La cruelle réalité des idoles japonaises

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Au Japon, depuis les années 1970, on appelle « idoles » de jeunes garçons ou de jeunes filles qui dansent en chantant des chansons pop. Certains acquièrent une énorme popularité. Dans le passé, on ne qualifiait d’idoles que les plus célèbres d’entre eux, ceux dont on parlait à la télé, dans les magazines, que l’on voyait apparaître dans les plus grandes salles de concert et même jouer dans les films au cinéma. Mais plus récemment, la définition de l’idole s’est grandement élargie, il peut s’agir de modestes artistes, que l’on peut approcher dans de petites salles de concert, ou lors de séances où les fans viennent leur serrer la main. Cela peut d'ailleurs engendrer des problèmes d’exploitation humaine et de harcèlement, en particulier.

Des premières idoles à l’âge d’or du phénomène

Satô Eriko, exemple de « gravure idole » devenue actrice. Août 2005 (Jiji Press)
Satô Eriko, exemple de « gravure idole » devenue actrice. Août 2005 (Jiji Press)

À l’origine, dans les années 70, le terme d’idole était essentiellement employé pour parler de chanteurs pop masculins, pour lesquels se pâmaient d’amour des collégiennes ou lycéennes qui criaient leur nom d’une voie suraiguë et collectionnaient tous les articles de magazines dans lesquels paraissaient leur nom.

Dans les années 80, l’appellation a gagné les filles, dont le succès était corrélé à leur délicieux angélisme plutôt qu’à leur charme physique.

Dans les années 90, l’agence d’artistes exclusivement masculins Johnny’s a lancé les uns après les autres des boys bands, groupes de garçons spécialisés dans la danse. À partir de ce moment-là, l’appellation « idole » appliquée à des garçons s’est quasiment restreinte à ces groupes affiliés à Johnny’s, et c’est encore le cas aujourd’hui.

AKB48, ou l’émergence du marketing de liste

Le groupe Morning Musume a connu le succès entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, après avoir été formé et effectué ses débuts dans une émission d’auditions télévisuelles. Quand la popularité du groupe, dont les membres avaient toutes l’apparence de jeunes filles ordinaires, commença à baisser, le flambeau fut repris par un groupe encore plus nombreux, AKB48. Lors de leurs débuts en 2005, le succès ne fut pas immédiatement au rendez-vous, et ce n’est qu’en 2009, lors du lancement de leur quatorzième single, qu'elles atteignirent la première place dans les charts. La profession, à ce moment, déclara que « Avec AKB48, le business model des idoles intègre pour de bon le list marketing ». Le list marketing, est une technique marketing qui permet d’élargir le champ d’une activité commerciale par une gestion rationnelle d’une liste de clients (en l’ocurrence les fans).

L'équipe B des AKB48, le 6 septembre 2018, à Tokyo (Jiji Press)

Cette technique du list marketing était mise en œuvre depuis bien longtemps déjà par Johnny’s. En effet, à l’époque où les idoles féminines individuelles brillaient de mille feux, Johnny’s lançait déjà des groupes de garçons composés d’un savant amalgame de personnalités différentes, couplés à des fanclubs pour fidéliser les membres.

La constitution d’AKB48, comprenant une cinquantaine de membres (aujourd’hui plus de cent), permet de donner des concerts dans une salle permanente et d’organiser des sessions au cours desquelles les fans peuvent serrer la main de leurs idoles, en mettant en avant le concept « d’idoles que l’on peut approcher ». Le mérite essentiel de cette technique, pour une entreprise de divertissement, c’est de pouvoir faire des prévisions précises sur les ventes de CD et de places de concert ou d’admission aux événements. AKB48 s’est révélé un produit très puissant, qui peut booster des audiences télé ou des ventes de magazines.

Les 48 membres des AKB48, invitées à une contemplation des cerisiers en fleurs, parrainée par le Premier ministre de l’époque, Asô Tarô, le 18 avril 2009, au parc Shinjuku Gyôen à Tokyo (Jiji Press).
Les 48 membres des AKB48, invitées à une contemplation des cerisiers en fleurs, parrainée par le Premier ministre de l’époque, Asô Tarô, le 18 avril 2009, au parc Shinjuku Gyoen à Tokyo (Jiji Press).

Un acteur de l’industrie du divertissement a déclaré : « Pour mettre en place une stratégie de list marketing, il faut d’abord découvrir des talents en grand nombre, et former un groupe. Pour en faire un groupe d’idoles leader sur le marché, il faut adjoindre à ce groupe des enseignants de première force, qui puissent enseigner le chant, la danse etc, engager du personnel et gérer tout cela avec une extrême précision. Cela demande des investissements énormes qui ne sont à la portée que des grandes agences de divertissement. »

Le business des « idoles souterraines »

En revanche, un business plan beaucoup plus modeste, mais qui s’inspire directement de celui-ci, a été imaginé pour être à la portée d’une petite agence, parce qu’il ne nécessite pas d’investissement important pour dénicher des talents : le concept appelé chika idol (littéralement « idole souterraine »). Les profits sont essentiellement générés par la vente de produits dérivés aux fans qui viennent assister à des concerts de quelques dizaines de spectateurs.

C’est ce qu’a fait un entrepreneur il y a quelques années, après avoir pris son indépendance de la grande agence dans laquelle il était précédemment salarié. Il a fondé une agence de gestion de chika idol. À l’issue d’une campagne d’auditions par l’intermédiaire d’un bureau de recrutement de talents de sa connaissance, il a pris en exclusivité sept jeunes femmes. Le contrat de deux ans stipulait, entre autres, l’interdiction d'avoir une relation avec un homme, l’obligation de demander l’autorisation de l’agence avant de passer la nuit chez une copine, et l’interdiction de changer d’agence. La rémunération des artistes correspondait à 50 % des revenus des concerts et 30 % des bénéfices des produits dérivés. Le contrat pouvait être ensuite renouvelé pour des périodes d’un an chacune après négociation.

Néanmoins, quatre filles ayant quitté le groupe dès la première année, deux nouvelles recrues ont été auditionnées et le groupe reformé à cinq membres. Le carnet d’adresse de l’agence, datant de l’époque ou le fondateur avait travaillé pour une agence majeure de l’industrie, permit d’assurer une promotion optimale, avec une participation au Tokyo Idol Festival et 20 concerts par mois. Or, à la question « combien avez-vous gagné ? », la réponse du directeur de l’agence a été : « Le staff était entièrement bénévole, et pourtant, la première année s’est terminée sur un déficit de 3 millions de yens ». Comment l'expliquer ?

La première raison est le coût de la production musicale. Au début, l’agence a demandé à un auteur-compositeur de sa connaissance de lui composer des titres pour 500 000 yens l’un. Mais le succès n’étant pas au rendez-vous, le tarif est tombé à 100 000 yen par chanson, ce qui a obligé à passer commande à des compositeurs de moindre niveau. À cela s’ajoute les frais de gestion, à hauteur de 8 millions de yens, y compris les costumes et les leçons de chant et de danse, ainsi que les coûts de production des tee-shirts et autres produis dérivés.

Les revenus étaient constitués par les recettes des concerts et la vente des produits dérivés, mais les concerts seuls sur scène se limitaient à une seule fois par mois en moyenne. La presque totalité des 20 concerts par mois étaient des concerts à scène partagée avec d’autres groupes. Les recettes étaient donc divisées d’autant. D’autre part, les apparitions dans les médias étaient rares.

Les tee-shirts ne se vendaient pas. La seule chose qui partait bien était les « cheki », photos instantanées de très petit format. Dix minutes de conversation avec une idole et deux photos ensemble, vendus 1 000 yens, pour un coût de 70 yens. Conformément au contrat, l’idole reçoit 30 % de ce montant. Le directeur de l’agence n’a récupéré que 5 millions de yens au total. Pour les artistes elles-mêmes, les revenus effectifs se montaient à 60-70 000 yens par mois pour les plus populaires d’entre-elles, mais pouvaient tomber jusqu’à 20 000 yens pour les moins populaires. Tout au moins peut-on admettre que la gestion n’exploitait pas les artistes au-delà des limites raisonnables.

Dès la deuxième année, le gestionnaire a proposé la dissolution du groupe. Aucune des cinq filles ne s’y est opposée. La société fut donc mise en liquidation et le directeur en fonda une autre. Sur les cinq membres du groupe précédent, il réengagea celles qui affirmèrent leur volonté de « poursuivre une activité dans le divertissement » et qui étaient prêtes à courir chaque jour pour des cachets de mannequinat ou d’actrice.

« Pourquoi j’ai quitté mon rôle de chika idol … »

Nous n’avons parlé jusqu’à présent des agences sérieuses qui respectent la volonté et l’avenir de ses artistes. Mais en réalité, il s’agit vraisemblablement d’une minorité des agences présentes sur le secteur. La réalité de l’industrie des chika idol est beaucoup moins reluisante. Nous avons parlé avec Tsubasa Minmin, ex-chika idol, active aujourd’hui en tant qu’auteur-compositeur-interprète.

Tsubasa Minmin
Tsubasa Minmin (photo : Imamura Takuma)

Tsubasa Minmin était collégienne quand, attirée par AKB48, elle tenta par deux fois d’auditionner pour SKE48 (l’un des groupes affilés à AKB48, pour la région de Nagoya). Recalée, elle s’engagea avec une agence de chika idol. Le groupe géré par son agence était composé à l’époque de dix jeunes filles âgées de 12 à 23 ans. Mineure à l’époque, Tsubasa Minmin se rendit avec ses parents à la réunion d’information organisée par l’agence. Il leur fut expliqué que l’agence ne pouvait pas payer de cachet pour l’instant, mais que les contrats seraient modifiés pour inclure le paiement de cachets dans un proche avenir, dès que le groupe connaîtrait le succès. Dans l’immédiat, seuls 5 000 yens par mois seraient versés aux artistes pour participation aux frais de transport.

Tsubasa commença donc à fréquenter une école de musique tous les jours de la semaine du matin au soir, avant de se rendre à la salle de concert. Cela la faisait rentrer chez elle tous les soirs vers 23 heures. Les samedis et les dimanches, trois concerts par jour et présence à la salle de concert de 9 h 30 à 23 h. Aucune possibilité de prendre un petit job alimentaire dans ces conditions, la participation aux frais de transport était insuffisante, elle allait donc à pied de Roppongi à Shibuya, au lieu de prendre le train pour 200 yens. Une boulette de riz dans une supérette pour tout repas.

Le manager lui déclara que les recettes étaient entièrement dépensées dans les coûts de fonctionnement. Certains membres étaient là comme elles auraient participé à une activité de club au lycée. Ce n’était pas le cas de Tsubasa : « Je me donnais à fond pour que le groupe connaisse le succès, pas par simple appât du gain ».

Tsubasa travaillait dur, mais son état physique se dégradait rapidement. Elle se mettait à tousser, ses cordes vocales souffraient. Mais impossible de se reposer ou de manquer un concert. Quand elle a dit à l’agence qu’elle voulait démissionner, ils essayèrent de lui faire changer d’avis. Mais ils la laissèrent finalement partir, six mois après ses débuts.

La détresse des idoles

De nombreuses chika idols n’ont même pas la possibilité de quitter. Pour des jeunes filles de moins de vingt ans, l’autorité du directeur de l’agence ou du manager est absolue, et même si elles trouvent une certaine chose anormale, elles n’ont pas le courage de dire ce qu’elles pensent. Rejetant elles-mêmes l’idée de quitter le groupe, elles évitent de parler avec leur famille ou leur entourage, ce qui les met dans une situation de soumissions totale à l’agence.

Tsubasa elle-même, malgré son expérience difficile, n’a pas abandonné son admiration pour la vie d’idole :

« Il est très difficile de continuer longtemps le rôle d’idole. Certaines trouvent difficile les sessions de photos cheki, ou les sessions à serrer les mains des fans. J’en connais qui ont craqué et ont ouvert des comptes Twitter sous pseudonyme pour dire ce qu’elles pensent vraiment des fans : “Des gens vraiment graves…” Moi, je n’ai jamais pensé ça. La plupart des idoles s’amusent sur scène, et sont sincèrement reconnaissantes aux fans pour leur soutien. Si on n’aime pas interagir avec les fans, je ne crois pas qu’on ait vraiment envie de continuer cette activité, en tout cas, on ne reste pas longtemps. On a envie de rendre heureux les admirateurs qui vous aiment, alors on se donne à fond pour que la performance sur scène soit parfaite. C’est pour ça qu’il ne faut pas détruire les rêves des fans, il ne faut pas les décevoir. Et donc, c’est normal qu’on ne puisse pas avoir de relation avec un garçon, fan ou pas. »

(Photo : Imamura Takuma)
(Photo : Imamura Takuma)

Aujourd’hui, tout le monde peut devenir une idole

Nous avons interrogé M. Kasai Kunitaka, avocat, co-président de la Japan Entertainer Rights Association, qui protège les droits des artistes de l’industrie du divertissement, et lui-même producteur d’un groupe d’idols, sur l’environnement professionnel des chika idol.

« Dans le passé, les idoles étaient des artistes qui apparaissaient dans les médias, télévision et magazines. Mais depuis environ 10 ans, avec l’apparition des AKB48, la situation a complètement changé. À Akihabara ou ailleurs, les salles d’une capacité de 100 ou 200 personnes se sont multipliées, ce qui a permis l’émergence des chika idol. D’autre part, avec les sites de vidéo ou de streaming sur Internet, il devient possible à tout le monde de diffuser des images de quelqu’un qui chante et qui danse. La base de la catégorie des idoles s’en trouve donc considérablement élargie, et les agences d’artistes professionnelles ne sont plus du tout les seules à gérer la carrière de ces personnes. »

Kasai Kunitaka, avocat, co-président de la Japan Entertainer Rights Association (photo : Imamura Takuma)
Kasai Kunitaka, avocat, co-président de la Japan Entertainer Rights Association (photo : Imamura Takuma)

Quel genre de problème cela pose-t-il ?

« Les adolescentes qui rêvent de devenir des idoles s’inscrivent sur des sites qui compilent les calendriers des auditions à venir. Mais seules une poignée de candidates se trouvent au final en mesure de choisir librement leur agence. Les autres, après plusieurs échecs, risquent de s’inscrire auprès d’agences souvent mal intentionnées, qui les empêcheront de démissionner, et les jeunes se retrouvent victimes d’abus d’autorité ou de harcèlement sexuel. Certains contrats permettent à l’agence de punir un membre par exemple en l’interdisant d’activité dans l’industrie du divertissement pendant six mois après sa démission, etc. D’autres prévoient le paiement de pénalités de 1 ou 2 millions de yens en cas de rupture de contrat. Certains cas existent où des punitions financières ont été exigées en cas de retard sur le lieu de travail... D’autres encore interdisent aux membres de communiquer leurs coordonnées entre elles, de façon à les empêcher de s’unir contre l’agence. Des agences poussent ainsi les membres à rivaliser entre elles afin de promouvoir les ventes. »

Des idoles qui se suicident aux idoles qui gagnent leur procès

Le 21 mars 2018, Ômoto Honoka, membre du groupe Enoha Girls, qui chantent et dansent pour faire la promotion de l’activité agricole de la préfecture d’Ehime, s’est suicidée. Elle avait 16 ans. Sa famille a attaqué en justice l’agence qui gérait le groupe et son président, et ont demandé des dommages-intérêts en alléguant que le suicide avait été causé par le harcèlement et le surmenage au travail. M. Kasai était l’avocat de la famille.

En 2017, il avait déjà été le conseil de quatre anciennes membres d’un groupe d’idoles qui ont intenté une action en justice contre leur ancienne agence. L’affaire s’est résolue à l’amiable par l’annulation des contrats et le paiement des arriérés de salaire, à la satisfaction de ses clientes. C’est à la suite de cette affaire que M. Kasai est lui-même devenu producteur du nouveau groupe formé par deux de ces idoles.

« Il ne suffit pas de gagner un procès pour que tout s’arrange. Le fait d’avoir intenté une action en justice contre leur ancienne agence leur a fermé les portes de toutes les autres agences. Mais leur expérience fait d’elles de véritables pionnières pour les autres idoles. Elles ont créé un spectacle de chansons et de danses qui décrit cette expérience, de façon à faire prendre conscience aux autres idoles des solutions qui existent. Et dans le processus, j’ai pris la décision de les accompagner. »

« Revival : I », le groupe d’idoles dirigé par M. Kasai
« Revival : I », le groupe d’idoles dirigé par M. Kasai (photo avec l'aimable autorisation de M. Kasai)

M. Kasai a analysé le problème de l’exploitation et du harcèlement dont les idoles sont victimes.

« À l’origine, les idoles étaient considérées comme des vestales, des êtres angéliques et quasi non-humains. Or, aujourd’hui, on demande aux chika idol de chanter et de danser, de serrer la main d’hommes, d’être prises en photo, de parler avec des hommes, c’est-à-dire essentiellement la même chose que des danseuses ou des entraîneuses de bar. La seule différence, c’est cette appellation "idole" qui leur fait perdre la tête. Il faut que les jeunes filles qui sont attirées par cet univers examinent la réalité. Quand on leur dit : “on a créé un site Internet, on a préparé une chanson et un costume spécialement pour vous, alors maintenant si vous voulez arrêter, vous devez payer un dédommagement”, elles préfèrent payer pour éviter les problèmes. Et même les familles acceptent généralement dès qu’on leur dit : “c’est la pratique de ce milieu”. Cette situation attire évidemment les agences les plus malhonnêtes. »

(Reportage : Kuwahara Rika et Kawano Shôichirô de Power News. Article recomposé par la rédaction de Nippon.com. Photo de titre : le groupe d'idoles Revival : I. Photo avec l'aimable autorisation de Kasai Kunitaka)

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