L’héritage d’Ogata Sadako : l’internationalisme et la diplomatie japonaise sont-ils sur la bonne voie ?

Politique International

Première Japonaise et première femme à occuper la fonction de Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés (HCR), Ogata Sadako a été confrontée à des difficultés internationales de grande ampleur, notamment la question des réfugiés kurdes irakiens, la guerre de Bosnie, ou encore les massacres du Rwanda. Nous nous intéressons ici à la vision de l’histoire, de la diplomatie et de la sécurité qu’elle a portées durant sa longue carrière. Ses préoccupations et réflexions ont-elles pu s’enraciner au Japon ? Il semble que non...

Ogata Sadako nous a quittés le 29 octobre 2019 à 92 ans. Sa personnalité et ses réussites professionnelles ont été abordés dans les nombreuses nécrologies parues au Japon comme dans le reste du monde. Ce qui la distingue le plus a sûrement été cette remarquable capacité à garder un équilibre entre son humanisme et la réalité, souvent cruelle, de la situation internationale qu’elle a dû affronter.

Il est toutefois regrettable de dire que les préoccupations d’Ogata Sadako, à savoir ses précieuses réflexions au sujet de la diplomatie et de la sécurité internationales, ne se sont pratiquement pas enracinées au Japon. Paradoxalement, son expérience et son expertise ont été demandées par la société japonaise jusqu’à la fin de sa vie, et elle-même était de plus en plus soucieuse par la situation et l’avenir de son pays.

Une vision historique équilibrée

Pour en revenir à ce sens de l’équilibre qui la caractérisait, je voudrais d’abord parler de la vision historique de cette grande dame que je considère sans exagération comme un véritable dictionnaire vivant de la politique et de la diplomatie japonaises depuis l’avant-guerre jusqu’au présent. Étudiante, elle a assisté aux procès de Tokyo dont elle n’a pas hésité à écrire dans ses mémoires (ouvrage intitulé Ogata Sadako kaikoroku) qu’ils n’étaient « que le jugement du pays vaincu par les pays vainqueurs », et qu’elle ne pouvait « accepter la thèse qui attribuait l’expansion du Japon à un gigantesque complot visant à envahir le continent asiatique ». Ces déclarations étonnent, parce qu’elles paraissent à première vue typiques de l’opinion des conservateurs et des gens de droite.

Mais elle ajoute avec lucidité que « l’échec de la politique étrangère du Japon depuis l’Incident de Mukden jusqu’à la seconde guerre sino-japonaise et la Guerre du Pacifique est évident », et que « les responsables politiques qui ont pris ces décisions en portent la responsabilité ». Et c’est ce qui l’a conduite à sa thèse de doctorat en sciences politiques qu’elle a effectuée à l’Université de Berkeley, en Californie, où elle a voulu mettre à jour le processus de décision provoquant l’Incident de Mukden (l’attentat des chemins de fer de Mandchourie du Sud en 1931 ayant servi de prétexte au Japon pour envahir la région). Par ailleurs, n’oublions pas ce qu’elle était l’arrière-petite-fille d’Inukai Tsuyoshi, ancien Premier ministre du Japon, qui avait été assassiné durant ses fonctions en 1932 par un commando d’officiers ultra-nationalistes de la Marine impériale, un meurtre en lien avec l’Incident de Mukden.

La finesse de son esprit qu’elle possédait déjà très jeune et son sens de l’équilibre ne peuvent qu’étonner. Le lien direct qu’elle savait établir entre la recherche universitaire et les problèmes du monde réel est une autre de ses caractéristiques. Elle n’a pas hésité à affirmer : « mes recherches m’ont aidée dans mes fonctions », ou encore : « séparer la recherche du monde réel est absurde ».

Peut-être peut-on classer Ogata Sadako comme une libérale au sens classique du terme, mais sa vision historique, comme le montrent les citations ci-dessus, n’est pas celle d’une gauche classique japonaise. Elle ne s’est jamais laissée entraver par une idéologie particulière, et a toujours poursuivi la recherche de la vérité dans ses travaux universitaires et les progrès concrets dans ses fonctions publiques. Et bien qu’elle ne s’était jamais considérée elle-même comme « une extrémiste des droits de l’homme ou de la situation des réfugiés », Ogata Sadako a cependant été la première au niveau mondial dans ces deux domaines.

Les grandes dates de la vie d’Ogata Sadako

1927 Naissance à Tokyo
1951 Licence à l’Université féminine du Sacré-Cœur de Tokyo
1963 Doctorat de sciences politiques de l’Université de Berkeley, en Californie
1974 Professeur associé à l’Université chrétienne internationale (ICU) de Tokyo
1976 Représentante du Japon à l’ONU
1980 Professeur de politique internationale à l’Université Sophia
1991-2000 Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (HCR)
2003-2012 Présidente de l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA)

Voir la misère et agir

Le monde tel que le voyait Ogata Sadako était interdépendant. Pour elle, des pays de la taille du Japon ne pouvaient parvenir seuls à la prospérité et à la paix, et devaient par conséquent participer aux affaires de la planète. C’était la prémisse de tout, l’essence de son internationalisme. Et elle n’a jamais dévié de cette idée. Cela valait pour la protection des réfugiés et l’aide au développement. C’est pour cette raison que la tendance au repli sur soi de tout pays, Japon compris, la préoccupait.

Lorsqu’on lui demandait si l’humanisme était le fondement de son action, elle répondait tout de go qu’elle était guidée par un simple sens de l’humanité que chaque personne possède. Elle qui avait vu des gens livrés à eux-mêmes dans des conditions insupportables disait : « Quand on voit ça, il faut faire quelque chose, non ? On en a envie, n’est-ce pas ? Cela n’a rien à avoir avec une quelconque théorie. »

Ogata Sadako lors d’une interview en janvier 2008 (© Jiji)
Ogata Sadako lors d’une interview en janvier 2008 (Jiji Press)

La manière dont elle associait compassion et humanisme est saisissante, mais il est permis d’avoir des doutes sur l’acception de cette attitude au Japon, et de se demander jusqu’à quel point elle peut y être mise en pratique.

L’expression « effet CNN » a connu à une époque un grand essor dans les discussions sur les relations internationales et les médias. Elle faisait référence à l’impact sur l’opinion publique des images diffusées par les médias d’actualités, dont CNN est le plus représentatif, montrant la situation sur le front des conflits et des crises à travers le monde. Si cela a pu parfois pousser l’opinion publique d’un pays à demander que ses forces se retirent d’un conflit, l’inverse était plus souvent le cas, à savoir l’exigence d’une intervention. On comprend alors les propos d’Ogata Sadako que je citais au dessus... Et à contrario, sans le choc des images, rien n’arriverait. Au Japon, y a-t-il jamais eu un « effet NHK » ?

Dans le même ordre d’idée, on voit dans beaucoup de pays occidentaux des progressistes et des défenseurs des droits de l’homme manifester devant les ambassades de Chine pour dénoncer la détérioration de la situation humaine et les persécutions des minorités nationales dans ce pays. Devant l’ambassade de Chine à Tokyo également, de tels événements se produisent, mais ce qui interpelle, c’est qu’ici ces initiatives sont davantage le fait de gens de droite... Comme nous allons le voir, il s’agit d’un phénomène propre au Japon, qui n’a rien d’étonnant si on le regarde à la lumière du discours sur la politique étrangère du pays et sa sécurité internationale.

Au Japon, un engagement international tourné uniquement vers les États-Unis

On peut affirmer qu’au Japon, l’intérêt pour l’international, et plus encore pour le développement de l’engagement international, s’est limité à la politique étrangère et la sécurité. Il s’est quasiment exclusivement exprimé dans le contexte de la coopération américano-japonaise, au sein de l’alliance américano-japonaise. Aux yeux d’Ogata Sadako, le Japon d’après-guerre a pris l’ « habitude » de dépendre des États-Unis, et, dans la pratique, de ne développer son engagement international qu’à travers une coopération avec la première puissance mondiale.

Les gouvernements successifs dirigés par le Parti libéral démocrate (PLD), qualifiés de conservateurs et pro-américains, ont promu cette position. Alors que les États-Unis augmentaient leurs exigences et leur attentes vis-à-vis du Japon, ces gouvernements se sont efforcés de développer l’engagement international, qui était pour eux un moyen de gérer l’alliance entre les deux pays, afin de préserver et développer les relations bilatérales.

Les forces de gauche et les forces progressistes qui leur étaient opposées étaient contre le renforcement de ces relations au sein de l’alliance, et contre toute expansion de l’engagement international du Japon, qui pourrait par exemple impliquer l’envoi des Forces d’autodéfense à l’extérieur du pays. Il ne s’agissait pas d’une différence d’interprétation relative à la méthode, mais d’une opposition de principe : ces forces contestatrices pouvaient à cet égard être qualifiées d’isolationnistes.

Par conséquent, le paysage politique laissait de côté une possibilité, celle de s’engager à l’international sans s’arrêter à la coopération avec les États-Unis. En clair, un développement de grande échelle fondé sur l’internationalisme et l’humanisme. Mais ce n’est pas du tout le schéma qui s’était installé au Japon, et qui était devenu indissociable de l’alliance avec les États-Unis.

Toutefois, rien n’exige qu’il en soit ainsi. Il existe par exemple dans la plupart des pays européens et aux États-Unis une tradition d’interventionnisme et d’engagement international progressiste, de gauche. En Europe, on trouve, jusqu’à un certain degré, des forces qui, tout en maintenant une distance avec les États-Unis, sont favorables aux interventions humanitaires. Ne serait-ce pas leur absence quasi-totale au Japon qui explique la faiblesse des partisans d’une expansion de l’engagement international du pays ?

Les théories sur l’engagement international des forces progressistes ou de gauche ne sont pas liées avec le fait d’être pro- ou anti-américain, et Ogata Sadako n’était pas non plus anti-américaine. Enfin, relativement à la notion de sécurité humaine que le Japon était censé promouvoir, elle regrettait que le concept en soit resté au niveau théorique, sans aucune application pratique.

L’isolationnisme tout autant que le développement de l’engagement international en tant que moyen de gérer l’alliance américano-japonaise étaient éloignés des convictions d’Ogata Sadako, mais le second était probablement un plus proche de ce qu’elle recherchait. C’est la raison pour laquelle elle a collaboré avec plusieurs gouvernements japonais, bien qu’elle ne soit jamais devenue ministre des Affaires étrangères, comme il en a été question à plusieurs reprises.

Les efforts fait par le Japon pour développer son engagement international lui paraissaient cependant insuffisants. Dans une interview parue dans le quotidien Asahi Shimbun du 24 septembre 2015, elle déclarait, au sujet de la participation japonaise dans les opérations de maintien de la paix des Nations unies : « J’avais de très grandes attentes [vis-à-vis de la participation des Forces d’autodéfense]. Mais elles n’ont pas été déployées dans des endroits dangereux. » À une question du quotidien Nihon Keizai  du 13 août 2015, sur le contexte des lois sur la paix et la sécurité de 2015 [lois de 2015 sur les Forces d’autodéfense], elle répondait : « C’est une bonne chose que les Forces d’autodéfense puissent participer si on attend d’elles qu’elles puissent jouer un rôle pour le maintien de la paix. »

Ces déclarations peuvent peut-être surprendre ceux qui ne la voyaient que comme une messagère de paix et un protectrice des réfugiés opposée au principe de déploiement de troupes à l’étranger et aux lois sur la paix et la sécurité. Mais elles illustrent justement la façon dont Ogata Sadako prenait en compte les réalités sur le terrain.

Elle s’est aussi montrée sévère vis-à-vis du « pacifisme proactif » prôné par le gouvernement Abe, déclarant dans la même interview à l’Asahi Shimbun, le 24 septembre 2015 : « Rien ou presque n’a été dit sur les sacrifices que nous sommes prêts à faire à cet égard. Donc je n’y vois pour ma part que des paroles en l’air », manifestant ainsi son opinion qu’il fallait faire bien davantage.

Un internationalisme qui ne s’est pas enraciné

Tout compte fait, l’internationalisme tel que le concevait Ogata Sadako n’a sans doute pas pris racine au Japon. Avec Abe Shinzô aux commandes, le Japon se donne pour objectif le pacifisme proactif et une diplomatie à l’échelle planétaire. On pourrait ainsi croire que grâce à ce pouvoir politique stable, la présence du Japon à l’international s’est renforcée. Mais à la question de savoir si les Japonais sont à présents plus tournés vers l’extérieur et prêts à faire de plus grands sacrifices pour la paix dans le monde, la réponse est sans doute « non ». La tâche que nous a laissée Ogata Sadako est lourde.

Alors que la situation de la paix et de la stabilité dans l’environnement du Japon se détériore, et que sa population décline, de plus en plus de voix se font entendre demandant d’investir les ressources japonaises, déjà très limitées, dans la défense de proximité. Cette attitude peut paraître logique en matière de classement des priorités, mais si l’on réfléchit à moyen et long terme, permettra-t-elle vraiment de garantir la sécurité et la prospérité du Japon ?

Lorsqu’elle aborde ce thème en écrivant dans son livre « Mon Travail » (Watashi no shigoto) « Toute la question est de savoir si nous sommes capables de solidarité vis-à-vis des habitants de pays éloignés », Ogata Sadako n’exprime pas seulement son humanisme, mais aussi son réalisme, et ce questionnement pourrait être un point de départ pour reconsidérer la question.

(Photo de titre : le 13 février 1995, Ogata Sadako, alors Haut Commissaire de l’ONU aux réfugiés, est accueillie par des réfugiés rwandais dans un camp de réfugiés de Bukavu dans l’est du Zaïre, aujourd’hui République démocratique du Congo. Photo : AFP/Aflo)

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