Guerres de l’histoire 2025 : le Japon à la veille des 80 ans depuis la Seconde Guerre mondiale

Le Japon aux prises avec le révisionnisme de Vladimir Poutine

Politique International

Depuis qu’il a déclaré la guerre à l’Ukraine, le président Vladimir Poutine multiplie les efforts pour transmettre à son peuple une vision non seulement hautement politisée mais également patriotique de l’histoire. Diaboliser ses adversaires est l’un des moyens utilisés. Que réserve la « politique de la mémoire » de cette année, alors que le pays célèbre le 80e anniversaire de sa « victoire sur le Japon militariste » ?

Exercer un contrôle sur le récit historique

Ces 25 dernières années, les récits historiques de la Russie ont convergé vers une seule et unique interprétation du passé, officiellement approuvée par Moscou. Il s’agit d’une différence majeure avec l’histoire telle qu’elle a été enseignée au cours des vingt dernières années. Sous le régime réformiste du secrétaire général Mikhaïl Gorbatchev (pendant les dernières années de l’Union soviétique) et l’administration libérale du président Boris Eltsine (lors de la première décennie de la Fédération de Russie), l’histoire enseignée à l’école mettait l’accent sur la pensée critique et la capacité à analyser des documents de façon indépendante, sur la base de la compréhension selon laquelle les événements historiques pouvaient faire l’objet d’interprétations différentes. Cependant, à mesure que le président Vladimir Poutine a assis son pouvoir, les possibles interprétations historiques se sont réduites telles une peau de chagrin.

L’élément déclencheur du revirement de la politique russe a été la série de « Révolutions de couleur » qui ont éclaté dans les États de Géorgie et d’Ukraine, jadis républiques soviétiques au tout début du XXIe siècle. Leurs fers de lance étaient principalement des étudiants, dont les mouvements de protestation cherchaient à bousculer le carcan d’une structure de pouvoir enracinée et corrompue et à instaurer une démocratie libérale de style occidental. Le président Poutine, qui cherchait à tout prix à protéger son propre régime d’une telle insurrection, a adopté une politique qui a eu pour but de nourrir le sentiment de patriotisme au sein de la population, avec en ligne de mire les jeunes. Comment ? En révisant les manuels d’histoire afin d’inculquer une seule et unique « compréhension correcte » de l’histoire.

La campagne du président russe, qui consiste à imposer une version uniformément conservatrice de l’histoire et à manipuler la mémoire collective à des fins politiques, s’est ostensiblement intensifiée après l’invasion militaire en Ukraine.

Le 4 mars 2022, Moscou a promulgué plusieurs lois de censure selon lesquelles la propagation d’ « informations peu fiables » concernant les forces armées et l’ « opération militaire spéciale » (contre l’Ukraine) pourrait être passible d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans de prison. Dans les faits, en vertu de ces lois, toute contradiction ou même remise en question de récits officiels de l’avancement de la guerre devient criminelle.

Le 20 juin 2023, la Douma a renommé la journée du 3 septembre, jour de la victoire de la Russie, « Jour de la victoire sur le Japon militariste et de la fin de la Seconde Guerre mondiale ». C’était pour Moscou une façon de riposter au nez et à la barbe du Japon, qui a choisi de soutenir l’Ukraine et a imposé des sanctions à la Russie.

Quelques mois plus tard, en septembre, la Russie a adopté son premier manuel d’histoire nationale approuvé par le gouvernement, à destination des élèves de dixième et onzième années. Le 2 novembre, Vladimir Poutine a signé un décret pour la création du Centre national de la mémoire historique, sous l’autorité du président de la Fédération de Russie. L’institution, qui a, chose surprenante, peu attiré l’attention en dehors des frontières du pays, conforte le président russe dans sa manipulation politique de la mémoire historique en encourageant une « compréhension correcte de l’histoire ». Il s’agit notamment de la publication de matériaux de propagande justifiant une « action militaire », ainsi que de documents historiques ayant pour but de souligner l’agression par l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale et de soutenir la thèse selon laquelle le Japon nourrissait des ambitions agressives envers l’Union soviétique.

Rejeter la responsabilité sur l’Occident

De cette façon, le régime de Vladimir Poutine cherche à propager un récit spécifiquement russe et pro-soviétique des événements en lien avec la Seconde Guerre mondiale. Examinons maintenant les points principaux de ces récits, en nous concentrant tout d’abord sur l’Europe.

La plupart des historiens européens, japonais et américains datent le début de la Seconde Guerre mondiale à l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie, le 1er septembre 1939. Une semaine plus tôt, l’Allemagne et l’Union soviétique avaient préparé le terrain pour cette action, en signant le Pacte germano-soviétique, un traité mutuel de non-agression, incluant un protocole secret divisant l’Europe de l’Est en deux « sphères d’influence ».

Le récit du Kremlin, lui, fixe le début de la guerre aux Accords de Munich, en 1938. Signés par la Grande Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Italie, ces accords ont permis à l’Allemagne nazie d’annexer les Sudètes, une région de la Tchécoslovaquie, avec une population majoritairement germanophone. Si la plupart des historiens y voient une politique d’apaisement malavisée ayant pour but de satisfaire les ambitions d’expansion d’Hitler et d’éviter un embrasement du conflit, le récit russe, lui, insiste sur l’intention de la Grande-Bretagne et de la France de contrecarrer les impulsions expansionnistes à l’est, visant l’Union soviétique. Cette interprétation est clairement exprimée dans les premiers manuels d’histoire russe, qui ont fait l’objet d’une approbation par l’État.

Une présentation différente du Pacte germano-soviétique

Le récit russe décrit également le Pacte germano-soviétique comme une victoire diplomatique pour l’Union soviétique. Mais dans ce cas-là, les historiens pourraient être sur un terrain plus solide.

Le 17 avril 1939, préoccupé par les ambitions allemandes d’expansion à l’est, Moscou s’était rapproché de pays tels que la Grande-Bretagne ou encore la France, cherchant à fonder une alliance militaire. Mais les espoirs russes ont été rapidement douchés et la démarche s’est révélée peu fructueuse. Londres, en particulier, se serait montrée peu avenante, notamment en raison de son aversion pour le communisme. Le 10 août, les missions militaires britannique et française arrivent enfin dans la capitale russe, mais selon de récentes études, l’émissaire de la Grande-Bretagne ne portait même pas avec lui de lettre de créance diplomatique et n’avait donc pas la permission de négocier au nom du gouvernement.

Peu après les Accords de Munich, Staline se méfie de plus en plus de Londres et de Paris. Il craint également un possible élargissement du conflit frontalier qui avait éclaté entre le Mandchoukouo, alors contrôlé par le Japon, et la Mongolie, alliée de l’Union soviétique (connu au Japon sous le nom de « incident de Nomonhan »). Pour l’Union soviétique, il fallait éviter à tout prix une guerre sur deux fronts, est et ouest. Staline aurait décidé de conclure un pacte de non-agression avec l’Allemagne afin d’éliminer la menace venant de l’ouest et ainsi concentrer ses ressources sur le conflit mongol à la frontière.

Étant donné la situation difficile dans laquelle se trouvait l’Union soviétique, une telle initiative peut être considérée comme une démarche éminemment pragmatique enracinée dans une vision réaliste des relations internationales. En effet des académiciens de différentes nationalités l’ont évoqué dans leurs travaux de recherche. C’est pourquoi, il est probablement injuste de rejeter la description positive du Pacte germano-soviétique en tant que simple acte de pseudo-histoire propagandiste.

Mais le récit révisionniste russe pose un problème bien plus important ; il décrit avec insistance les forces soviétiques comme libératrices, fermant les yeux sur leur brutalité envers des peuples de pays qui ont été enrôlés de force dans la « sphère d’influence » soviétique. Le récit russe n’hésite pas à publier de véritables tissus de mensonges, à déformer la réalité ; par exemple, l’un des nouveaux textes historiques affirme que l’établissement des bases soviétiques et l’installation des gouvernements communistes dans les trois États baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie) ont eu lieu au terme d’élections démocratiques libres et justes, et que ces trois pays ont rejoint volontairement, de leur propre chef, l’Union soviétique, ce qui est complètement faux.

Le Japon, cet ennemi juré

L’une des caractéristiques distinctives de l’historiographie russe, de l’ère soviétique à nos jours, est la citation systématique du « Plan Tanaka », le présentant comme une preuve des grands projets de conquête de l’Eurasie entrepris par le Japon. Il s’agit d’un mémorandum qui aurait été soumis le 25 juin 1927 par le Premier ministre Tanaka Giichi à l’empereur Hirohito, après la Conférence sur l’Extrême-Orient (du 27 juin au 7 juillet). Le gouvernement Tanaka l’aurait convoqué pour mener des délibérations concernant la politique à l’égard de Pékin. Le document soulignait le fait qu’il était nécessaire pour le Japon de prendre le contrôle de la Mandchourie et de la Mongolie pour parachever sa conquête de la Chine, alors essentielle pour son plan de domination du monde. Toujours selon le document, un affrontement avec l’Union soviétique dans le nord de la Mandchourie était inévitable.

Le plan Tanaka est apparu pour la première fois en chinois, dans une publication nationaliste chinoise en 1929. Les alliés ont fait de leur mieux mais n’ont jamais pu mettre la main sur un original ou une version en japonais du mémorandum. Et c’est cela et un certain nombre d’inexactitudes historiques relevées dans les documents qui ont amené la plupart des académiciens japonais et occidentaux à la conclusion : le plan Tanaka n’existe pas. Cependant, les Russes continuent de citer le document pour étayer leur point de vue selon lequel la politique étrangère du Japon avant et pendant la Seconde Guerre mondiale était mue par un plan de grande envergure avec des ambitions de domination non seulement continentale mais également mondiale. Le plan Tanaka est présenté comme un document historique authentique dans Histoire du renseignement extérieur russe, un ouvrage en six volumes, édité par le Service des renseignements extérieurs de la fédération de Russie (SVR), La Grande guerre patriotique de l’Union soviétique (1941-1945), publié par le ministère de la Défense, et le manuel d’enseignement secondaire approuvé par l’État sur l’histoire mondiale de 1914 à 1945, adopté en septembre 2023. Dans le récit historique diffusé par le gouvernement russe, le Japon est décrit comme un ennemi juré agressif, sans pitié, conspirateur, et cherchant à dominer le monde.

Une autre caractéristique du récit est qu’il déforme la nature des relations du Japon avec l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, concluant que Tokyo a collaboré avec Berlin dans l’intention d’attaquer l’Union soviétique. Il est vrai qu’après que l’Allemagne a envahi l’Union soviétique, le ministre allemand des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop a exhorté le Japon à rejoindre la lutte contre les Soviétiques, avec lesquels le Japon avait signé un pacte de neutralité en 1941. Mais une telle alliance n’a jamais réellement vu le jour. Le souhait d’Hitler était que le Japon barre la route à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, et à leurs actions dans le Pacifique. Tokyo et Berlin ont certes échangé des renseignements sur l’Union soviétique conformément au Pacte anti-Komintern, mais il n’y a jamais eu de plan militaire commun cherchant à cibler l’Union soviétique. Or, le récit actuel russe ignore totalement ce fait.

Une offensive historique conjointe ?

Le 16 mai 2024, Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping ont publié une déclaration commune à l’occasion du 75e anniversaire de l’établissement des liens diplomatiques entre leurs deux pays. Selon ce document, les leaders s’engageaient à « ne jamais permettre la violation ou la destruction de la mémoire historique correcte de la lutte contre le fascisme pendant la Seconde Guerre mondiale ». Cette déclaration a soulevé des inquiétudes selon lesquelles les deux pays cherchaient à faire du 80e anniversaire de la Seconde Guerre mondiale une opportunité pour une nouvelle offensive dans les guerres de l’Histoire. Le 31 janvier de cette année, à l’occasion d’un point de presse du ministère des Affaires étrangères russe, la porte-parole Maria Zakharova a affirmé que le ministère voulait revenir au « thème de la mise en lumière des crimes historiques du militarisme japonais ». Il est ainsi donc clair que Moscou cherche à intensifier ses attaques historiques contre le Japon.

Il n’est donc pas exagéré d’imaginer que Moscou entend élargir son partenariat stratégique avec la Chine et la Corée du Nord au domaine de l’histoire et collaborer avec ses partenaires dans le cadre d’une campagne afin de répandre leur propre « compréhension correcte de l’histoire ». Le Japon sera probablement concerné lorsqu’il s’agira de publications de documents historiques et d’études destinées à convaincre des populations à l’étranger ou non de desseins belliqueux que l’Archipel aurait tramés contre l’Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. La Russie devrait également organiser des événements où seront présentes des autorités de pays partageant sa vision de l’histoire.

Il s’agira de ne pas fléchir face à une telle propagande, en rejetant toutes les accusations qui vont à l’encontre de faits avérés et de condamner avec la plus grande fermeté toute manipulation politique de la mémoire historique.

(Photo de titre : le président russe Vladimir Poutine s’exprime lors du défilé militaire du Jour de la Victoire, célébrant la défaite de l’Allemagne nazie, à Moscou, le 9 mai 2024. © Sputnik / Kyôdô)

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