Le Japon face à la Russie dans le litige des Territoires du Nord : les leçons de l’invasion de l’Ukraine

Politique International

Après le train de sanctions sévères envers la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine, le Japon a récolté le fruit de la colère de Moscou : le gel des discussions sur un traité de paix, jamais signé entre les deux pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale à cause d’un litige territorial. Malgré cela, un ancien ambassadeur japonais à Moscou appelle Tokyo à continuer à faire front contre l’expansionnisme russe.

Les relations entre le Japon et la Russie se sont gravement détériorées depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par Moscou en février 2022, et l’agression russe toujours en cours exclut toute possibilité d’un réchauffement diplomatique dans un avenir proche. En effet, cette volonté expansionniste de la Russie doit également être vue comme une menace potentielle pour l’Asie de l’Est.

Tout en se tenant à sa demande de restitution des îles Kouriles, appelées au Japon les « Territoires du Nord », le gouvernement nippon se doit de renforcer sa coopération en matière de sécurité avec les États-Unis et l’Europe, en montrant avec fermeté qu’il ne tolérera aucune atteinte à sa souveraineté et à son intégrité territoriale.

Le Japon récolte le prix des sanctions sur la Russie

Le 2 mars 2022, l’Assemblée générale des Nations unies a fait passer une résolution condamnant avec des termes très forts l’invasion de l’Ukraine par la Russie (débutée le 24 février) avec une majorité écrasante. Soutenue par 141 des 193 États membres de l’ONU, elle demandait « une cessation immédiate de l’usage de la force contre l’Ukraine » ainsi que le « retrait immédiat, complet et sans conditions de toutes les forces militaires russes présentes à l’intérieur des frontières du territoire ukrainien reconnues internationalement ».

En plus de son soutien à la résolution de l’ONU, le Japon s’est joint aux États-Unis et à d’autres pays pour imposer des sanctions rigoureuses contre la Russie, comprenant notamment le gel des actifs du président Vladimir Poutine et d’autres membres du gouvernement, ainsi qu’une restriction des transactions avec la Banque centrale de Russie. Le pays a également décidé de bannir ou de restreindre les importations d’appareils, de bois de construction et de vodkas russes. Au même moment, Tokyo s’est engagé à donner 200 millions de dollars d’aide humanitaire d’urgence et 600 millions de dollars d’aide financière à l’Ukraine.

Le 21 mars, en évoquant le positionnement « hostile » du Japon, Moscou a annoncé son retrait officiel des négociations pour un traité de paix permanent bilatéral (plus de détails ci-dessous). Début avril, le gouvernement japonais a annoncé l’expulsion de huit diplomates russes, et Moscou a réagi de la même manière quelques jours plus tard en interdisant l’entrée sur le territoire du Premier ministre Kishida En résumé, les relations entre le Japon et la Russie sont à leur plus bas niveau depuis des décennies, et il y a peu d’espoir de les voir se rétablir de si tôt.

L’invasion de l’Ukraine devrait être perçue comme un avertissement pour l’Asie de l’Est et particulièrement pour le Japon, qui considère que les Territoires du Nord sont occupés illégalement par la Russie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Le litige des Territoires du Nord, jamais résolu depuis la Seconde Guerre mondiale

Les Territoires du Nord (ou îles Kouriles) sont constitués de quatre îles s’étendant au nord de la préfecture de Hokkaidô : Etorofu, Kunashiri, Shikotan, et Habomai. Elles font partie intégrante du territoire japonais, et n’ont jamais appartenu à aucun autre pays. Prises par les Soviétiques à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles ont été occupées illégalement depuis lors.

L’Union soviétique est entrée en guerre contre le Japon le 9 août 1945, alors que la défaite japonaise était courue d’avance. De plus, ce conflit a été déclaré en violation du pacte de non-agression nippo-soviétique, qui était encore en vigueur à l’époque. Le 14 août, le Japon a annoncé sa reddition en acceptant la Déclaration de Postdam. Sans en tenir compte, les forces soviétiques ont continué leur avancée jusqu’à début septembre, et à ce moment, ils étaient déjà parvenus à conquérir chacun des quatre territoires.

Tokyo et Moscou ont finalement réussi à normaliser leur relations diplomatiques avec la Déclaration commune nippo-soviétique de 1956. Cependant, aucun traité de paix permanent n’a jamais été signé entre les deux pays en raison du litige non résolu des Territoires du Nord.

Durant les années 1970 et 1980, Moscou a peu à peu adopté une position intransigeante, insistant sur le fait qu’il n’y avait pas de conflit territorial à résoudre. Et même après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, aucun signe de progrès n’a été constaté. En octobre 1993, le Premier ministre Hosokawa Morihiro et le Président russe Boris Elstine ont signé la Déclaration de Tokyo sur les relations russo-japonaises, qui évoquait clairement l’existence du conflit des Territoires du Nord, et promettait de trouver un accord « basé sur des faits historiques et légaux et sur des documents élaborés avec le consentement des deux pays, conformément aux principes de lois et de justice ».

Tokyo a toujours montré sa détermination à obtenir un accord sur ce litige. Afin de bâtir des relations stables, dans une véritable confiance mutuelle avec Moscou, le Japon a persisté sans relâche dans ses efforts de communication avec son voisin le plus important, dans l’espoir de parvenir à la signature d’un traité de paix bilatéral. Mais les négociations ont tourné court, en grande partie par la faute de la Russie, et particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Sous sa présidence, Moscou n’a pas hésité à déformer les faits et à revenir sur ses engagements.

Par exemple, lors d’un rendez-vous à Singapour le 14 novembre 2018, le Premier ministre Abe Shinzô et le président Vladimir Poutine ont décidé d’une « accélération des discussions autour du traité de paix se basant sur la Déclaration de 1956 », en s’appuyant sur les deux années passées à développer une relation de confiance mutuelle sous l’impulsion de la « nouvelle approche » des relations bilatérales par le dirigeant japonais. La nouvelle avait été accueillie avec enthousiasme au Japon avant que Poutine, s’exprimant peu de temps après, fasse remarquer que la Déclaration de 1956 ne proposait d’offrir que le transfert du contrôle de facto de Shikotan et des îles Habomai, et non celui de leur propriété. Quelques mois plus tard, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a anéanti tous les espoirs des Japonais en déclarant que les négociations ne pourraient suivre leur cours que si l’on partait du principe que les quatre îles fassent partie du territoire russe.

Rester ferme surtout quand on négocie avec la Russie

En principe, la coopération dans le secteur économique devrait être systématiquement encouragée, tant qu’elle bénéficie aux monde des affaires du Japon et qu’elle sert le pays dans sa globalité. Mais dans ce domaine, comme dans celui des négociations diplomatiques, la patience et les délibérations sont essentielles. Quand l’un des deux protagonistes est trop pressé d’obtenir des résultats, il peut aisément être entraîné vers des arrangements qui vont contre ses meilleurs intérêts.

Avec la Russie en particulier, nous avons besoin de procéder en nous appuyant sur une politique étrangère ferme et cohérente, tout en nous assurant que tous les négociateurs, ainsi que les autres représentants japonais, dont nos conseillers expérimentés, soient sur la même longueur d’onde. Si tous les aspects de notre politique avec la Russie, notamment la coopération économique, ne sont pas soigneusement coordonnés depuis le sommet jusqu’à la base, il devient trop facile pour Moscou de poursuivre ses propres intérêts matériels, séparément des négociations pour le traité de paix.

Il est toutefois important que Tokyo ne fasse pas ouvertement miroiter des perspectives de coopération économique en échange de progrès dans le cadre du litige territorial : cela provoquerait inévitablement une réaction hostile des Russes, ce qui serait totalement contreproductif d’un point de vue japonais.

Un signal d’avertissement pour le Japon

Les questions territoriales sont au cœur même de la souveraineté nationale. Les Territoires du Nord, faisant partie intégrante du Japon, sont occupés illégalement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’abord par l’Union soviétique puis par la Russie. À long terme, le Japon doit continuer à lutter pour conclure un accord de paix, sur la base inébranlable d’une solution qui restitue la propriété des quatre îles au Japon. Mais si l’on se réfère à notre propre expérience, et sans même évoquer les récents évènements en Ukraine, penser que Vladimir Poutine est un partenaire de négociation digne de confiance serait une grossière erreur.

D’un point de vue sécuritaire, le Japon doit traiter l’invasion russe de l’Ukraine comme un signal d’avertissement. À travers ses mots et ses actions, notre gouvernement doit envoyer un message sans équivoque à Moscou et au reste du monde qu’il ne tolèrera pas de violation de sa souveraineté, ni de son intégrité territoriale, sous aucun prétexte que ce soit. À cette fin, nous devons augmenter nos propres capacités de défense, renforcer notre alliance avec les États-Unis, et intensifier notre coopération avec les autres pays du G7. Tout en travaillant en étroite collaboration avec les Nations unies, nous devrions également fournir plus d’efforts dans notre partenariat avec l’OTAN, en partant du postulat que la sécurité de l’Asie et de l’Europe sont indissociables.

Avec la mise en place de cette police d’assurance, le gouvernement japonais doit faire respecter son engagement de signer un traité de paix avec la Russie en négociant une solution pour le litige territorial d’après les principes de la Déclaration de Tokyo de 1956, que ce soit avec Poutine ou avec un de ses successeurs.

(Photo de titre : le Premier ministre japonais Abe Shinzô et le président russe Vladimir Poutine lors de leur rencontre au sommet de Singapour, le 14 juillet 2018. AFP/Jiji)

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