La généralisation du télétravail au Japon : la fin du harcèlement sexuel et des abus de pouvoir ?

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Au Japon, les scandales liés au harcèlement sexuel et aux abus d’autorité dans le milieu du travail se multiplient. D’après la journaliste Shirakawa Tôko, ce type de comportement inacceptable serait dû à une trop grande homogénéité du personnel des entreprises de l’Archipel, et il devrait prendre fin avec la mise en œuvre de réformes comme le télétravail.

Shirakawa Tôko SHIRAKAWA Tōko

Journaliste. Née en 1961 à Tokyo. Professeur invité à l’Université féminine Shôwa de Tokyo. Diplômée de la Faculté des lettres de l’Université Waseda (1984) de Tokyo. Elle devient journaliste après avoir travaillé pour la firme Sumitomo et plusieurs maisons de titres étrangères pendant quelques années. Elle se spécialise alors dans le travail et les questions sociales, en particulier la gestion des carrières, la diversité, les inégalités liées au sexe, le mode de vie des femmes, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, et la réforme du travail. Auteur de nombreux ouvrages dont « L’ère de la course au mariage » (Konkatsu jidai, Discover keisho, 2008) en collaboration avec Yamada Masahiro ; et « Les limites du harcèlement » (Harasumento no kyôkaisen, Chûkô shinsho La clef, 2019).

Un changement radical d’attitude vis-à-vis du harcèlement

Le harcèlement sur le lieu de travail est un problème de plus en plus préoccupant au Japon comme ailleurs. Pour y faire face, le gouvernement de l’Archipel a réagi notamment en adoptant les directives demandant aux entreprises d’interdire tout harcèlement moral préconisées par une commission du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales. Mais certains lui reprochent de ne pas être allé assez loin et de ne pas avoir demandé aux législateurs d’adopter des textes de loi qui empêchent toutes les formes d’abus d’autorité.

D’après la journaliste Shirakawa Tôko, la mentalité des Japonais vis-à-vis du harcèlement sexuel est en train de changer, même si c’est lentement. En avril 2018, le vice-ministre des Finances Fukuda Jun’ichi a démissionné à cause de rumeurs mettant en cause ses comportements. Une journaliste de la chaîne de télévision TV Asahi l’a en effet accusé de harcèlement après avoir envoyé un enregistrement où il lui tenait des propos à connotation ouvertement sexuelle à l’hebdomadaire Shûkan Shinchô qui a révélé les faits.

« Au lieu de ne tenir aucun compte des déclarations de la victime comme c’était en général le cas jusque-là quand des fonctionnaires de haut rang étaient visés, le ministère des Finances a reconnu publiquement qu’il s’agissait d’une affaire de harcèlement sexuel relevant d’une violation des droits de l’homme », explique Shirakawa Tôko. « Et il a présenté des excuses, une première en la matière. En décidant de considérer Fukuda Jun’ichi comme responsable de ses actes en dépit de son statut élevé, il a indiqué clairement que le harcèlement était quelque chose d’inadmissible quelle que soit la valeur de la personne incriminée. »

Quand les femmes japonaises commencent à se manifester

Un mois plus tard, un groupe de femmes journalistes a créé un site Internet appelé « Le réseau des femmes qui travaillent dans les médias » (« Media de hataraku josei network »), pour signaler au public l’importance du harcèlement sexuel dans leur secteur d’activité. « Elles ont raconté que pour une majorité d’entre elles, ce type de pratique au bureau et sur le terrain était monnaie courante », continue Shirakawa Tôko.  « Elles ont pensé que le moment était venu d’unir leurs forces pour faire changer les choses et éviter que d’autres femmes journalistes soient victimes de semblables abus. »

Ce réseau a commencé à fonctionner en même temps que le mouvement #Me Too au Japon. Et leurs activités ont attiré l’attention de Noda Seiko, alors ministre des Affaires intérieures et des Communications, chargée de la promotion de la participation active des femmes dans la société. « Noda Seiko voulait avoir accès à des témoignages directs et  je lui ai servi d’intermédiaire pour organiser en sa présence une réunion informelle avec des membres du réseau et des chefs d’entreprise », ajoute Shirakawa Tôko.

Pendant la période où elle a été ministre des Affaires intérieures et des Communications (août 2017-octobre 2018), Noda Seiko s’est fait le porte-parole de la lutte contre les abus de pouvoir. Elle a pris l’initiative d’un ensemble de mesures destinées à faire prendre conscience aux fonctionnaires des problèmes posés par le harcèlement sexuel qui incluaient notamment l’organisation de stages de formation obligatoires pour les dirigeants des ministères et des agences du gouvernement. Dans le même temps, les élus ont commencé à réformer les lois en matière d’abus de pouvoir et de harcèlement sexuel.

Harcèlement sexuel et abus de pouvoir

Grâce aux multiples reportages qu’elle a effectués, Shirakawa Tôko a fini par se rendre compte que le harcèlement sexuel allait de pair avec les abus de pouvoir et que l’absence de mesures contraignantes contribuait à ce qu’ils passent inaperçus. « Sur leur lieu de travail, les hommes sont victimes de maltraitances par leurs supérieurs et les femmes, de harcèlement sexuel », affirme-t-elle. « Une des raisons pour lesquelles cette situation se prolonge, c’est qu’au Japon, ce genre de pratique n’a jamais été interdit légalement. La Loi sur l’égalité des chances en matière d’emploi promulguée en 1985 ne dit pas explicitement que le harcèlement sexuel est illégal. Elle demande simplement aux entreprises de prendre des mesures préventives à son encontre. Qui plus est, il n’est nulle part question des abus de pouvoir. »

Depuis, les élus japonais ont renforcé les textes législatifs et défini le harcèlement sexuel et celui lié à la maternité comme des pratiques inadmissibles. En mai 2019, la Diète a par ailleurs adopté une loi qui contraint les patrons à prendre des mesures pour empêcher les abus de pouvoir et à faire bénéficier leurs employés victimes de telles pratiques d’un suivi. Cette loi interdit en outre aux entreprises d’engager des poursuites contre ceux qui dénoncent ce type de comportement et elle les oblige à collaborer aux enquêtes pour harcèlement sexuel visant des membres de leur personnel menées par d’autres firmes. Ces nouvelles mesures prendront effet à partir du mois de juin 2020 pour les grandes compagnies et du mois d’avril 2022 pour les PME.

Une évolution très lente

Bien que satisfaite par les nouvelles lois japonaises contre le harcèlement, Shirakawa Tôko se demande si elles vont réussir à changer le mode de fonctionnement des entreprises de l’Archipel. En effet, elles ne prévoient pas de sanctions contre les coupables et elles n’obligent pas les entreprises à se doter d’un système anti-harcèlement.

La journaliste japonaise admet cependant que les choses ont commencé à évoluer. « Les firmes sont en train de prendre des dispositions plus strictes, en particulier le transfert des harceleurs dans un autre service. Mais ce sont surtout les compagnies internationales qui donnent l’exemple. Beaucoup d’entre elles avertissent d’emblée leurs nouvelles recrues qu’aucune forme de harcèlement n’est tolérée chez elles et la formation par l’entreprise inclut des cours de sensibilisation à ce problème. »

Shirakawa Tôko cite le cas de l’une d’entre elles qui, reprenant à son compte les normes en usage à la Bourse de New York, va jusqu’à sanctionner ses employés de sexe masculin lorsqu’ils se permettent de poser la main sur l’épaule de l’une de leurs collègues pour la féliciter. Mais elle croit aussi qu’il reste encore beaucoup à faire pour éduquer les Japonais à propos du harcèlement. « Les entreprises nippones qui ont adopté une politique spécifique en la matière se comptent sur les doigts d’une main. »

D’après la journaliste, il faut d’abord que les dirigeants s’engagent clairement à supprimer toute forme d’abus sur le lieu de travail. Et elle considère l’attitude d’Accenture (une agence internationale de conseil qui a des bureaux au Japon) comme exemplaire à cet égard.

« Son PDG a mis des mesures contre le harcèlement au programme d’un plan global de réforme de la façon de travailler », précise-t-elle. « Les employés de la filiale japonaise d’Accenture ont accès à un service de conseil indépendant qui leur permet de dénoncer les abus dont ils sont victimes quand ils craignent des représailles. Et chaque trimestre, l’agence effectue une enquête auprès de l’ensemble de son personnel pour savoir comment les mesures de réforme du travail progressent et s’il y a des cas de tolérance du harcèlement. Grâce aux résultats de cette étude, les dirigeants de l’entreprise sont en mesure d’identifier les problèmes individuels ou collectifs et en cas d’abus, de faire appel à des spécialistes pour régler la question. »

Une culture d’entreprise virile et trop conformiste

Shirakawa Tôko considère le harcèlement sexuel comme le fruit de conceptions arriérées fondées sur une prétendue supériorité masculine qui poussent les hommes à exercer leur pouvoir, leur domination et leur contrôle sur les femmes. Elle pense aussi que la culture d’entreprise virile très conformiste du Japon a créé un environnement où les harceleurs peuvent se livrer à des abus en toute impunité.

« La diversité et la participation active des femmes sont certes à l’ordre du jour. Mais au bout du compte, les promotions sont en général réservées aux employés – la plupart du temps de sexe masculin – qui sont disposés à faire passer les intérêts de leur patron avant les leurs, y compris dans les entreprises qui se sont ralliées à ces nouvelles idées. Et ceci ne fait que contribuer à renforcer la culture d’entreprise rigide et dominée par les hommes du Japon. En l’absence d’une législation rigoureuse, ce type de firme n’est guère susceptible d’élaborer une stratégie globale contre le harcèlement. »

Pour faire évoluer le fonctionnement du lieu de travail, Shirakawa Tôko propose que les entreprises favorisent la carrière d’individus, hommes et femmes, issus de milieux différents. « À l’heure actuelle, il faut absolument donner davantage de postes de direction à des femmes. Si le nombre des employées impliquées dans le processus de décision augmente, la politique des entreprises vis-à-vis du harcèlement sexuel changera complètement. »

La répartition traditionnelle des tâches en fonction du sexe continue toutefois à tenir les Japonaises à l’écart du monde du travail. « Les hommes se considèrent encore dans bien des cas comme la source principale de revenu du foyer et ils laissent à leur épouse le soin d’élever leurs enfants. Et même lorsque les couples se partagent les tâches parentales, les femmes restent désavantagées parce qu’elles sont les seules concernées par les mesures de congé parental et de réduction des heures de travail. Si bien que quand elles recommencent à travailler, elles voient en général les promotions leur passer sous le nez et elles se trouvent reléguées à des activités sans avenir réservées aux mères de famille. La seule façon de remédier à ce déséquilibre consiste à inclure des individus ayant une expérience en tant que parents dans le processus de décision. »

La responsabilité des médias

Pour Shirakawa Tôko, le monde des médias a lui aussi fortement tendance à rester centré sur les hommes. En 2016, un blog anonyme a dénoncé en des termes très violents – « Mort au Japon qui a laissé tomber les garderies ! » (hoikuen ochita nihon shine) – l’incapacité du gouvernement à mettre en place un système de garderies adéquat. Et il a fait un tabac d’abord sur les réseaux sociaux puis dans les médias.

« Plusieurs de mes collègues journalistes femmes disent depuis des années que le manque de garderies empêche les femmes de poursuivre leur carrière. Mais la plupart de leurs employeurs, des hommes en l’occurrence, n’ont pas la moindre idée de ce que c’est que de travailler en ayant des enfants et ils n’ont commencé à s’intéresser à leur cas qu’à partir du moment où les médias se sont emparés du sujet. »

Ceux qui sont chargés de diffuser l’information ont bien entendu le devoir d’attirer l’attention du public sur les problèmes qui affectent l’ensemble des membres de la société. Mais d’après Shirakawa Tôko, les points précis sur lesquels les femmes sont désavantagées continueront à être sous-estimés tant que ce seront des hommes qui décideront des thèmes qui doivent faire la une de l’actualité.

« Si les médias avaient couvert le problème des garderies de façon plus efficace, les élus auraient été contraints de réagir plus vite et ils auraient peut-être évité des souffrances inutiles à des femmes comme l’auteur du blog ultraviolent contre le gouvernement de 2016. »

Les conséquences de l’épidémie de coronavirus sur le monde du travail

Le Japon et le reste de la planète sont actuellement en plein lutte afin d’enrayer l’épidémie de Covid-19. Pour Shirakawa Tôko, l’importance considérable prise par le télétravail dans ce contexte devrait permettre de réduire les affaires de harcèlement.

« Les pratiques abusives sont encore profondément ancrées dans les firmes qui sont restées fidèles à l’ancienne organisation du travail et notamment aux heures interminables passées au bureau. Mais avec la crise sanitaire, elles ont été contraintes de recourir à des mesures comme le télétravail et la flexibilité des heures de travail. »

La réponse du monde de l’entreprise japonais au coronavirus est en passe de provoquer un changement de paradigme. « Avec le télétravail, la main-d’œuvre est en train de se diversifier à un niveau sans précédent, en donnant l’occasion aux femmes de jouer un rôle plus important dans leur entreprise. »

Les autorités de plusieurs pays ont déjà encouragé le télétravail dans des périodes de crise. « La France a combattu la pollution de l’air en demandant aux gens de travailler chez eux. Au Japon, un grand nombre d’entreprises ont eu recours au télétravail pendant les quelques mois chaotiques consécutifs au Grand tremblement de terre du Nord-Est du Japon le 11 mars 2011. Et le gouvernement envisage le travail à distance comme un moyen de réduire les embouteillages pendant les prochains Jeux olympiques et paralympiques qui se tiendront à Tokyo. »

Pour Shirakawa Tôko, ces initiatives ont poussé les entreprises à s’orienter vers le télétravail et quand l’épidémie de coronavirus s’est déclarée, elle les a forcées à adopter cette solution. D’après une étude effectuée par la Fédération des entreprises du Japon (Keidanren) au début du mois de mars 2020, 70 % des compagnies de l’Archipel avaient adopté ou envisageaient de recourir au télétravail.

Un changement profond et durable

Shirakawa Tôko s’attend à ce que le changement qui est à l’œuvre transforme la société japonaise. « Le travail à distance est fait pour durer », affirme-t-elle. « Plus il prendra de l’ampleur, plus les facteurs sur lesquels repose la répartition traditionnelle des tâches en fonction du sexe seront caduques. »

D’après elle, une fois que les employés n’auront plus à passer des heures dans les transports et leurs soirées au bureau, les mères pourront assumer plus facilement le rôle de soutien principal de leur famille et les pères, consacrer davantage de temps à l’éducation de leurs enfants. « Du coup, la société changera en profondeur et de façon durable », conclut-elle.

(Texte et interview de Shirakawa Tôko par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : Pixta)

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