L’héritage de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô : retour sur la politique de sécurité

Politique

Kanehara Nobukatsu a servi dans le second gouvernement d’Abe Shinzô en tant que secrétaire en chef adjoint du cabinet et vice-secrétaire général du secrétariat pour la Sécurité nationale. Dans le texte qui suit, il s’interroge sur les résultats obtenus par l’ancien Premier ministre dans le domaine de la diplomatie et de la sécurité.

Le 8 juillet 2022, le meurtre de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô, abattu en pleine rue à Nara, a choqué la nation, et ses funérailles nationales se sont tenus le 27 septembre avec la présence de nombreux dignitaires étrangers. L’article qui suit passe en revue les initiatives en matière de diplomatie et de politique de sécurité prises au cours des huit années du second gouvernement d’Abe Shinzô (2012-2020), ainsi que l’héritage stratégique et diplomatique qu’Abe a laissé au Japon.

La vision de « l’Indo-Pacifique libre et ouvert »

De toutes les mesures prises par le Premier ministre Abe, la plus remarquable est peut-être la mise en œuvre de sa vision de l'« Indo-Pacifique libre et ouvert ». Cette initiative a eu suffisamment d’influence pour que Donald Trump, le président des États-Unis, y adhère immédiatement, tant et si bien que le US Pacific Command, à Hawaï, a été rebaptisé Indo-Pacific Command. L’Australie, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est ont suivi le mouvement en lançant l’une après l’autre leur projet stratégique « Indo-Pacifique ». Deux raisons expliquent la popularité de ce dispositif géopolitique.

La première raison est que ce projet reflète brillamment la transformation stratégique de la politique internationale opérée dans la première moitié du XXIe siècle. Plus précisément, il met en lumière l’éloignement du Japon et des États-Unis vis-à-vis de la Chine alors même que ces deux pays se rapprochaient de l’Inde.

À l’heure actuelle, la stabilité internationale repose sur l’interaction de deux triangles stratégiques. Le premier est l’ensemble « occidental », avant tout maritime, qui regroupe l’Europe, l’Asie maritime et l’Amérique du Nord. Il inclut, d’une part, les pays européens de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) situés à l’ouest de l’Eurasie et, d’autre part, le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, la Thaïlande et l’Australie du côté est. Il est centré sur les États-Unis, le principal allié de toutes ces nations.

À l’intérieur de ce triangle s’en trouve un autre, d’un dynamisme exceptionnel, constitué par les puissances continentales eurasiennes que sont la Russie, la Chine et l’Inde.

Les États-Unis se sont toujours efforcés de tirer parti des relations entre ces trois grandes puissances continentales. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, ils se sont servis de l’Union Soviétique pour arrêter l’avancée de Hitler et, en fin de compte, vaincre l’Allemagne nazie. Pendant la Guerre froide, les États-Unis ont mis à profit la rupture sino-soviétique des années 60 pour dresser Pékin contre Moscou. En se fondant sur la logique selon laquelle « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », d’autres pays, dont le Japon, n’ont pas tardé à leur emboîter le pas en normalisant leurs relations avec la République populaire de Chine (RPC), avec pour résultat l’avènement d’une ère de détente. Mais ces tractations ont eu des conséquences inattendues, et notamment le rapprochement de l’Inde « non alignée » et de l’Union Soviétique, dû à la méfiance que New Delhi éprouvait à l’égard de la Chine, qui avait attaqué son territoire en 1958 et en 1962. L’héritage de ce passé, c’est que, aujourd’hui encore, la quasi-totalité des armes de l’Inde sont fabriquées en Russie.

Étant donné que la compétition stratégique entre les États-Unis et la Chine s’est renforcée depuis l’entrée dans le nouveau millénaire, l’Inde s’est peu à peu convertie du non-alignement avec la Russie à un engagement aux côtés de l’alliance nippo-américaine. En août 2007, quand Abe s’est rendu en Inde au cours de son premier mandat, il a prononcé devant le parlement indien un discours intitulé « La confluence des deux mers », dans lequel il exposait son idée selon laquelle les régions des océans Pacifique et Indien fonctionnent comme une seule et unique entité stratégique et présentait l’Inde comme un partenaire important pour l’Occident du fait des valeurs et des intérêts partagés.

Ce discours a été salué par des salves d’applaudissements au parlement indien. Par la suite, Abe est passé de sa vision de « la confluence des deux mers » à son projet d’« Indo-Pacifique libre et ouvert », qui inclut le dispositif géopolitique de plus en plus important que constitue le Quad — composé des puissances maritimes que sont les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie.

La deuxième raison est que les partenariats importants au sein du projet Indo-Pacifique sont noués entre démocraties. Si Roosevelt a fait équipe avec Staline pour écraser Hitler et Nixon avec Mao pour affronter l’Union Soviétique, ces deux choix étaient des expédients nés de la volonté de puissance. En revanche, l’union des États-Unis avec l’Inde, l’État démocratique mis au monde par Gandhi et nourri par Nehru, pouvait donner naissance à une grande coalition démocratique de nations s’étendant du littoral de la région Indo-Pacifique jusqu’aux Amériques.

Le Quad, qui sous-tend l’Indo-Pacifique, est un dispositif au sein duquel les quatre puissances que sont les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde, chacune issue d’un arrière-plan historique et civilisationnel différent, sont réunies par des valeurs universelles. Les États-Unis et l’Australie ont surmonté le racisme dans leurs propres frontières, épousé la liberté et amené à maturité leurs régimes démocratiques. Le Japon s’est rapidement modernisé et s’est engagé sur le chemin de la démocratie avant d’être vaincu à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, après que le militarisme eût pris le dessus. Mais, après la guerre, le Japon a renouvelé son engagement en faveur de la liberté et de la démocratie et a retrouvé son statut de grande puissance. Sous la direction spirituelle de Gandhi, l’Inde s’est libérée du joug du colonialisme britannique après la Seconde Guerre mondiale et a accédé à l’indépendance en tant que démocratie. Ce pays va bientôt dépasser le Japon en termes de poids économique.

Lorsqu’il était aux commandes, Abe a choisi d’apporter son soutien à l’ordre international libéral. Dans la déclaration qu’il a faite à l’occasion du 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, il a tenu des propos optimistes sur les tendances historiques à l’œuvre dans les sociétés humaines. Il a observé que le respect envers tout le monde et l’instauration de l’égalité et de la liberté avaient aidé les nations à forger un consensus sur les règles internationales et il s’est félicité de la diffusion à l’échelle planétaire des valeurs universelles. Cette vision de l’histoire tournée vers l’avenir a été vivement approuvée par le peuple japonais et d’autres nations asiatiques.

Le Japon demande le droit à l’autodéfense collective

En tant que Premier ministre, Abe a déployé de grands efforts pour promulguer une législation « de paix et de sécurité » autorisant l’exercice du droit à l’autodéfense collective — une question qui se posait depuis longtemps dans le Japon d’après-guerre. Dans tous les grands accords internationaux conclus dans l’après-guerre, le gouvernement du Japon a affirmé sans équivoque que ce pays, comme tous les autres, jouissait du droit à l’autodéfense collective entériné par la Charte des Nations Unies. Il se trouve toutefois que le second paragraphe de l’Article 9 de la Constitution japonaise interdit la possession de forces terrestres, navales ou aériennes. Ce paragraphe a été inséré dans la Constitution au début de l’occupation du fait de la décision à courte vue, prise avant la Guerre froide par le Quartier général des forces alliées (GHQ, pour General Headquarters), de complètement démilitariser le Japon.

En 1959, la Cour suprême, dans son arrêt sur l’affaire Sunagawa (un grand et violent mouvement de protestation contre les bases militaires américaines implantées dans le pays), a estimé que le Japon conservait le droit à l’autodéfense individuelle au titre de sa Constitution. Mais le gouvernement a persisté à se lier les mains par une interprétation de la loi fondamentale qui niait l’aptitude du pays à exercer le droit à l’autodéfense collective. À l’époque, la politique intérieure du Japon était déterminée par les tensions et les divisions de la Guerre froide. Le Parti libéral-démocrate au pouvoir souhaitait renforcer l’alliance nippo-américaine, en y incluant l’exercice de l’autodéfense collective, tandis que le Parti socialiste japonais prônait la neutralité non armée et était hostile à l’alliance. Pendant la Guerre froide, la question de savoir si l’État japonais pouvait exercer son droit, internationalement reconnu, à l’autodéfense collective était au cœur du débat politique.

Le Traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon, révisé en 1960 par le Premier ministre Kishi Nobusuke (le grand-père d’Abe) contenait, en sus de l’Article 5, qui stipulait l’obligation pour les États-Unis de participer conjointement à la défense du Japon, une clause dite de l’« extrême Orient » (Article 6), qui autorisait les États-Unis à utiliser le Japon comme base arrière pour la protection de la Corée et de Taïwan (anciens territoires de l’empire nippon) ainsi que des Philippines (anciens territoires des États-Unis).

À l’instar d’autres pays, les États-Unis redoutaient la réémergence du Japon après la guerre en tant que puissance militaire, et l’armée américaine était considérée comme le « bouchon » dans la bouteille du militarisme japonais. Voilà pourquoi, même quand le Japon a mis sur pied les Forces d’autodéfense (FAD) en 1954, l’ampleur de la militarisation est restée modeste.

Mais les années 1990 ont amené la fin de la Guerre froide et la dissolution de l’Union Soviétique. La Corée du Nord n’a pas tardé à décider de se doter de l’arme nucléaire et, à mesure que les États-Unis lui imposaient de sévères sanctions, la crainte s’amplifiait de voir éclater une nouvelle guerre de Corée. La dissipation de la menace militaire que Moscou faisait peser au nord du Japon, autour de Hokkaidô, a nourri l’hypothèse que les États-Unis demandent l’assistance de Tokyo comme ils l’avaient fait pendant la première guerre de Corée. En 1997, le gouvernement de Hashimoto Ryûtarô a révisé les US-Japan Defense Guidelines (principes directeurs de défense entre les États-Unis et le Japon), puis, en 1999, le gouvernement d’Obuchi Keizô a mis en vigueur la législation sur les « zones entourant le Japon », qui autorisait ce pays à fournir un soutien logistique aux forces américaines en cas de nouvelle guerre de Corée ou autre incident régional. Mais la position selon laquelle la Constitution du Japon lui interdisait d’exercer son droit à l’autodéfense collective et de prendre part à des combats outre-mer n’a pas changé.

La réinterprétation de la Constitution par le gouvernement Abe en vue d’autoriser Tokyo à exercer son droit à l’autodéfense collective a permis une meilleure coordination entre les FAD et l’armée américaine lors des aléas régionaux où l’existence du Japon est menacée par un conflit. Il se trouve toutefois que le territoire nippon n’a jusqu’ici subi aucune attaque, ce qui montre bien que la réinterprétation de la Constitution par Abe et la législation qui en a résulté ont grandement accru la force dissuasive de l’alliance entre les États-Unis et le Japon. En théorie, les deux pays ont une responsabilité égale en ce qui concerne la défense régionale dans le Pacifique Nord.

Une défense dynamique qui s’étend jusqu’en mer de Chine orientale

En 2013, Abe Shinzô a été le premier Premier ministre japonais à promulguer officiellement une stratégie nationale de sécurité, laquelle a ensuite inspiré la révision des National Defense Program Guidelines (principes directeurs du programme national de défense) et, peu après, du Midterm Defense Plan (projet de défense à moyen terme). Ces deux documents ont fait l’objet d’une révision supplémentaire en 2018, supervisée par Abe.

En plus de l’importance stratégique d’ores et déjà accordée à Hokkaidô, Sakhaline et la péninsule coréenne, les nouveaux documents insistent davantage sur la défense des îles Nansei, situées au sud-ouest de l’archipel nippon. Défendre les îles japonaises disséminées dans la vaste région de la mer de Chine orientale contre la RPC et apporter un soutien à Taïwan en cas de problème s’avèrerait une tâche extrêmement difficile. Dans cette perspective, le gouvernement Abe a mis sur pied une force d’intervention amphibie dotée de 3 000 hommes, et les compétences des FAD ont été élargies aux domaines de la guerre cybernétique, électromagnétique et spaciale.

Le budget de la défense était établi à 4,7 milliards de yens en 2012, quand Abe a entamé son second mandat. À son départ, en 2020, il était passé à 5,5 milliards de yens (y compris les dépenses budgétaires supplémentaires). Mais, au cours de la même période, la taille de l’économie chinoise a atteint le triple de celle du Japon et les trois quarts de celle des États-Unis. Les dépenses militaires de la RPC se sont envolées à un rythme encore plus soutenu pour atteindre le quintuple du budget de la défense japonais (environ 25 milliards de yens). En dépit des efforts d’Abe, le Japon est entré dans une ère où consacrer 2 % de son PIB (10 milliards de yens) à la défense, conformément aux normes de l’OTAN, constitue le strict minimum.

Il faut toutefois se souvenir que, à l’origine, les FAD ont été créées pour faire face pendant quelques mois à une invasion soviétique de Hokkaidô, en attendant que les forces américaines viennent prendre la relève. Même en consacrant pendant plusieurs années 2 % du PIB à la défense, il y a peu de chances que les FAD acquièrent la capacité de contenir ou de repousser les forces chinoises pendant une longue période. Abe a bien compris la nécessité de consolider les capacités des FAD. Le Japon a désespérément besoin d’un dirigeant qui puisse continuer de marcher sur les traces d’Abe en procédant à un renforcement significatif de la capacité du Japon en matière de défense nationale.

(Photo : Abe Shinzô et le Premier ministre indien Modi avant leur rencontre du 29 octobre 2018, dans la résidence du Premier ministre. Jiji Press)

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