffre. La principale raison de cette dégringolade, c’est le passage du système Recochoku de téléchargement légal de musique — qui appartenait aux grandes maisons de disques et interdisait toute copie, obligeant les clients à racheter plusieurs fois le même titre quand ils voulaient l’écouter chez eux ou sur leur téléphone — à des formats numériques d’une plus grande portabilité que l’on peut écouter aussi bien avec un téléphone intelligent (smartphone), qu’avec un ordinateur personnel ou un lecteur de CD.
En fait, l’industrie musicale japonaise a augmenté ses ventes en 2012 non pas en développant le marché de la musique proprement dit mais en tapant au maximum dans le porte-monnaie des adeptes d’un certain type de musique. Elle a fait preuve d’une extrême efficacité dans la commercialisation des jolies frimousses, de la comédie et de la nostalgie. Mais dans le même temps, elle a oublié de s’occuper de la musique en tant que telle.
L’optimisme est-il encore de mise ?
Dans ces conditions, à quoi faut-il s’attendre dans l’avenir ? Les tendances de recherches sur Google montrent une baisse générale importante de l’intérêt pour AKB48 en 2013. Il ne semble donc guère raisonnable d’espérer que la bulle des groupes d’« idoles » continuera à faire vivre l’industrie musicale pendant encore longtemps. Mais le succès de certains artistes — dont les groupes Momoiro Clover Z, Babymetal, et Perfume, et la chanteuse Kyary Pamyu Pamyu — donne à réfléchir. Ceux-ci ont en effet collaboré avec des auteurs-compositeurs et des producteurs qui se situent en dehors des circuits habituels, à commencer par Maeyamada Kenichi, Narasaki Nobuki et Nakata Yasutaka. Ce qui veut dire que donner à des musiciens de talent l’espace et les moyens financiers dont ils ont besoin pour réaliser leurs idées peut s’avérer payant à long terme.
Le Japon doit considérer d’une façon positive la position où il se trouve à l’heure actuelle, à la traîne du marché de la musique. Ceux qui occupent les premières places ont tous fait des erreurs en se lançant dans des domaines inexplorés. L’industrie musicale japonaise est bien placée pour tirer les leçons de ce type d’erreurs et se reconstruire autour d’un modèle de gestion qui prenne le meilleur de l’Occident tout en conservant au maximum ce qui est propre à l’Orient. Quelques jours après la publication des résultats déprimants de 2013, la confirmation que Spotify — un service de streaming musical suédois — sera disponible au Japon au cours de l’été 2014 a fait naître l’espoir que les choses vont changer rapidement dans le monde de la musique en 2015.
Ce changement pourrait se traduire par un revirement en faveur des artistes contemporains qui sont de taille à avoir un succès durable, un regain d’intérêt pour les rééditions d’anciens enregistrements des grandes maisons de disques, ou une synthèse des deux. Mais pour que ce nouveau modèle de gestion permette à l’industrie musicale japonaise d’aller de l’avant, il faudra aussi que les techniques de commercialisation tiennent davantage compte du caractère hétérogène des amateurs de musique. Les maisons de disques doivent cesser de se contenter de déverser de la musique dans l’entonnoir de plus en plus étroit d’un modèle de vente en train de péricliter à toute vitesse.
(D’après un original écrit en anglais le 26 mars 2014. Photographie du titre : AKB48. Jiji Press)