Le concept du « workation » va-t-il révolutionner le travail des Japonais dans l’ère post-Covid-19 ?

Société Travail

Alors que les entreprises japonaises se convertissent au travail à distance à cause de la pandémie, les salariés jouissent d’une plus grande liberté en choisissant l’endroit où ils vont exercer leur activité professionnelle. Ce concept du « workation », qui se met en place petit à petit, semble améliorer la productivité horaire des employés de bureau au Japon, qui est la plus faible de tous les pays du G7.

Le concept du workation se répand au Japon

La pandémie de Covid-19 est en train de bouleverser la façon de travailler des Japonais. Face aux recommandations des pouvoirs publics visant à limiter les contacts entre les personnes, les entreprises ont dû se dépêcher d’adopter le télétravail et d’autres mesures conçues pour faire obstacle à la propagation de la maladie. À mesure que le travail à distance devient la norme, les employés fraîchement affranchis des contraintes du bureau sont de plus en plus nombreux à en profiter pour choisir des environnements de travail leur permettant de trouver un équilibre entre leur production professionnelle et leur vie personnelle.

C’est dans ce contexte de foisonnement du travail à la maison qu’est apparu le néologisme « workation » (contraction des mots anglais work et vacation), un terme à la mode qui désigne l’association du travail et des loisirs dans le voyage, par exemple vers des lieux touristiques. Ce concept, né aux États-Unis au début des années 2000 dans le secteur des technologies de l’information, a peu à peu gagné du terrain au Japon, où les employés y ont recours pour maintenir un équilibre salutaire entre travail et vie personnelle. Dans un contexte où le coronavirus contraint les entreprises à orienter leur personnel vers le travail en ligne, les demandes de services relevant du travail à distance sont en plein essor, et les collectivités locales misent de plus en plus sur le workation pour inciter les télétravailleurs, dont les rangs ne cessent de grossir, à venir prendre sur leur territoire des vacances au travail.

C’est ainsi qu’en mai 2020, la préfecture de Mie (une région proche de Nagoya) a annoncé qu’elle avait mis en place un réseau Internet à grande vitesse et amélioré d’autres dispositifs dans des zones touristiques telles que le Parc national d’Ise-Shima en vue de renforcer l’attractivité de ces lieux en tant que destinations de workation. Dans le cadre de ce projet, les autorités ont converti des édifices tels que des écoles abandonnées et des maisons traditionnelles kominka en postes de travail et en bureaux, dans l’idée d’attirer des travailleurs en provenance des grandes zones urbaines.

Le projet repose sur l’hypothèse que des équipes d’employés viendront passer des journées, voire des semaines, pour profiter d’un environnement de travail et d’un cadre naturel propices à la détente. Lors d’un séjour typique, les travailleurs s’acquitteraient de leurs tâches quotidiennes dans un bureau spacieux, où les discussions en tête-à-tête avec les collègues et même les conférences en ligne avec le siège social se dérouleraient en plein air plutôt que dans des salles de réunion bondées. Le week-end venu, les employés sortiraient en famille ou entre amis pour voir le paysage ou se livrer à des activités de plein air comme l’escalade ou le camping. Loin d’être confinés à un seul endroit, les travailleurs pourraient en outre tirer le meilleur parti de leur séjour en se déplaçant entre les diverses installations mises à leur disposition dans la préfecture.

Dans un premier temps, le projet de workation de Mie sera accessible à partir de cet automne aux entreprises des zones urbaines avoisinantes, puis, à partir de l’année prochaine, la préfecture élargira cette offre aux entreprises des environs d’Osaka et d’Aichi, en se fixant un objectif annuel de 100 réservations.

Travailler au bord de la mer

Wakayama a elle aussi fait le choix d’attirer les télétravailleurs. La préfecture, qui a été l’une des premières à faire sa propre promotion en tant que destination de workation, a poursuivi l’expansion de son infrastructure de travail à distance dans des endroits comme Shirahama, un site balnéaire pittoresque du littoral sud de la péninsule de Kii. En février, les premiers coups de pelles ont été donnés sur le chantier de construction d’un nouvel édifice, fruit d’une collaboration totalement inédite entre les autorités locales et une société privée, OS Co., un promoteur immobilier d’Osaka membre du groupe Hankyû Hanshin Tôhô. Une fois achevé, le bâtiment, dont l’atout principal est la beauté du front de mer, abritera des bureaux donnant sur le littoral de Shirahama et arborera une terrasse en toiture offrant une vue imprenable sur la mer.

La réputation de Shirahama en tant que lieu de workation avait déjà commencé à se répandre avant l’épidémie de coronavirus. En 2019, trois entreprises, dont le géant des télécommunications NTT, avaient passé des contrats pour l’utilisation d’une installation de travail à distance servant de bureau auxiliaire au promoteur immobilier Mitsubishi Estate. Vu la probabilité de la prolongation de l’épidémie dans un avenir prévisible, la demande d’espace de bureau destiné au télétravail est vouée à se renforcer à Shirahama.

 L’installation de workation de Mitsubishi Estate à Shirahama occupe un bâtiment appartenant à la municipalité. (Avec l’aimable autorisation de Mitsubishi Estate)
 L’installation de workation de Mitsubishi Estate à Shirahama occupe un bâtiment appartenant à la municipalité. (Photos avec l’aimable autorisation de Mitsubishi Estate)

Le concept du workation a bénéficié d’un formidable coup de fouet quand des sociétés du Japon tout entier ont entrepris de se convertir au télétravail après la poussée de Covid-19 enregistrée en mars. Il ressort d’une étude que NTT Data a menée sur 1 200 employés de bureau en avril, après l’instauration officielle de l’état d’urgence dans sept préfectures (mesure qui a ensuite été étendue à l’ensemble du territoire national), que 39,1 % des entreprises avaient recours au télétravail à cette date, contre seulement 18,4 % en janvier. Si le travail à distance s’avère une pratique établie même après la décroissance de la pandémie, la demande d’espace de travail offrira aux autorités régionales et aux entreprises privées l’espoir de saisir les formidables opportunités d’affaires portées par la vague des workation. Pour les travailleurs, il en résultera une plus grande diversification des locaux entre lesquels choisir, et une plus riche palette de destinations susceptibles de leur convenir en termes d’exigences professionnelles comme d’intérêt personnel.

Le Covid-19 chamboule le système de travail rigide au Japon  

Le système du workation est aussi en train de grignoter l’encadrement rigide des bureaux japonais, et il n’est pas exclu qu’elles transforment le fonctionnement même des entreprises.

La plupart des firmes mettent l’accent sur la collaboration et le travail en équipe, et placent le consensus et l’attention aux détails tout en haut de leurs priorités. Soucieuses d’efficacité dans leur activité, les entreprises adoptent en règle générale un format de bureau à espace ouvert, qui facilite l’interaction au sein du personnel et de sa direction. Les employés, qui sont censés travailler à heures fixes, s’affairent toute la journée assis à leur bureau, tout en consultant fréquemment leurs collègues et en faisant régulièrement le point avec leurs supérieurs hiérarchiques, dont la signature est requise à chaque étape des projets. Dans ce genre d’environnement, le confort des employés passe après les « résultats tangibles ».

L’importance accordée à l’interaction en tête à tête se trouve aussi à l’arrière-plan de l’hyperconcentration des entreprises à Tokyo. Les sociétés trouvent avantageux d’avoir leur siège à proximité de leur clientèle d’entreprise et des bureaux de l’administration, afin que les réunions de vente et l’échange d’informations puissent être menés de personne à personne, rapidement et avec efficacité. Mais l’arrivée du coronavirus a mis ce système sens dessus dessous.

Le gouvernement a prévenu la population contre les dangers des « trois C » closed spaces, crowds, and close contact (espaces fermés, foules et contact rapproché) , dangers auxquels les employés se trouvent exposés dans les trains de banlieue et les bureaux bondés où ils passent de longues heures. Mais, depuis leur conversion au travail à distance, bon nombre d’entreprises constatent que les employés peuvent tout aussi bien communiquer lorsqu’ils travaillent à la maison, et l’on peut en conclure que cette formule gardera son attrait dans le monde de l’après-coronavirus.

Télétravail et productivité : l’exemple de la firme Hitachi

Au Japon, une croyance profondément ancrée veut que les employés ne fassent pas leur travail s’ils ne sont pas sous la surveillance étroite des collègues et des supérieurs hiérarchiques, et que l’absence de cet encadrement de la vie au bureau serait préjudiciable à la production. Ce genre de craintes solidement enracinées a freiné l’essor du travail à distance. Mais à mesure de l’augmentation des effectifs des travailleurs à la maison, les entreprises commencent à se rendre compte que l’instauration de nouveaux protocoles et dispositifs permet de remédier sans difficulté aux défauts du travail en ligne.

Hitachi offre une illustration du potentiel du travail à distance en termes de changement du mode de fonctionnement des entreprises. À la fin du mois de mai, le géant de la manufacture a annoncé que 70 % de la main-d’œuvre qu’il emploie au Japon, soit environ 23 000 salariés, allaient continuer de télétravailler sur une base permanente après la fin de la pandémie de Covid-19, la présence des employés au bureau étant limitée à deux ou trois jours par semaine. En prenant cette décision, Hitachi en est arrivé à la conclusion qu’il peut maintenir la productivité en mettant en place un système d’évaluation des résultats de chaque employé fondé sur des objectifs clairement définis plutôt que sur le nombre d’heures passées au travail.

La firme est en outre convaincue qu’elle peut compenser le recul des interactions en tête à tête par de nouvelles initiatives qui tirent parti des améliorations de la technologie en ligne. Dans bien des cas, toutefois, ce sont les employés eux-mêmes qui trouvent des solutions pour surmonter les obstacles à la communication.

C’est ainsi, par exemple, qu’en annonçant qu’il allait passer au travail à distance sur une base permanente à partir de la fin juin 2020, le groupe GMO Internet a précisé que les employés travailleraient à la maison de un à trois jours par semaine. Les cadres ont exprimé leur crainte que le recul des interactions informelles entre les employés affecte la cohésion du groupe, mais ces inquiétudes se sont avérées sans fondement. Au lieu de rester cloîtrés seuls à la maison, les employés ont maintenu des contacts avec leurs collègues par le biais de déjeuners en ligne et autres rassemblements virtuels, ce qui a incité GMO à s’engager à soutenir les initiatives de ce genre que les employés prendront à l’avenir.

Online lunches and similar employee-generated gatherings have helped colleagues remain in touch while they work from home. (© Pixta)
Les déjeuners entre collègues en ligne permettent de garder contact tout en travaillant ailleurs qu’à son bureau. (Pixta)

Améliorer enfin la faible productivité horaire au Japon

Comme tous les événements perturbateurs, le coronavirus stimule l’innovation, dans la mesure où il contraint les salariés et les entreprises à remettre en question des idées reçues sur le travail. Les entreprises sont en train de se rendre compte non seulement que les longues heures au bureau ne sont pas indispensables au bon fonctionnement de l’activité, mais encore que la productivité s’améliore lorsqu’on se préoccupe du confort des employés. Des recherches effectuées aux États-Unis et ailleurs montrent que l’efficacité et la créativité des employés augmentent quand ils jugent leur environnement de travail satisfaisant. Au Japon, Hitachi en est arrivé à des conclusions similaires à l’issue d’une enquête téléphonique auprès du personnel d’un de ses centres d’appels. En comparant le niveau de satisfaction des membres du personnel au nombre de commandes qu’ils prenaient, les chercheurs se sont aperçus que les employés étaient plus productifs — autrement dit qu’ils prenaient davantage de commandes — lorsqu’ils se sentaient bien dans leur environnement de travail.

Peut-être cette découverte offre-t-elle une clef pour résoudre l’énigme de la productivité au Japon. Depuis 1994, la productivité horaire des employés de bureau au Japon est la plus faible de tous les pays du G7. Mais les entreprises qui expérimentent des concepts comme celui de workation sont en train de s’apercevoir que les employés, quand bien même installés dans une station touristique à l’autre bout du Japon, s’investissent davantage dans leur travail s’ils disposent pour ce faire d’un environnement pleinement satisfaisant plutôt que d’être enchaînés à un bureau.

Le workation ne constitue pas le seul moyen pour obtenir ce genre de résultats, et peut-être verrons-nous, dans le monde post-Covid, des bureaux dotés d’équipements sportifs et récréatifs, de salles de cinéma ou d’installations culturelles. Mais pour le moment, c’est le travail à distance qui a le vent en poupe.

La Covid-19 a contraint le Japon à prendre l’initiative de rompre son lien de dépendance au travail au bureau pour se convertir au télétravail. J’espère que les entreprises vont privilégier les mesures centrées sur les employés et visant à améliorer leur satisfaction, et que, ce faisant, elles sauront se réinventer et réaliser le gain de productivité dont on a grand besoin.

(Photo de titre : Pixta)

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