Interprète judiciaire au Japon : une activité vitale exercée dans des conditions difficiles

Société

Lorsqu’un étranger qui ne comprend pas le japonais doit comparaître devant un tribunal au Japon, il a besoin d’un interprète judiciaire. Si cette demande de service professionnel augmente à mesure de l’internationalisation de la société japonaise, ce métier pourtant indispensable attire de moins en moins de candidats.

Un corps de métier dont les effectifs rétrécissent

En 2017, le nombre de visiteurs étrangers au Japon a franchi pour la première fois la barre des 28 millions (voir notre article lié), tandis que celui des résidents étrangers atteignait 2,5 millions, battant lui aussi tous les records précédents. Au fur et à mesure de cet afflux, le nombre d'affaires criminelles et de différends juridiques impliquant des étrangers a augmenté, et par voie de conséquence celui de demandeurs, défendeurs et témoins étrangers comparaissant devant les tribunaux.

Lorsque des étrangers impliqués dans une procédure judiciaire sont incapables de communiquer en japonais, le parquet est tenu, tant par les conventions internationales sur les droits de l’homme ratifiées par le Japon que par son propre code de procédure pénale, de puiser dans les fonds publics pour louer les services d’interprètes judiciaires. À la différence de l’interprétariat exercé dans un cadre commercial ou médical, le métier d’interprète judiciaire obéit à des règles juridiques explicites, et un procès impliquant un locuteur d’une langue étrangère ne peut pas se dérouler en l’absence d’un interprète.

Alors même que la demande d’interprètes judiciaires est de plus en plus importante, la pénurie se dessine davantage. Pour l’année 2016, une brochure publiée en janvier 2018 par la Cour suprême japonaise nous apprend que 2 624 défendeurs de 68 nationalités différentes ont eu recours aux services d’un interprète à l’occasion d’un procès. Les langues les plus demandées sont tout d’abord le chinois, puis le vietnamien, le portugais et le tagalog (Philippines). Pour répondre à ces demandes, la Cour suprême dispose d’un répertoire d’interprètes, dans lequel figuraient 3 823 noms et 62 langues en avril 2017, soit 200 personnes de moins que cinq ans auparavant. La cause principale du tarissement progressif de ce réservoir de professionnels réside dans la lourdeur de la charge de travail qui leur est imposée.

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Un travail réservé aux femmes d’un haut niveau d’éducation ?

Les tâches d’interprétariat et de traduction incombant aux interprètes judiciaires couvrent toutes les étapes de la procédure pénale, de l’inculpation formelle du suspect à la phase où il devient défendeur et au rendu du jugement. Les interprètes sont désignés au cas par cas et leur mode de fonctionnement est essentiellement l’auto-entreprenariat, qu’ils exercent dans les tribunaux, les centres de détention et les cabinets d’avocats.

L’accès au métier d’interprète judiciaire n’est soumis à aucune restriction en termes de nationalité ou de niveau d’études, et aucune référence particulière n’est requise. Faute de campagnes régulières de recrutement d’interprètes judiciaires menées par les pouvoirs publics, ce sont les candidats à cette fonction qui s’adressent eux-mêmes au tribunal local, obtiennent un entretien avec un juge et suivent un programme de formation basique à l’interprétariat judiciaire. Dans ces cours, proposés une ou deux fois par an, les candidats reçoivent une instruction, prodiguée par des juges ou des gens travaillant déjà comme interprètes judiciaires, avant de prendre part à des simulacres de procès mis en scène dans de vraies salles de tribunal. Une fois ces étapes franchies, leurs noms sont ajoutés au répertoire des interprètes judiciaires. Le temps passant, ils accumulent suffisamment d’expérience pour se qualifier pour les formations intermédiaires et avancées qui se succèdent à quelques années d’intervalles.

J’ai fait partie d’un groupe qui a effectué un suivi des activités de 156 interprètes judiciaires chevronnés en 2012 et en 2017. Il ressort de notre étude que l’interprète judiciaire type est une femme dans la quarantaine ou la cinquantaine, vivant en zone urbaine et dotée d’un haut niveau d’éducation. Environ 60 % des interprètes sont des personnes de langue maternelle japonaise qui ont acquis la maîtrise d’une langue étrangère. Le chinois mis à part, trois des langues du sommet de la liste mentionnée plus haut se rangent parmi celles que les Japonais n’ont pas l’habitude d’étudier ; ce qui veut dire qu’un nombre considérable de personnes de langue maternelle étrangère ayant appris le japonais servent aussi dans les rangs des interprètes judiciaires.

C’est en 1993, alors que je préparais mon doctorat, que j’ai effectué ma première interprétation, en l’occurrence pour un citoyen philippin interrogé dans le cadre d’une affaire de méthamphétamine. Après plusieurs autres missions pour le Bureau du procureur et l’association du barreau régional, j’ai fait mes débuts à part entière comme interprète judiciaire.

Depuis lors, je suis intervenu dans quelque 500 affaires, les plus courantes étant les infractions aux réglementations sur l’immigration, telles que les dépassements du temps de séjour octroyé à un résident étranger au titre de son visa, suivies en second par les affaires liées aux drogues illégales. J’ai aussi exercé mon métier dans des affaires de meurtre et de tentative de meurtre, de coups et blessures, de vol et de mariage de complaisance. Le plus gros de ce travail d’interprétation s’est fait entre le philippin et le japonais, mais il m’est aussi arrivé d’interpréter entre l’anglais et le japonais.

Maigre rémunération, maigre satisfaction

En quoi consiste précisément le travail de l’interprète judiciaire ? Je vais tenter de répondre à cette question en m’appuyant sur l’exemple d’un procès pour vol où le défendeur a reconnu sa culpabilité.

Un beau jour, je reçois un appel téléphonique d’un greffier me proposant un travail d’interprétation à prendre dans mon couple de langues et me demandant si je suis disponible tel jour à telle heure. Une fois que j’ai accepté le travail, on me dit de quel délit il s’agit et on me donne les informations pour contacter l’avocat en charge de l’affaire. Si le suspect est en détention, j’accompagne l’avocat pour le rencontrer au poste de police ou au centre de détention. Le Centre japonais de soutien juridique prend en charge mes frais de déplacement et la rémunération de mon interprétation, qui est fixée à 8 000 yens (environ 61 euros) pour une séance de 30 minutes, avec un supplément de 1 000 yens pour chaque tranche de 10 minutes venant s’y ajouter.

Pour un interprète, le plus gros du travail se passe pendant les trois ou quatre jours précédant l’ouverture de la procédure judiciaire. Le procureur envoie une déclaration préliminaire, une vue d’ensemble des preuves et les grandes lignes de la déclaration finale qu’il est en train de préparer. Selon la nature de l’affaire, le volume de ces documents peut aller jusqu’à une dizaine de feuillets imprimés. Les représentants légaux du défendeur m’envoient aussi un aperçu des déclarations qu’ils prévoient de faire, ce qui représente encore au moins trois pages. Tous ces textes doivent être traduits en vue d’une présentation orale lors du procès, après quoi il faut imprimer la traduction pour l’amener au tribunal le premier jour du procès.

Le jour d’ouverture du procès, je commence par me rendre au bureau du greffier, où je prête le serment de l’interprète, signe une carte attestant de mon apparition au tribunal ce jour-là, signe et tamponne la facture couvrant la rémunération de ma journée d’interprétariat et mes frais de déplacement. Après être entrée dans la salle du tribunal, je vais m’asseoir à côté du sténographe et installe mon microphone. Le défendeur utilise des écouteurs pour prendre connaissance de mon interprétation ; compte tenu de la distance qui sépare mon siège de la place du défendeur, le recours à un système sans fil lui permet de mieux entendre ce qui est dit. Toutes les déclarations prononcées dans la salle du tribunal, y compris mes interprétations, sont enregistrées depuis l’ouverture jusqu’à la clôture du procès.

Lorsque l’acte d’accusation est lu à haute voix, j’en communique le contenu en interprétation consécutive : j’attends qu’un passage soit prononcé en japonais pour l’interpréter dans l’autre langue. Par contre, pour la déclaration préliminaire, l’exposé des preuves, la déclaration finale et les remarques de l’avocat, je lis au fur et à mesure et en simultané les traductions que j’ai préparées à l’avance. On procède ainsi pour gagner du temps. Je recours de nouveau à l’interprétation consécutive pour l’audition des témoins et l’interrogatoire du défendeur. Dans bien des cas, la sentence est décidée à l’issue d’une seule audience, mais son prononcé est remis à un autre jour, et il faudra, là encore, en passer par l’interprétation consécutive.

Bien des procès sont bouclés en une heure environ. Pour cette durée, je gagne à peu près 15 000 yens (environ 115 euros) pour mes services d’interprétariat. Après le prononcé de la sentence, ce montant, ajouté à mes frais de déplacement, est transféré sur mon compte en banque. Comme la justice ne publie aucune norme officielle sur le mode réel de calcul de ces rémunérations, il n’y a pas de décompte précis de la somme transférée, une lacune que nombre d’interprètes chevronnés interrogés dans les enquêtes auprès de la profession mentionnent comme une source de mécontentement. Peut-être un salaire horaire de 15 000 yens semblera-t-il plutôt élevé aux yeux de nombreux lecteurs, mais il ne faut pas oublier que les quatre ou cinq heures passées à traduire les documents utilisés tout au long de la procédure ne sont pas payées.

Les interprètes sont des êtres humains

Quels sont les principaux problèmes auxquels la profession des interprètes judiciaires se trouve aujourd’hui confrontée ? En tout premier lieu vient la nature incertaine des revenus. Les causes de cette instabilité sont structurelles. Même si quelqu’un est inscrit sur la liste des interprètes disponibles, il n’a aucun moyen de savoir quand une proposition de travail va arriver. C’est ce qui amène bien des interprètes judiciaires à prendre un travail supplémentaire comme traducteur, interprète ou professeur de langue. Outre cela, il n’existe aucune marge de négociation en ce qui concerne la rémunération. Comme il n’y a pas de syndicat d’interprètes, si les tribunaux prenaient soudain la décision unilatérale de réduire les salaires, les professionnels concernés ne recevraient même pas un avis préalable pour les informer de ce changement. Vu l’absence de normes clairement énoncées, il n’existe pas vraiment de critère pour juger si la rémunération correspond aux compétences des gens qui la perçoivent.

En second lieu, la charge excessive de travail pesant sur les personnes qui exercent cette profession est devenue un état de fait couramment accepté. Les interprètes sont des êtres humains, pas des machines. Quand il en a fini avec les traductions en amont, c’est une heure ininterrompue de besogne exténuante qui attend l’interprète lors du procès. Si les magistrats sont des juges non professionnels, l’équivalent japonais des jurés, le procès risque d’être beaucoup plus long et de durer des jours et des jours, avec le supplément de paperasserie qui en découle à chaque séance, et qui doit être traduit à temps pour la suivante. Dans ces circonstances, il n’est pas rare que les interprètes doivent se contenter de trois ou quatre heures de sommeil par nuit. Dans les réponses des interprètes aux enquêtes, on trouve des commentaires du genre « j’aimerais bien qu’on nous donne un peu de temps pour boire de l’eau pendant les procès » ou « il devrait y avoir un endroit dans les tribunaux où les interprètes puissent se reposer entre deux obligations ».

Enfin, il y a la compréhension insuffisante de ce que font réellement les interprètes judiciaires. Contrairement à l’idée, semble-t-il généralement admise, qui voudrait que les interprètes payés par la justice ne se trompent jamais, les erreurs d’interprétation sont inévitables. À titre d’expérience, essayez de parler une heure d’affilée dans votre première langue (celle dans laquelle vous vous exprimez avec le plus d’aisance). Vous vous apercevrez que vous fatiguez et qu’il vous arrive à plusieurs reprises de trébucher sur les mots. On ne peut pas attendre d’un interprète qu’il fasse ce travail pendant une durée similaire sans écorcher un mot ou laisser échapper un morceau d’information. En fait, l’attitude qui doit prévaloir dans un tribunal, c’est de considérer que les erreurs d’interprétation doivent être corrigées dès qu’elles sont détectées, et que l’interprète sera autorisé à prendre du repos si la fatigue le gagne.

Certains procès attirent beaucoup d’attention, et il arrive que l’espace réservé au public soit rempli de journalistes qui font des reportages, lesquels ont parfois tendance à se focaliser exclusivement sur les « erreurs de traduction » commises par l’interprète judiciaire. Bien entendu, je ne suis pas en train de dire que ce genre d’erreurs sont pardonnables ; mais pour une travailleuse indépendante qui n’a pour elle que sa compétence et la confiance de ses clients, le moindre dénigrement par les médias peut être lourd de conséquences, tant mentalement que financièrement. Il est facile de critiquer les erreurs commises par un interprète, mais j’aimerais que les journalistes s’interrogent aussi sur les raisons pour lesquelles ces erreurs se produisent.

Les modes de fonctionnement sur notre lieu de travail doivent changer

Malgré toutes les difficultés que nous pouvons rencontrer dans ce travail, il n’existe aucun endroit où déposer une réclamation. Certains interprètes supportent leurs épreuves et persévèrent, d’autres choisissent tout simplement d’arrêter. J’espère quant à moi que nous arriverons à empêcher cette situation de perdurer, et à faciliter la tâche de la prochaine génération d’interprètes judiciaires en améliorant la façon dont ils sont traités et la rémunération qu’ils perçoivent.

En mars 2018, j’ai interviewé des interprètes judiciaires des Pays-Bas. J’ai appris qu’ils doivent passer des tests de compétences pour devenir interprètes et, avant d’être agréés comme interprètes judiciaires, fréquenter des établissements d’enseignement spéciaux où ils suivent des cours sur le droit pénal et les lois applicables aux étrangers dans leur pays. Je souhaite que les tribunaux japonais s’inspirent de ce genre d’exemples pour accroître la fréquence des formations offertes aux interprètes et prendre des dispositions pour évaluer leur travail tant en termes de connaissances juridiques que d’aptitude à l’interprétation. J’espère en outre voir les procureurs et les avocats se montrer plus compréhensifs à l’égard des interprètes, et plus coopératifs aussi.

Certains pensent que l’interprétariat judiciaire devrait être une activité occasionnelle, comme le volontariat. Mais c’est un point de vue erroné : il s’agit d’une tâche importante, qui s’accompagne de responsabilités et mérite d’être correctement rémunérée. Aux jeunes gens qui envisagent de faire carrière dans les services liés aux langues, je recommande d’aller au tribunal le plus proche de leur domicile pour assister à un procès qui nécessite l’intervention d’un interprète. Les bureaux d’accueil de tous les tribunaux proposent des calendriers des séances ; tout le monde peut les consulter et assister, dans la limite des places disponibles, à un procès. Les tribunaux de district de Tokyo, Yokohama, Nagoya, Osaka et d’autres grandes villes traitent en général chaque jour plusieurs affaires où comparaissent des étrangers requérant les services d’un interprète. La rencontre avec l’atmosphère dans laquelle se déroule notre travail peut certes constituer une pénible expérience, mais s’il y a ne serait-ce qu’une personne pour observer un interprète judicaire en action, constater à quel point il joue un rôle indispensable dans le déroulement d’un procès et décider que « c’est-ce que je veux faire moi aussi », alors nous serons enchantés de l’accueillir dans nos rangs.

(Article à l’origine écrit en japonais. Illustration : Enomoto Yoshitaka – Dans cette image, l'interprète judiciaire est assise à côté du greffier, en face de la barre des témoins, devant les sièges surélevés du juge et des jurés civils.)

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