Lettre à Sono Ayako d’une Japonaise résidente en Afrique du Sud

Société

Le 11 février, l’auteur japonaise Sono Ayako a publié dans le quotidien Sankei Shimbun une tribune qui s’ouvrait sur un plaidoyer pour l’ouverture des frontières du Japon aux immigrants susceptibles de travailler dans le secteur porteur des soins aux personnes. « Le Japon doit se débarrasser des restrictions à l’entrée des travailleurs immigrés comme l’obtention de certains diplômes ou d’un certain niveau de japonais. Lorsqu’il s’agit simplement de soigner des personnes âgées, il n’est pas nécessaire de maîtriser le japonais ou de posséder des connaissances spécialisées dans le domaine de la santé. »

Il s’agit en effet d’un problème pressant pour le pays – comme le souligne Shimazaki Kenji, dans les cinquante années à venir, la proportion de personnes âgées va augmenter jusqu’à atteindre 40 % de la population –, mais certains lecteurs de cette tribune ont pris ombrage de la façon dont elle dépeint le métier de soignant comme demandant peu de connaissances spécifiques ou linguistiques.

Éloge de l’apartheid et levée de boucliers

Leurs remarques ont cependant été noyées par le flot de critiques suscité par la deuxième partie de la tribune de Mme Sono. Elle débute ainsi : « Depuis que j’ai découvert la situation en Afrique du Sud il y a 20 ou 30 ans, je suis convaincue qu’il est mieux pour les races de vivre séparées, comme c’était le cas dans ce pays pour les Blancs, les Asiatiques et les Noirs. »

Après une description d’un immeuble autrefois réservé à l’usage exclusif des Blancs qui s’est délabré avec l’arrivée de familles noires suite à la fin de l’apartheid, Mme Sono conclut comme suit : « Les humains peuvent faire de nombreuses choses ensemble, travailler, faire de la recherche ou du sport, par exemple. Mais en matière de logement, il faut rester séparés. »

Son appel à la ségrégation (ironiquement publié le jour du 25e anniversaire de la libération de Nelson Mandela) a suscité la colère de l’ambassade d’Afrique du Sud, qui a posté une réponse en anglais et en japonais sur sa page Facebook. Le Forum Afrique-Japon, aussi, a rédigé un communiqué demandant au Sankei de retirer cet article et de présenter ses excuses aux Sud-Africains. Mme Sono a quant à elle publié une déclaration dans l’Asahi Shimbun, dans laquelle elle affirme que toute cette « agitation découle d’informations erronées » et qu’elle n’a « jamais fait l’éloge de l’apartheid, mais [est] convaincue que l’existence de quartiers chinois ou japonais est une bonne chose ».

Une réponse particulièrement intéressante à la tribune de Mme Sono est celle de Yoshimura Mineko, une Japonaise résidente permanente en Afrique du Sud, où elle travaille en tant que professeur de langue et interprète. Elle nous a aimablement autorisés à traduire et publier sa lettre ouverte à Mme Sono. La voici.

Lettre à Sono Ayako
D’une Japonaise résidente permanente en Afrique du Sud

Sono Ayako écrit qu’avoir vu l’apartheid en Afrique a participé à forger son opinion sur les questions raciales. En tant que Japonaise née au Japon et ayant vécu aux États-Unis, en Europe et dans diverses contrées africaines avant de m’installer de façon permanente en Afrique du Sud, j’aimerais examiner en quoi son point de vue révèle une mécompréhension de la réalité à laquelle elle fait référence.

Chère Mme Sono,

Votre opinion (telle que publiée en page 7 du Sankei Shimbun du 11 février) semble pouvoir être résumée comme suit :

  • Depuis que vous avez eu connaissance de la situation en Afrique du Sud il y a une vingtaine ou une trentaine d’années, vous estimez que les Blancs, les Asiatiques et les Noirs devraient vivre séparément.
  • Après l’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud, des familles noires occupant un immeuble autrefois réservé aux Blancs ont fait venir leurs proches, causant une pénurie d’eau dans l’immeuble, détériorant la vie communautaire et poussant les Blancs à quitter les lieux. Sur la base de cet exemple, vous concluez que bien que les humains puissent faire de nombreuses choses ensemble, comme travailler, faire de la recherche ou du sport, il vaut mieux qu’ils vivent séparément.

D’autres personnes possédant un lien avec l’Afrique ont déjà souligné nombre des failles de vos arguments. En ce qui me concerne, en tant que résidente permanente en Afrique du Sud, je me dois d’attirer l’attention sur un élément, le choix de votre exemple : l’immeuble envahi par d’immenses familles noires, où elles ont utilisé trop d’eau, mis en péril l’environnement communautaire et poussé les Blancs à partir.

Près du centre-ville de Durban, où je vis actuellement, il y a effectivement des bâtiments qui souffrent visiblement d’un manque d’entretien ces dernières années, alors qu’il s’agissait autrefois sans doute de résidences de standing. Les propriétaires de ces appartements ont, pour une raison ou une autre, négligé de financer la maintenance commune des infrastructures, comme ils l’auraient dû. Dans certains cas, ces bâtiments sont devenus le logis d’immigrés clandestins venus de divers pays.

Cependant, la situation que vous décrivez – un immeuble réservé aux Blancs il y a plusieurs dizaines d’années de cela, mais ensuite habité par des Noirs – me laisse dubitative.

Pourquoi ce doute ? Parce que lorsqu’il a été mis fin à l’apartheid, presque aucun Noir n’était suffisamment riche pour emménager dans un appartement de standing jusqu’alors réservé aux Blancs. Ce n’est guère surprenant, dans la mesure où les Noirs, sous le régime de l’apartheid, n’avaient la liberté ni de travailler ni de vivre où ils le souhaitaient. Admettons, néanmoins, qu’il existait des Noirs assez riches pour acheter un appartement dans une telle résidence. Pourquoi auraient-ils choisi un appartement ? Ils auraient sans doute préféré une maison avec un terrain.

L’Afrique du Sud est un pays quatre fois plus grand que le Japon. Cela ne fait que peu de temps qu’il est nécessaire de construire de nombreux immeubles d’appartements dans les zones urbaines. Et quoi qu’il en soit, je dois souligner que le concept même d’appartement « de standing » en Afrique du Sud diffère totalement de celui en vigueur au Japon. Je ne suis pas certaine que votre image d’un logement de standing en Afrique du Sud se rapporte à ce qu’on appelle les oku-shon dans les villes japonaises – des appartements coûtant plus de 100 millions de yens –, mais ici, il s’agit d’immenses appartements qui occupent un étage entier de l’immeuble. Un logement de cette taille pourrait confortablement accueillir une famille composée d’une douzaine de personnes.

Je n’ai pas terminé. Poursuivons, et admettons qu’une riche famille noire ait acheté un appartement dans cette luxueuse résidence. Les Noirs qui choisiraient un tel logement seraient résolument modernes – issus de l’élite, certainement, et dotés de diplômes de haut niveau. Ces Noirs-là ne diffèrent en rien des élites japonaises ou américaines. Ce sont des citadins, des familles nucléaires. Et ici, ils font généralement construire une magnifique maison dans leur village d’origine, pour loger leurs parents et leur fratrie.

Comme vous pouvez le constater, il serait donc fort étonnant de voir un grand nombre de Noirs s’installer dans un appartement de standing et abuser des installations sanitaires au point de les mettre hors d’usage. Il est très difficile de voir là une preuve convaincante sur laquelle asseoir votre théorie choquante selon laquelle les races devraient vivre séparément.

Dans mon quotidien ici, bien entendu, pas un jour ne passe sans que je sois témoin de heurts interraciaux. Il reste des nostalgiques de l’apartheid.

Mme Sono, vous écrivez des œuvres de fiction. Alors, je vais m’autoriser à faire preuve d’un peu d’imagination moi aussi. Lors de votre séjour en Afrique du Sud, il y a 20 ou 30 ans, un habitant (probablement un Blanc) vous a fait visiter les lieux. Et il vous a dit certaines choses, d’une voix calme.

« Les Noirs ont de grandes familles, vous savez. Les familles blanches comptent généralement seulement quatre personnes, peut-être six au maximum. Alors, vous imaginez bien que s’ils étaient autorisés à vivre dans nos résidences, nous manquerions bientôt d’eau, et sûrement d’électricité aussi. »

Hélas, aujourd’hui encore – au XXIe siècle, alors que l’apartheid n’existe plus –, les barrières entre races restent élevées. Et au sein de chaque race, il y a des gens qui n’ont aucune envie de mieux connaître la culture des autres. On peut donc aisément deviner qu’il y a 30 ans, les Blancs qui soutenaient l’apartheid auraient facilement pu faire ce genre de remarques, qu’ils aient ou non subi ce genre de désagrément dans leur vie.

Mais vous êtes un écrivain, l’auteur de nombreux ouvrages. N’estimez-vous pas avoir agi de façon inconsidérée en vous référant à cette situation si éloignée de la réalité, sur laquelle vous vous appuyez pour affirmer que les races doivent vivre séparément ? Vous devriez y réfléchir, non seulement en tant qu’auteur, mais aussi en tant que personne, avec son lot d’années et d’expériences.

Pour finir, laissez-moi vous parler de ma fille qui aujourd’hui, en 2015, fréquente une université du Cap. Sa vie de tous les jours n’a rien à voir avec ce que vous préconisez.

Elle vit en colocation. Chaque résident dispose de sa propre chambre – d’une surface d’environ huit tatamis, pour reprendre une référence japonaise –, ainsi que d’un vaste salon et d’une cuisine en commun. Huit personnes y habitent : une femme noire, une femme blanche et un homme de couleur, tous Sud-Africains ; une Blanche du Zimbabwe, une Noire de Zambie, un Sri-Lankais et une Coréenne, plus ma fille, japonaise. Ils vivent ensemble en parfaite harmonie. Tous étudient à l’Université du Cap ou y sont affiliés d’une manière ou d’une autre.

Mme Sono, j’aimerais savoir quelles explications vous avez à offrir au peuple sud-africain – à commencer par feu Nelson Mandela, qui a combattu toute sa vie pour la réalité que nous connaissons aujourd’hui.

Je suis née et j’ai grandi au Japon, mais aujourd’hui, je suis résidente permanente en Afrique du Sud. Personne ne m’a jamais intimé l’ordre – ni le gouvernement sud-africain, ni les intellectuels du pays, ni ses habitants – de vivre à un certain endroit. Je suis convaincue que dans ce pays, plus jamais personne ne proférera de telles paroles.

Parce que nul en Afrique du Sud, qu’il s’agisse d’un « intellectuel » comme vous ou d’une personne ordinaire, ne peut émettre une déclaration injurieuse comme la vôtre, porteuse de discrimination raciale. Ici, c’est interdit par la loi.

(Traduit avec l’aimable autorisation de Yoshimura Mineko. Photo de titre : une pancarte datant de l’apartheid au musée District Six du Cap. Adam Lederer)

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