Réfléchir à la guerre

Les grues en papier : un message de paix et d’espoir pour le monde entier

Société

Depuis quelque temps, les grues en papier japonaises volent bien au-delà des frontières de l’Archipel, et elles se répandent dans le monde entier. Comment ces pliages réalisés en suivant les techniques traditionnelles de l’origami ont-ils réussi à faire leur chemin un peu partout sur notre planète en tant que symbole de paix ? C’est ce que nous avons demandé à Sasaki Masahiro, le frère ainé d’une petite fille de Hiroshima appelée Sadako qui s’est mise à faire des grues dans l’espoir de guérir quand elle est tombée malade, dix ans après la destruction de sa ville natale par la bombe atomique.

La visite du président Obama à Hiroshima : une première

Le 27 mai 2016, Barack Obama s’est rendu à Hiroshima, une première pour un président des États-Unis en exercice (voir notre article sur le sujet). Qui plus est, ce jour-là, il a apporté avec lui quatre grues en papier fabriquées de ses propres mains.

Sasaki Masahiro a 77 ans. Le 6 août 1945, il se trouvait à Hiroshima avec sa mère et sa sœur Sadako, quand la ville a été soufflée par l’explosion de la bombe atomique. Aujourd’hui, il tient un salon de coiffure pour hommes dans la préfecture de Fukuoka. Il est par ailleurs l’auteur d’un ouvrage en japonais, Sadako no senbazuru (Les mille grues de Sadako), publié en 2013. Il dit avoir été « complètement stupéfait en apprenant que le président américain en personne avait réalisé ces pliages de papier ».

« Barack Obama ne pouvait pas demander pardon en tant que président des États-Unis, mais je pense qu’il a transmis un message d’excuses à titre personnel. J’ai eu le sentiment que ses grues de papier étaient porteuses de paroles pleines d’humanité venant de lui en tant qu’individu. » Le président Obama a ensuite offert deux autres pliages réalisés par ses soins à Nagasaki, la seconde ville du Japon détruite par une bombe atomique.

Barack Obama et Caroline Kennedy, alors ambassadeur des USA au Japon, en train de fabriquer des grues en papier à l’occasion de la visite historique du président des États-Unis à Hiroshima, en mai 2016. (Photo : Jiji Press)

L’art du papier plié (origami) est un jeu d’enfants très courant au Japon et la quasi totalité des habitants de l’Archipel apprennent à faire des grues (tsuru) dès leur plus jeune âge. Au pays du soleil levant, cet oiseau est un symbole de longévité et on offre volontiers des guirlandes constituées d’un millier de tsuru en papier (senbazuru) aux malades pour leur souhaiter un prompt rétablissement, aux victimes de catastrophes naturelles en signe de soutien, et aux joueurs sportifs pour les encourager.

Mais à l’heure actuelle, ces oiseaux de papier commencent à être connus dans le monde entier en tant que symbole d’une prière pour la paix ou comme un moyen pour surmonter des difficultés.

C’est ainsi qu’en mai 2018, lorsque douze jeunes garçons d’une équipe de football et leur entraineur se sont fait piéger par les eaux dans la grotte de Chiang Rai, en Thaïlande, les camarades de classe de l’un d’entre eux ont fait mille grues de papier en trois jours en guise de prière pour la réussite de leur sauvetage.

Comment les grues en papier ont conquis le monde

Sasaki Sadako à l’âge de douze ans, la première fois qu’elle portait un kimono. (Photo avec l’aimable autorisaton de Sasaki Masahiro et du Musée du mémorial de la paix de Hiroshima)

Derrière le succès des grues de papier à l’échelle de la planète, il y a l’histoire de Sadako, la petite sœur de Sasaki Masahiro. La fillette avait à peine deux ans quand la bombe atomique a ravagé Hiroshima, sa ville natale. Dix ans plus tard, elle a été emportée par une leucémie, après huit mois de lutte acharnée contre la maladie. Elle était alors âgée de douze ans. Sasaki Sadako était pleine de vitalité et très douée pour la course à pied. Elle voulait à tout prix guérir et rentrer chez elle, et c’est dans cet espoir, qu’elle a façonné entre 1 300 et 1 500 grues pendant son séjour à l’hôpital. Elle a inspiré la sculpture représentant une petite fille tenant une grue de métal au-dessus de sa tête qui se trouve au sommet du monument de la paix dédié aux enfants – littéralement « statue des enfants de la bombe atomique » (genbaku no ko zô) – du Parc de la paix de Hiroshima. Chaque année la ville reçoit quelque dix millions de tsuru en papier en provenance du monde entier. En fait, l’histoire de Sadako et de ses grues est encore plus connue en dehors du Japon que sur place.

En 1956, le journaliste australien Robert Junk s’est rendu à Hiroshima, et il a publié un livre intitulé Light in the Ruins (De la lumière dans les ruines) où il a raconté la vie de la petite Sadako. En tant que rescapé des camps de la mort nazis, Robert Junk a été profondément ému par l’attitude de la fillette face à l’existence, par sa sagesse et par sa considération pour ses parents. L’histoire de Sadako a ensuite été reprise dans un très grand nombre de livres pour enfants et de manuels scolaires du monde entier.

Le monument de la paix dédié aux enfants victimes de la bombe de Hiroshima avec, tout en haut, une sculpture représentant Sasaki Sadako tenant une grue au-dessus de sa tête. Il est entouré par des stands où sont exposés les guirlandes de mille grues (senbazuru) apportées en guise d’offrande. (Photo par Nippon.com)

Nous avons demandé à Sasaki Masahiro ce qu’il pensait de l’engouement mondial pour les grues suscité par sa petite sœur. Bien que réticent au départ, il a fini par comprendre qu’il avait un rôle important à jouer à cet égard. En 2009, il a fondé une organisation non gouvernementale (ONG) – The Sadako Legacy – qui œuvre en faveur de la paix dans le monde par le biais de conférences et des grues de papier laissées par Sadako.

Le salon de coiffure pour hommes de Sasaki Masahiro est décoré avec des guirlandes de « mille grues » (senbazuru) en provenance du monde entier. Le frère de Sadako porte une cravate ornée d’un motif de grues en papier. (Photo : Doi Emiko)

Une grue en papier exposée à Pearl Harbor

Le Centre d’accueil et d’information des visiteurs de Pearl Harbor, à Hawaii, expose une minuscule grue en papier réalisée avant sa mort par la petite Sadako, qui lui a été offerte par Sasaki Masahiro. « Il ne s’agit pas simplement de donner. Un tel geste n’a aucun sens si son bénéficiaire n’en comprend pas la portée et la nécessité », explique celui-ci.

Aux États-Unis, quand on dit « Hiroshima, jamais plus ! », on est à peu près sûr de s’entendre répondre « N’oubliez pas Pearl Harbor ! ». Le Centre d’accueil et d’information des visiteurs de Pearl Harbor a été créé pour commémorer l’attaque qui a poussé les Américains à entrer en guerre avec le Japon et il s’est essentiellement focalisé sur les pertes de de l’US Navy. Mais en 2012, lorsqu’il a été question d’y organiser une exposition consacrée à la paix, quelqu’un a suggéré avec insistance d’y inclure une des grues en papier de Sasaki Sadako.

Cette personne n’est autre que Clifton Truman Daniel, le petit-fils de Harry S. Truman, le président des États-Unis qui a donné l’ordre de larguer une bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, en août 1945.

En 2004, Sasaki Masahiro avait eu un premier entretien téléphonique avec lui, quand il s’était rendu aux USA à l’occasion de la restauration de la sculpture du Parc de la paix de Seattle représentant Sadako. « Je lui ai dit que, bien qu’étant moi-même une victime de la bombe atomique, je ne souhaitais pas évoquer les horreurs et les souffrances qu’elle nous avait infligées. Ce que je désirais, c’est qu’ayant pris tous les deux conscience des causes de ce désastre, nous entamions un dialogue sur la question fondamentale de l’élimination des facteurs qui l’ont provoqué. J’ai ajouté que je cherchais un interlocuteur ayant un point de vue complètement différent du mien », raconte le frère de Sadako. Clifton Truman Daniel a tout de suite compris l’objectif de Sasaki Masahiro. Il a précisé qu’il avait lu un livre sur Sadako et que les petits Américains entendaient parler d’elle à l’école. Et il a tout fait pour que la grue offerte par Sasaki Masahiro soit exposée à Pearl Harbor.

Des grues réalisées par Sasaki Sadako pendant sa maladie. Celle de couleur verte, au centre, n’a jamais été terminée. À l’époque, le papier coûtait cher, et la fillette utilisait tout ce qu’elle pouvait récupérer, emballages de médicaments et autres fragments de cahiers. Et pour les grues les plus minuscules, elle se servait d’une aiguille. (Photo : Doi Emiko)

Les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois six ans plus tard, en septembre 2010 à New York. Clifton Truman Daniel a déclaré qu’il avait toujours voulu se rendre à Hiroshima mais qu’il avait longtemps hésité par crainte des réactions que pouvait susciter la nouvelle de la présence sur place du petit-fils de Harry Truman. Ce n’est qu’après avoir parlé avec Sasaki Masahiro qu’il s’est décidé à le faire.

Clifton Truman Daniel est allé pour la première fois au Japon en août 2012 en compagnie de sa femme et de ses trois enfants. Il a assisté aux cérémonies commémoratives de Hiroshima et de Nagasaki et il a écouté le témoignage de plus de quarante victimes de la bombe atomique. Lors d’une conférence de presse donnée à cette occasion, il a dit : « Je suis venu pour trouver un moyen de surmonter les rancœurs passées entre le Japon et les États-Unis et pour réfléchir à ce que nous pouvons faire pour l’avenir de nos enfants. »

Clifton Truman Daniel (au centre), Ari Beser, le petit-fils de Jacob Beser, spécialiste des contre-mesures radar de l’Enola Gay qui a largué la bombe atomique sur Hiroshima (à gauche), et Sasaki Masahiro (à droite). Le 4 août 2012, les trois hommes se sont recueillis ensemble au Parc mémorial de la paix de Hiroshima. (Photo : Aflo/AFP Photo/Kazuhiro Nogi)

Un message d’espoir plus que jamais d’actualité

Clifton Truman Daniel et Sasaki Masahiro sont en train d’effectuer des démarches pour créer une ONG – The Paper Cranes Foundation (Fondation des grues en papier) – destinée à promouvoir la paix.

« La haine ne fait qu’engendrer la haine. Et elle n’a jamais engendré l’amour. Si nous voulons éviter de répéter les horreurs de la guerre, nous devons d’abord nous rencontrer face à face avec humilité, et comprendre ce que chacun ressent. Et pour ce faire, il nous faut commencer par ouvrir notre cœur aux autres », affirme Sasaki Masahiro.

Et voici ce qu’il ajoute à propos de sa petite sœur : « Sadako était une enfant spéciale. Elle a fait semblant de ne pas savoir qu’elle était atteinte d’une leucémie, alors qu’elle savait parfaitement de quoi il retournait, pour éviter de faire souffrir sa famille. Elle s’est battue toute seule contre la peur et la douleur, et elle a essayé de vaincre la maladie en faisant des grues en papier. Je crois qu’elle était née avec une mission à accomplir. »

Sasaki Sadako assise (au milieu du premier rang) avec des camarades de son école (photo avec l’aimable autorisation de Sasaki Masahiro et du Musée du mémorial de la paix de Hiroshima). À droite : l’ouvrage de Sasaki Masahiro, Sadako no senbazuru (Les mille grues de Sasako, 2013) © Gakken

Plus de soixante ans après la mort de Sasaki Sadako, les habitants de l’Archipel et des gens du monde entier expriment leurs sentiments envers la paix en faisant des pliages en forme de grues. Ces oiseaux de papier accompagnent aussi les fonds internationaux que le Japon reçoit au titre de l’aide aux victimes des catastrophes. Et ailleurs dans le monde, des écoliers rescapés de conflits ethniques ou raciaux font eux aussi des grues en papier dans leur salle de classe.

La farouche volonté de vivre de Sadako, sans jamais perdre espoir et en continuant inlassablement à faire des grues en papier sur son lit d’hôpital a ému aux quatre coins de la planète. Et cette petite fille continue d’exister à travers les mains des personnes qui, quelque part dans le monde, sont en train de plier du papier pour en faire des petites grues.

(D’après un texte en japonais du 6 août 2018. Reportage et texte de Nippon.com. Photographie du titre : deux des quatre grues en papier offertes par le président Obama lors de sa visite à Hiroshima, le 27 mai 2016. Jiji Press)

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