Comment vivre pour soi-même ?

Message pour ceux qui ne savent pas dire « Je veux »

Vie quotidienne Société

De plus en plus de gens souffrent de ne pas savoir ce qu’ils veulent, ou ce qu’ils aiment. Un psychiatre qui traite quotidiennement des patients dans ce cas leur adresse un message.

Le manque de passion, un trouble qui progresse à toute allure

Ces dernières années, le nombre de personnes souffrant de ne pas savoir ce qu’elles aiment faire, ou ce qu’elles veulent être, a beaucoup augmenté. En demandant à ces gens ce qu’ils aiment ou détestent, ils répondent souvent qu’ils l’ignorent parce qu’ils n’y ont jamais réfléchi.

Il me semble qu’il y a vingt ou trente ans, la passion jouait un plus grand rôle dans les tourments dont souffraient les patients. À l’époque, ils se plaignaient surtout de ne pas arriver à obtenir ce qu’ils recherchaient, de ne pas pouvoir convaincre leurs parents, de ressentir de l’infériorité causée par leur incapacité à devenir ce qu’ils souhaitaient être, ou de l’absence de reconnaissance de leur entourage. Ils avaient en commun un attachement affectif lié à un genre de passion.

Mais cette « passion » n’est pas perceptible dans les souffrances en progression ces dernières années. Pourquoi ce changement s’est-il produit ? Il faut d’abord savoir que toutes ces personnes affectées ont un point en commun : elles ont eu des parents enthousiastes vis-à-vis de leur éducation. Ces derniers leur ont fait faire très jeunes toutes sortes d’activités, culturelles, sportives, éducatives, elles ont ensuite vécu sur cette lancée. Elles prennent conscience pour la première fois de leur absence de motivation lorsqu’elles doivent faire un choix, qu’il s’agisse du sujet de leurs études, du travail qu’elles veulent faire, ou encore lorsqu’elles butent sur un obstacle. Elles sont alors dans une situation semblable à celle d’une voiture dépourvue de force motrice qui s’arrêterait, bloquée par une pierre et incapable de repartir parce qu’elle avait jusqu’alors roulé sur les « rails » de l’habitude.

La fin de « désir = motivation »

On peut probablement dire que les souffrances d’autrefois, liées à la passion, étaient le produit d’une époque où le désir était un moteur pour les hommes. Depuis les origines de l’humanité jusqu’à une époque récente, il a été notre principale énergie. Les hommes qui cherchaient passionnément à avoir une vie plus sûre, plus confortable et plus aisée, y sont petit à petit arrivés. Cette motivation a simultanément produit toutes sortes de formes d’attachement, autrement dit, des souffrances passionnées.

Mais les progrès de l’humanité ont amené l’individu à faire face aujourd’hui à une nouvelle situation. Les pays avancés sont entrés dans une époque de satiété, et l’informatisation rapide de la société a commencé à devenir une réalité. Tout cela a certes rendu la vie plus pratique et plus agréable, mais ironiquement, cela a aussi produit la perte des raisons de vivre, de notre force motrice. Et l’on peut estimer que c’est de cette manière que les tourments affectant les hommes ont graduellement perdu leur intensité, et sont devenus existentiels, car portant sur la perte du sens de la vie.

Les enfants mis sur les rails dès la naissance

Mais les parents d’aujourd’hui, nés à l’époque où le désir motivait, ne se sont pas débarrassés du sens des valeurs avec lequel ils avaient grandi, et beaucoup d’entre eux se sont enthousiasmés pour l’éducation précoce, afin d’offrir à leurs enfants une future réussite sociale et économique.

Il existe aujourd’hui une énorme quantité d’activités et de cours pour les très jeunes enfants, et beaucoup d’entre eux ont des emplois du temps qui n’ont rien à envier à ceux d’hommes d’affaires. Et lorsqu’ils ont un jour où rien n’est prévu, ce qui leur arrive rarement, que font leurs parents ? Ils en profitent par exemple pour les emmener en excursion à Tokyo Disneyland, programme qu’ils avaient organisé plusieurs mois auparavant. Ainsi, tous les enfants d’aujourd’hui n’ont aucun temps libre.

Ces « heures creuses » où les enfants s’ennuyaient leur permettaient à l’origine de réfléchir à des jeux et de développer leur curiosité. Maintenant qu’ils en sont privés, ils ont changé de nature et sont devenus passifs. Ajoutons à cela les outils pratiques, jeux vidéo ou téléphones portables, qu’on leur fournit aujourd’hui pour combler ces moments de vide. Rien d’étonnant à ce que leur passivité se renforce.

Ces enfants entourés d’outils artificiels, qui n’ont pas eu la possibilité de décider ce qu’ils avaient ou non envie de faire, à qui on a imposé des activités scolaires, mais aussi artistiques ou sportives, ont fini par renoncer à l’idée de s’écouter eux-mêmes. « C’est pour ton bien », disent les parents. Comment ainsi s’opposer à eux ? Les enfants n’arrivent donc plus à exprimer aisément ce qu’ils aiment ou n’aiment pas. Et pire encore, ils perdent même la faculté de le ressentir, et renoncent au bout du compte à écouter leurs véritables désirs.

Les personnes ayant grandi de cette façon sont ébahies de se rendre compte à quel point elles sont incapables de s’exprimer sur leurs propres souhaits au moment de choisir un métier ou leur orientation, ou quand elles se demandent ce qu’elles aiment ou ce qu’elles ont envie de faire. Est-il exagéré de qualifier leur état de « castré psychologique » ?

De l’importance de savoir dire « non »

Être capable de dire non, de refuser ce qui veut nous contrôler, ce qui nous menace, est la base du moi. Dire non est la preuve de notre existence indépendante et le point de départ pour protéger notre dignité d’individu. Autrement dit, l’opposition est un élément indispensable pour être soi-même.

La phase du non que l’on constate chez tous les enfants entre deux et trois ans est la première manifestation de l’éveil du moi :
— Tu veux manger ça ?
— Non !
— Alors, dis-moi ce que tu veux.
— Non !
Il ne s’agit pas ici d’une envie de manger ce que l’on veut ou non, mais d’une affirmation du moi qui ne veut pas qu’on lui donne des ordres.

Pour restaurer le moi d’une personne qui a perdu la passion, il faut travailler à faire apparaître ce « non ». Demander à ces « castrés psychologiques » leurs envies ou leurs aspirations au plus profond de leur cœur ne serait que peine perdue. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’un cœur pour lequel est interdit jusqu’au mot « non » n’a aucune raison de pouvoir s’exprimer…

Pour faire revivre le moi, pour le faire passer de l’état passif à l’état actif, il faut se débarrasser d’une traite de certains termes qui ont été imprimées en nous comme vertus : « docilité », « obéissance », « humilité ».

Dans « Les trois métamorphoses » de la première partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche parle du processus par lequel l’homme mûrit, en passant de chameau à lion, puis à enfant. Le chameau est le symbole de l’ardeur à l’étude et au travail, de l’obéissance, de la piété et de l’effort. Nous, les Japonais, avons tendance à nous tromper en pensant que ce stade est celui de l’homme autonome dans la société, alors qu’il s’agit d’une situation passive où le moi n’existe pas encore.

Le chameau se métamorphose ensuite en lion qui abat le dragon qui contrôlait jusqu’alors le moi et le dirigeait en lui disant : « Tu dois ». Le lion relève la tête en disant : « Je veux ». Puis ce lion qui a obtenu la voix active, surmonte même l’insistance sur le soi, et se transforme en enfant qui symbolise la pureté, la créativité, le jeu. Tel est le processus par lequel l’esprit humain évolue vers la maturation.

Il existe malheureusement encore beaucoup d’adultes qui se trompent en considérant que l’éducation consiste à développer un « chameau » docile et travailleur. Ainsi, lorsque la voix du cœur de la personne rongée par la passivité devient graduellement difficile à entendre, il faut assidûment tendre l’oreille vers le « non » que chuchote le cœur, et petit à petit l’utiliser pour faire naître l’esprit d’opposition du « lion ».

Pour cela, il faut d’abord arriver à savoir, au moment d’entreprendre une action, s’il s’agit d’une envie exprimée par le cœur, ou d’un « Tu dois » ordonné par la tête. Si c’est un « Tu dois », il faut se demander ce qu’en pense le « cœur », et lui accorder enfin l’importance qu’il mérite parce qu’il a été longtemps négligé. Le « cœur » qui renferme le souffle vital retrouvera ainsi sa vigueur, et pourra un jour nous apprendre le contenu de ce que « Je veux ».

(D’après un original en japonais du 20 février 2018. Illustrations : Mica Okada)

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