De Hiroshima et Nagasaki, 75 ans après le bombardement atomique

75 ans après Hiroshima : le mouvement pour l’abolition des armes nucléaires aujourd’hui

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L’année 2020 marque les 75 ans depuis le bombardement atomique de Hiroshima et Nagasaki. Où en est le mouvement pour l’abolition des armes nucléaires ? Les survivants se battent pour que le Japon prenne leur parti au lieu de celui des puissances nucléaires, et continuent de transmettre le message que la bombe est « le mal absolu ».

Le mois d’août 2020 marque le soixante-quinzième anniversaire des bombardements atomiques par l’armée américaine sur les villes de Hiroshima et de Nagasaki. Une date pour commémorer les victimes, mais aussi pour se pencher à nouveau sur la détermination mondiale en faveur de la paix.

Chaque année, environ 50 000 personnes participent à la cérémonie commémorative pour la paix à Hiroshima, et respecteront une minute de silence le 6 août à 8 h 15. Cette année néanmoins, le nombre de participants sera drastiquement limité du fait des mesures sanitaires de contrôle de l’épidémie du coronavirus. Les événements prévues en régions ont également été réduits ou annulés. L’ensemble des conférences internationales pour l’abolition des armements nucléaires se tiendront en ligne. Tout le monde s’est évidement demandé comment exprimer la volonté commune de commémorer la tragédie et d’œuvrer pour l’abolition des armes nucléaires.

L’étendue exacte des dommages des deux bombes atomiques n’est toujours pas connue avec exactitude

Environ 140 000 personnes étaient mortes avant la fin de 1945 à Hiroshima, et 70 000 à Nagasaki. Ces chiffres sont connus, et ont même été cités à plusieurs reprises par tous les journalistes, y compris ceux des régions de Hiroshima et Nagasaki. Et pourtant, un doute se fait jour : les victimes sont-elles condamnées à n’être que des chiffres, alors que nous sommes aujourd’hui en mesure d’appeler par leur nom chacune des victimes et des disparus ? Jusqu’à l’instant fatidique, ils étaient des citoyens, vivant en tant que tels leur vie propre, et on les compte encore par « paquets » de dix mille. N’est-ce pas un manque de respect caractérisé ?

Les ruines du Hall de promotion industrielle de Hiroshima, qui deviendra un symbole de la tragédie sous le nom de « Dôme de la bombe atomique ». Photo prise par l’armée américaine en novembre 1945 (photo avec l’aimable autorisation du Musée du mémorial pour la paix)
Les ruines du Hall de promotion industrielle de Hiroshima, qui deviendra un symbole de la tragédie sous le nom de « Dôme de la bombe atomique ». Photo prise par l’armée américaine en novembre 1945. (Photo avec l’aimable autorisation du Musée du mémorial pour la paix)

Le chiffre de « 140 000 » victimes a été à l’origine calculée à partir des estimations démographiques avant le bombardement, rapportées au recensement officiel après la catastrophe. Les villes de Hiroshima et Nagasaki, faisant réponse à une demande émanant du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, en 1976, avaient établi cette estimation en précisant : « 140 000 morts (à 10 000 près) ». Les chercheurs avaient ajouté : « Ce chiffre devra être corrigé si des données plus précises sont retrouvées. »

La ville de Hiroshima a poursuivi l’enquête pendant une quarantaine d’années pour établir une liste précise. En mars 2019, le chiffre de 89 025 personnes décédées du fait de la bombe avant le 31 décembre 1945 a été publié, mais il n’est pas encore définitf et de nombreuses victimes demeurent encore sans nom, comme si leur existence n’avait comptée pour rien...

Au-delà de ces victimes « directes », il y a tous celles qui sont mortes après le 1er janvier 1946 des séquelles de leurs brûlures ou de leucémie, entre autres. Les survivants irradiés, appelés hibakusha, continuent à faire face au risque de « maladie induite », comme un cancer causé par l’exposition aux radiations. « C’est comme être torturé par la bombe pour le restant de ses jours », déclare M. Kamada Nanao, professeur honoraire de l’Université de Hiroshima, qui a longtemps étudié les effets des radiations de la bombe atomique sur la santé. Les « cancers multiples », bien différents des cancers par métastases, sont particulièrement éloquents. Ou la prévalence anormalement élevée des syndromes myélodysplasique, une maladie souvent préliminaire à une leucémie chez les personnes âgées. Il faut aussi faire face aux préjugés et à la discrimination autour de soi. La bombe atomique tourmente les survivants jusqu’à la fin de leur vie.

Le journal Chûgoku Shimbun, dans sa série d’articles spéciaux publiés sous le titre « Les vides de Hiroshima » à l’occasion du 75e anniversaire du bombardement, développe l’idée que l’étendue totale des dégâts et destructions causées par la bombe ne sont toujours pas entièrement connues aujourd’hui. Ces articles mettent en évidence la nature intrinsèquement inhumaine de l’arme atomique, qui, en un éclair extrêmement court, détruit la vie des habitants, les archives administratives, les infrastructures urbaines et le tissu économique local. Quand on dit que 70 000 restes mortuaires dorment sous le monument commémoratif du Parc de la Paix à Hiroshima, il s’agit en fait d’une simple vue de l’esprit, on parle là de morts par paquets de 10 000, sans réalité nominative.

Les armes nucléaires, le « mal absolu »

« Quand je pense à la vanité de ces vies volées ce jour-là, je ne peux pas rester sans rien faire. Il est de notre devoir de survivants de faire interdire et abolir les armes nucléaires », déclare Tanaka Toshiko qui vivait à 700 mètres au sud de l’hypocentre une semaine encore avant la bombe, et a perdu de nombreuses personnes chères. Pour ceux qui, comme elle, continuent de vivre avec la mémoire de leurs morts, la bombe n’est toujours pas du passé.

Que les armes nucléaires ne soient plus jamais utilisées. Elles n’auraient jamais dû l’être, elles ne doivent plus jamais l’être. C’est de ce point de départ que doivent être envisagées les leçons du passé et les engagements de l’avenir. Depuis sa création dans les années 1950, « l’Organisation des irradiés » (Nihon Hidankyô), un organisme national qui regroupe les survivants de la bombe atomique, a présenté des exigences au gouvernement japonais, qui a renoncé à toute demande d’indemnisation des victimes auprès du gouvernement des États-Unis selon les termes du traité de paix de San Francisco. Pour les mouvements des hibakusha, il n’est pas question d’oublier que c’est le Japon qui a déclenché la guerre et que les victimes des bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki ne sont pas apparues « sans raison ». Pour ces organisations, les armes nucléaires sont le « mal absolu » et le seul moyen de s’assurer qu’elles ne seront jamais plus utilisées est de les abolir au niveau international.

Pour un traité d’abolition des armes nucléaires

Or, à l’opposé de cette position, depuis les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, le monde est entré dans l’ère de la peur nucléaire. On estime que les puissances nucléaires au sens du Traité de Non-Prolifération, à savoir les États-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la France et la Chine, et les puissances non couvertes par ce traité, L’Inde, la Pakistan, Israël et la Corée du Nord, possèdent à eux tous plus de 13 000 têtes nucléaires. Les survivants de la bombe A qui continuent de vocaliser leur expérience, ressentent une grande frustration devant cette situation, et parfois, se sentent impuissants à faire évoluer les consciences.

C’est pourquoi, depuis 2010, la tendance parmi les survivants et les activistes qui les soutiennent est d’insister sur la nature inhumaine des armes nucléaires, plus encore que sur la non-nécessité de l’arme nucléaire si des traités de sécurité sont établis entre les nations. C’est ainsi que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) signé devant l’Assemblée Générale des Nations unies en juillet 2017, approuvé par 122 pays et régions, a fait vibrer d’espoir le cœur des survivants de la bombe. Le préambule de ce Traité, qui se dit « conscient des souffrances et des dommages inacceptables subis par les victimes d’armes nucléaires et par les personnes touchées par les essais d’armes nucléaires », est particulièrement émouvant de ce point de vue.

Au 16 juillet de cette année, 40 pays ont ratifié le TIAN, qui interdit totalement la possession, le développement, le transfert et les essais d’armes nucléaires, et stipule le rétablissement des environnements détruits ainsi que le soutien des victimes des armes nucléaires. Il reste dix ratifications à obtenir avant son entrée en vigueur. À l’heure où les relations russo-américaines sont très tendues, et où le traité New Start de réduction des armements stratégiques arrive à son terme en février de l’année prochaine ; alors que cela fait longtemps que tout le monde convient que le Traité de Non-Prolifération est devenu « non-fonctionnel » et que le Japon est sans conteste pris dans un environnement de sécurité difficile, l’opposition des puissances nucléaires à la mise en œuvre du TIAN s’est durcie.

Il serait illusoire de croire qu’aucune puissance nucléaire signe et encore moins ratifie le traité. Mais l’existence d’un traité qui qualifie toute arme nucléaire de « mal » fait déjà une différence avec l’absence de quelle déclaration que ce soit en ce sens. À Hiroshima, les associations de survivants, les associations citoyennes, le maire de la ville, qui est également le président de l’association internationale des Maires pour la Paix, la préfecture d’Hiroshima et tant d’autres organisations, tous attendent avec impatience la mise en œuvre la plus rapide possible de ce traité.

Le gouvernement japonais du côté des puissances nucléaires plutôt que des victimes

En décembre 2017, la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN) a reçu le prix Nobel de la Paix. Setsuko Thurlow, aujourd’hui résidente au Canada, a prononcé le discours de réception du prix. Mme Thurlow est elle-même une survivante de Hiroshima et parle depuis longtemps en Amérique du Nord de son expérience des destructions de la guerre au Japon. Âgée de 13 ans à l’époque, sa sœur et huit autres neveux, et de nombreuses camarades de son école pour filles ont été tuées par la bombe. Elle a parlé de cette expérience et a formulé ses vœux pour l’abolition des armes nucléaires. Elle qualifie le traité TIAN de « début de la fin » pour les armes nucléaires. Le cercle des personnes qui pensent comme elle s’agrandit dans le monde.

Suzanne
Setsuko Thurlow (au centre) a reçu le prix Nobel de la Paix en tant que réprésentante de l’ICAN, la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires, aux côtés de sa directrice exécutive, Béatrice Fihn (à droite), le 10 décembre 2017 à Oslo. (Kyodo)

Néanmoins, quelques temps plus tard, quand je l’ai interviewée, Mme Thurlow m’a dit avoir omis un point important, parce qu’elle parlait « en tant que représentante de l’ICAN et non en tant que survivante individuelle ». Ce point qu’elle n’a pas mentionné à Stockholm, c’est évidemment sa colère contre le Japon et le Canada, qui s’alignent au côté des puissances nucléaires, parce qu’ils ont besoin de la dissuasion nucléaire américaine.

Le Japon n’a pas participé à la conférence de négociation du TIAN, suscitant la déception des survivants de Hiroshima et Nagasaki. Les pays qui possèdent l’arme nucléaire critiquent ce traité en arguant qu’il affaiblit le Traité de Non-Prolifération (TNP). De leur côté, les pays les plus actifs dans l’élaboration du TIAN, ainsi que les associations citoyennes, affirment que les pays possesseurs de l’arme nucléaire sont les premiers responsables de l’affaiblissement du TNP. Le fossé entre les deux positions est profond. Le gouvernement japonais a essayé d’agir comme un pont entre les deux positions, en qualifiant TIAN de « prématuré », mais ceux qui prennent cette position au sérieux sont minoritaires. Placé devant la croisée des chemins, le Japon a déjà montré qu’il se rallierait par intérêt au camp des puissances nucléaires plutôt que de rester loyal à ses propres victimes.

Ces dernières années, il semble y avoir une prise de conscience croissante parmi les citoyens japonais qu’il s’agit non seulement de communiquer avec le monde, mais aussi exhorter le gouvernement et le parlement à modifier leurs politiques. Diverses campagnes, telles celle de questionner les membres de la Diète s’ils approuvent ou rejettent le TIAN ont été menées par des jeunes. L’influence de l’ICAN et des appels de Mme Thurlow lors de son retour au Japon semble peu à peu faire son chemin.

Quel sens pour la dissuasion nucléaire à l’heure des crises sanitaires ?

À la fin du mois de mars de cette année, le nombre de survivants des bombes de Hiroshima et Nagasaki, répertorié dans le Carnet de Santé des Survivants est de 136 682 personnes, pour un âge moyen de 83,31 ans. Les voix capables de parler de l’expérience misérable de l’arme nucléaire, et la mémoire de cette expérience, s’éteindront évidemment un jour. (Voir notre article : Former des successeurs pour raconter Hiroshima)

Sommes-nous sûrs d’être capables d’empêcher de nouvelles bombes atomiques 80 ans, 90 ans, 100 ans après Hiroshima et Nagasaki ? Pouvons-nous affirmer que l’arme nucléaire ne sera jamais plus utilisée ?

Les puissances nucléaires elles-mêmes le disent : tant que le contexte de la sécurité internationale ne s’améliorera pas, il sera difficile de faire avancer la cause du désarmement nucléaire. Mais en même temps, il est difficile de croire que ces mêmes pays aient réellement pour priorité d’améliorer la situation actuelle. La conférence de renégociation du TNP devait s’ouvrir en avril, mais la crise sanitaire du coronavirus l’a fait reporter à une date ultérieure. Un certain nombre de survivants de la bombe et de représentants d’association citoyennes, pour la plupart âgés, avaient prévu de se déplacer à New York pour apporter la « pétition des survivants » aux participants à la négociation. Les pays signataires du traité devraient profiter de ce délai pour réévaluer la portée du TNP.

À l’heure de la pandémie du Covid-19, des survivants et leurs soutiens des associations citoyennes déclarent : « Il y a tant de choses qui rendent totalement illusoires la dissuasion nucléaire et la puissance militaire ». Quand la communauté internationale doit se serrer les coudes, l’entretien d’un arsenal nucléaire non seulement immobilise des budgets colossaux, mais fait peser la menace d’une escalade militaire. La vraie menace sur les populations, c’est l’arme nucléaire. Il faut faire de ce 75e anniversaire l’occasion d’un nouveau serment d’en finir définitivement avec ces armes de destruction massive capables de rendre impossible à connaître le nombre réel de leurs victimes.

(Photo de titre : le maire de Hiroshima Matsui Kazumi, à droite, ajoute de nouveaux noms de victimes au cénotaphe du parc du mémorial de la Paix durant le 74e anniversaire de la tragédie. © Xinhua News Agency/Kyodo News Images)

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