Tokyo de jadis et d’aujourd’hui, à travers estampes et photographies

Ukiyo-photo Cent vues d’Edo [19] : la colline Goten-yama à Shinagawa

Culture Art

Le photographe Kichiya immortalise les lieux de Tokyo qui sont peints sur la célèbre série d’estampes d’Utagawa Hiroshige Cent vues d’Edo, du même point de vue, sous le même angle (ou presque) et pendant la même saison. « La colline Goten-yama à Shinagawa » (titre original : Shinagawa Goten-yama) est la 28e entrée de la série. On dit que Hiroshige aurait peint cette œuvre en ayant ressenit une grande tristesse devant ce qu’il était advenu d’un lieu autrefois fameux pour ses cerisiers…

Des cerisiers rasés lors de l’arrivée des « navires noirs » des États-Unis 

Les cerisiers de la colline Goten-yama, qui surplombaient le port de Shinagawa, occupaient depuis des lustres une place particulière dans le cœur du petit peuple d’Edo. L’endroit était devenu fameux depuis que des cerisiers de la région de Yoshino y avaient été replantés à l’époque du 4e shôgun Tokugawa Ietsuna. Hiroshige a peint plusieurs fois les cerisiers de Goten-yama, et la plupart de ses peintures représentent de joyeuses scènes de hanami , vues du haut de la colline, avec le port de Shinagawa en contrebas. Or, dans ses Cent Vues d’Edo, la colline est vue d’en bas, la paroi rocheuse envahissante et les cerisiers en fleurs tout petits.

En 1853, les « navires noirs » venus des États-Unis et menés par le Commodore Perry, qui demandera au Japon de s’ouvrir au commerce, étaient arrivés à Uraga. Par peur, le shogunat ressentit le besoin de placer des canons sur la baie d’Edo. Il entama alors des travaux de construction d’un polder à Shinagawa. Le matériau de comblement fut pris sur la colline Goten-yama, ce qui eut pour effet de mettre à vif une carrière et une paroi de terre. La colline perdit toute son apparence d’antan. Déplorant un tel spectacle, Hiroshige décida de représenter cette falaise nue pour réaliser sa fameuse estampe.

En 1872, quand fut établie la ligne de chemin de fer de Shinagawa à Yokohama, la voie ferrée profita du trou creusé par la carrière, et entama encore un peu la colline, au nord et au sud. Goten-yama est aujourd’hui encore plantée de nombreux cerisiers, mais très peu d’endroits permettent de voir à la fois la falaise, le trou et les cerisiers au sommet, comme dans le modèle de Hiroshige, à cause de la protection contre les chutes de pierres qui a été construite.

Pour réaliser ma photo, à la saison des cerisiers en fleurs, j’ai placé ma chambre de prise de vue tout à l’est du pont Shin-Yatsuyama, en direction de Goten-yama. Hiroshige devait être placé légèrement plus au sud, mais j’ai préféré ce point-ci, qui me permettait d’avoir la croix de l’église chrétienne de Shinagawa au centre, là où Hiroshige avait un grand pin.

(À droite) « La colline de Goten-yama à Shinagawa » (Shinagawa Gotenyama), la 28e entrée de la série Cent vues d’Edo de Utagawa Hiroshige.
À droite : « La colline de Goten-yama à Shinagawa » (Shinagawa Goten-yama), la 28e entrée de la série Cent vues d’Edo d'Utagawa Hiroshige.

L’héritage de « Goten-yama »

Au milieu du XVe siècle, le samouraï et poète Ôta Dôkan, avant de construire le château d’Edo, en aurait bâti un autre sur la colline Goten-yama où il aurait vécu. La colline prit le nom de « Goten-yama » sous le règne du 3e shôgun Tokugawa Iemitsu, lorsqu'un palais y fut édifié (« Goten-yama » signifie littéralement « la colline du palais »). Si celui-ci fut détruit en 1702 dans un incendie, sans être reconstruit, des cerisiers continuèrent d'être plantés malgré sa disparition, et le lieu devint aussi fameux pour ses cerisiers que le temple Kanei-ji de Ueno.

Aujourd’hui, le nom de Goten-yama ne correspond à aucun endroit ou arrondissement officiel, mais il bénéficie encore de l’image du quartier résidentiel haut de gamme qu’il avait été pour tout le sud de Tokyo entre la seconde moitié du XIXe siècle et tout le XXe siècle. Il est encore régulièrement utilisé pour baptiser des résidences ou des appartements de luxe dans le secteur. Des logements de haut standing occupent l’ouest de la voie ferrée, et de nombreux cerisiers sont plantés en bordures des rues.

Non loin de l’église chrétienne de Shinagawa se trouve le grand complexe Goten-yama Trust City. Un jardin est situé à l’intérieur et ouvert au public. Une cascade et un étang y sont aménagés en tirant parti des dénivelés. Et puis, les cerisiers présents nous invitent à une promenade dans le jardin en rêvant à ce que pouvaient être les hanami sur Goten-yama à l’époque d’Edo.

Avant le creusement de la falaise, l’apparence de la colline de Goten-yama fut représenté en estampe par Hiroshige (titre original : Gotenyama hanamori) (Bibliothèque nationale de la Diète).
Avant le creusement de la falaise, l’apparence de la colline Goten-yama fut représenté en estampe par Hiroshige (titre original : Goten-yama hanamori). (Avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)

Cent vues d’Edo

Les Cent vues d’Edo sont à l’origine un recueil d’estampes ukiyo-e (« peintures du monde flottant »), l’un des chefs-d’œuvre d’Utagawa Hiroshige (1797-1858), qui eut une énorme influence sur Van Gogh ou Monet. De 1856 à 1858, l’année de sa mort, l’artiste se consacre à la réalisation de 119 peintures de paysages d’Edo, alors capitale shogunale, au fil des saisons. Avec ses compositions audacieuses, ses vues « aériennes » et ses couleurs vives, l’ensemble est d’une extraordinaire créativité et est acclamé depuis lors comme un chef d’œuvre dans le monde entier.

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Tokyo ukiyo-e cerisier