Au Japon, les chiens et les chats peuvent-ils aller au paradis ?

Société Culture

Un nombre croissant de Japonais qui sont propriétaires d’un animal aimeraient pouvoir célébrer un office funéraire lorsque celui-ci meurt, à l’instar d’un être humain. Au sein du monde bouddhique, ce désir fait aujourd’hui débat. L’auteur, qui est également un religieux, fait le point sur les pratiques japonaises à cet égard depuis les temps anciens.

Une polémique qui divise un des courants principaux du bouddhisme

Les animaux familiers peuvent-ils aller au paradis ?

Cette interrogation suscite en ce moment une controverse passionnée dans une partie du monde bouddhique japonais. Dans l’École de la Terre pure, Jôdo-shû, pour qu’un être humain accède à la Terre pure, c’est-à-dire le paradis, il lui suffit de répéter la formule « Namu Amida Butsu », appelée nenbutsu.

Mais les animaux n’étant pas capables de réciter, seraient-ils écartés du paradis ?

Ajoutons que, dans le bouddhisme, les animaux appartiennent à l’une des « six destinées », ou plus précisement, au chikushô-kai, signifiant littéralement « le monde des êtres vivants domestiqués ». C'est un univers de souffrance qui se situe deux niveaux en dessous de celui des humains. Ainsi, pour qu’un chat ou un chien puisse accéder au Paradis de la Terre Pure, il lui faudra tout d’abord accumuler de bonnes actions afin de se réincarner dans le monde des hommes, pour qu’enfin, sous cette nouvelle forme, il soit capable de réciter la formule du nenbutsu.

Mais il existe une réfutation. Selon celle-ci, même si un être échoue dans le chikushô-kai, une personne vivante peut lui permettre d’en sortir s’il lui transfère toutes ses bonnes actions en lisant des sûtras. Tourner vers un tiers ses propres vertus s’appelle ekô, prier pour l’âme de quelqu’un, et l’on considère que les services du septième jour ou des quarante-neuf jours après la mort font partie de ces pratiques. S’il n’en était pas ainsi, les êtres humains qui n’ont pu réciter le nenbutsu, comme les bébés morts trop tôt avant de savoir parler ou les personnes handicapées incapables de prononcer des mots ne pourraient pas parvenir au paradis. Les partisans de cet argument insistent sur le fait que les animaux familiers peuvent accéder au paradis de la même manière si leur maître prie pour le repos de leur âme.

Le bouddhisme est arrivé au Japon il y a 1 500 ans. Il n’y avait pas autrefois dans le monde bouddhique de polémiques sur ce qui advient aux animaux familiers après leur mort. Qu’est-ce qui a fait que ces dernières années, un tel sujet puisse ébranler les fondements d’une doctrine aussi ancienne ?

Il y a d’abord l’évolution importante du regard de la société sur les animaux familiers. En effet, les êtres humains et les animaux familiers cohabitent encore plus fortement aujourd'hui. Jusqu’à il y a une trentaine d’années, les chiens vivaient encore généralement dans une niche dehors, et les chats entraient et sortaient à leur guise dans la maison. Mais dans les grandes villes, de plus en plus de gens vivent en appartement, et il est aujourd’hui normal d’élever des animaux familiers à l’intérieur. Il y a aussi plus de petits chiens qu’avant.

Selon une enquête de l’Association alimentaire pour les animaux familiers, alors que 60,1 % des chiens étaient élevés en appartement en 2004, ce pourcentage était passé à 84,4 % en 2017 (89,1% si l’on inclut ceux élevés à l’intérieur et à l’extérieur). Quant aux chats, les chiffres équivalents étaient de 72 % en 2004, et 86 % en 2017 (96,9% en incluant ceux qui vivent dehors et dedans).

Les animaux familiers ont été promus au rang de « membre de la famille », et il n’y a rien d’étrange à ce que leurs maîtres souhaitent faire le nécessaire pour leur permettre de reposer en paix dans l’au-delà lorsqu’ils meurent.

Les moines bouddhistes d’aujourd’hui sont incapables de répondre à cette demande des maîtres, et ces derniers expriment souvent leur désir de placer les cendres de leur animal décédé dans la tombe familiale. Certains moines refusent toutefois, en expliquant que la doctrine bouddhique n’envisage pas que les êtres humains puissent retrouver leurs animaux familiers dans l’au-delà. De plus, les enterrer aux côtés de leur maître pourrait déplaire aux propriétaires des tombes voisines. Désespérés par cette réponse, certains maîtres auraient même quitté le temple auquel ils étaient affiliés.

Le « temple aux chats » de Tokyo, un lieu très particulier

Cependant, il existe des temples qui ont choisi de s’adapter à cette tendance actuelle en offrant des tombes où les êtres humains peuvent reposer aux côtés de leur animaux familiers. Le Kannô-ji, situé dans l’arrondissement de Setagaya à Tokyo, en fait partie. Surnommé le « temple des chats », il recueille les chats errants et les chats abandonnés. Le supérieur du temple a commencé à offrir des services funéraires pour animaux familiers il y a 13 ans, afin de répondre aux souhaits des personnes qui voulaient que leur chien ou leur chat soit enterré avec eux.

Un service funéraire collectif pour les animaux familiers au temple Kannô-ji

Ce temple a créé une section avec des tombes conçues pour recueillir les urnes d’animaux familiers au même endroit que les tombes d’êtres humains. L’idée est de satisfaire les demandes des propriétaires d’animaux familiers sans déroger au sentiment religieux des autres. Aujourd’hui, les chiffres portant sur le décompte des services funéraires et services commémoratifs de ce temple parlent d’eux-mêmes : ceux concernant les êtres humains représentent 5 % du total, contre 46 % pour les animaux familiers ! Il y a même à l’intérieur de ce temple un crématoire pour animaux.

Cette initiative du temple Kannô-ji peut paraître pionnière, mais en réalité, les services bouddhiques pour animaux ont une longue histoire au Japon, comme en attestent des documents écrits. Intéressons-nous maintenant à ce qu’elle nous apprend.

Une tombe pour un chien au VIe siècle

La plus ancienne tombe pour animal familier existante se trouve dans le tumulus Giken-zuka, dans la ville de Kishiwada de la préfecture d’Osaka, où y est enterré un chien. Cette sépulture de forme ronde aurait été construite dans la seconde moitié du VIe siècle, c’est-à-dire à l’époque de l’introduction du bouddhisme au Japon.

Le clan Soga était partisan de cette nouvelle religion, tandis que le clan Mononobe, dirigé par Mononobe no Moriya, y était opposé, et les deux clans étaient en guerre. Mononobe no Moriya fut tué lors d’une bataille, et l’un de ses partisans, Toritoribe no Yorozu, se donna alors la mort. Shiro, son chien fidèle, s’empara de la tête de son maître et l’enterra. Il s’assit ensuite devant cette « tombe » et refusa d’en bouger, même pour manger la nourriture qu’on lui donnait. Il finit par mourir de faim.

Témoins du dévouement de Shiro qui avait montré qu’un animal pouvait mériter l’admiration, même s’il appartient au monde des chikushô (voir en début d’article), les gens de la cour décidèrent de lui offrir une sépulture. Aujourd’hui encore, la tombe de Shiro se trouve dans le tumulus de son maître Yorozu, et chaque automne, la famille Tsukamoto, les descendants de Yorozu, se rassemblent pour honorer leur ancêtre et son chien. Ainsi, ce service commémoratif perdure remarquablement depuis près de 1 500 ans.

L’enterrement de Hachikô

Un autre chien japonais mérite peut-être encore plus d’attention. Il s’agit de Hachikô, dont la célèbre statue est érigée devant la gare de Shibuya à Tokyo. Tous les Japonais connaissent cet animal, et le film américain Hachi, dans lequel jouait Richard Gere, lui a valu une célébrité mondiale.

Hachikô était le chien d’Ueno Eizaburô, un professeur de la faculté d’agriculture de l’Université impériale de Tokyo (aujourd’hui Université de Tokyo). Chaque matin, il accompagnait son maître à cette gare, la plus proche de son domicile, et revenait le chercher le soir. Mais lorsque son maître mourut foudroyé par une crise cardiaque sur son lieu de travail, en 1925, un an après son adoption chez Ueno, le chien continua à se rendre à la gare pour attendre son maître, jusqu’à sa propre mort dans la rue dix ans plus tard, en 1935.

Déjà à cette époque, ce chien était célèbre pour son dévouement. Sa mort a alors été un grand événement : son corps fut exposé devant la gare, et on décida d’organiser pour lui un service funéraire, comme pour un être humain, célébré par 16 bonzes dans l’enceinte de la gare.

La famille du propriétaire défunt de Hachikô se recueille devant la dépouille du fidèle chien à la gare de Shibuya, en mars 1935.

Hachikô fut ensuite empaillé, et il est possible de le voir à la faculté d’agriculture de l’Université de Tokyo. Il a aussi sa propre tombe dans le cimetière d’Aoyama à Tokyo, qui se trouve à côté de celle de son maître. Elle reçoit encore beaucoup de visiteurs 80 ans après la mort de ce chien fidèle.

La tombe de Hachikô, qui ressemble à une niche

Les enterrements d’animaux familiers ont donc une longue histoire au Japon. Les Japonais sont vivement conscients du fait qu’ils vivent en coexistence avec la nature, et ils savent en prendre soin même lorsqu’elle meurt. Peut-être priait-on déjà pour le repos posthume des chiens de chasse qui auraient été domestiqués à l’époque Jômon (dans la préhistoire japonaise, jusqu’au IVe siècle avant notre ère)...

Vouloir enterrer son animal familier au même endroit que soi est naturel. Le bouddhisme peut-il véritablement prêcher la miséricorde s’il rejette ce souhait ?

(Toutes les photos ont été fournies par l’auteur, sauf la photo de titre par Jiji Press : chaque avril a lieu un service commémoratif pour le chien Hachikô devant la gare de Shibuya à Tokyo.)

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