Frustrés et trahis : les sentiments des étudiants étrangers face aux frontières fermées du Japon

Société International Tokyo 2020

Si le Japon a volontiers ouvert ses frontières aux délégations olympiques étrangères, le territoire reste inaccesible pour les étudiants étrangers, et ce, quel que soit leur pays d’origine ou leur statut vaccinal. Dans cet article, ils partagent leur sentiment de frustration, d’injustice et de trahison. Et en attendant, le gouvernement japonais reste vague.

25 000 : c’est le nombre d’étudiants qui se sont vu refuser l’entrée sur le sol nippon jusqu’à maintenant en raison des mesures de lutte contre le coronavirus, en vigueur aux frontières de l’Archipel. Pour beaucoup, cette politique est injuste et ne repose sur aucun fondement scientifique. D’un autre côté, les autorités japonaises continuent de délivrer des certificats d’éligibilité et d’accepter les demandes de visa d’étudiant, sans préciser quand, ou même si ces étudiants pourront entrer dans le pays.

Ces atermoiements du gouvernement japonais font de plus en plus l’objet de critiques. Certains étudiants internationaux n’hésitent pas à exprimer leur ras-le-bol sur les réseaux sociaux, exigeant des réponses de la part du gouvernement japonais.

Un sentiment d’injustice

Le 24 juin dernier, la comédienne Mitsuura Yasuko a annoncé qu’elle se rendrait bientôt au Canada pour étudier. Il n’en fallait pas plus pour attiser les tensions et ouvrir la boîte de Pandore des critiques. Actuellement, le Japon est le seul membre du G7 qui ferme ses frontières à la grande majorité des étudiants internationaux.

« Des destinations prisées telles que les États-Unis ou encore la Grande-Bretagne autorisent l’entrée de la plupart des ressortissants étrangers en règle. Les deux seules conditions sont que leur test de dépistage au coronavirus doit être négatif et qu’ils doivent observer une période de quarantaine si on le leur demande », déplore une responsable d’une importante agence japonaise d’études à l’étranger. « Les universités américaines ont repris les cours en présentiel et un grand nombre d’entre elles accueillent les étudiants pour un test ou un vaccin sans rendez-vous, 24 heures sur 24. »

Actuellement, les mesures prises par le gouvernement japonais interdisent l’entrée dans le pays à tout ressortissant ne résidant pas dans l’Archipel, quel que soit son pays d’origine ou son statut vaccinal, sauf en cas de « circonstances particulières ». Cette interdiction s’applique aux étudiants, mais pas aux délégations étrangères olympiques (avec les athlètes, leur entourage et les journalistes). Pire encore, elles sont exemptées des exigences de quarantaine et d’auto-isolement imposées aux ressortissants japonais et aux résidents permanents lors de leur retour au Japon depuis un pays étranger. Pour bon nombre, tout cela est injuste.

Qu’ils soient étudiants de première ou deuxième année, ils avaient depuis longtemps préparé leur séjour au Japon. Ils se réjouissaient de pouvoir parfaire leurs compétences linguistiques et de poursuivre leurs études dans l’Archipel, une expérience qui leur aurait beaucoup apporté dans la réalisation de leurs objectifs professionnels. Beaucoup d’entre eux y voyaient un moyen d’intégrer une grande entreprise japonaise. Ces étudiants, ce sont précisément eux, des personnes hautement qualifiées que le gouvernement japonais espère tant attirer, ou du moins prétend le vouloir.

Aujourd’hui, lassés de cette situation d’inertie, certains envisagent d’abandonner leur projet de séjour au Japon et de se tourner vers d’autres pays.

« Vivre en stand-by », ou une attente sans fin

Tout ressortissant étranger souhaitant étudier au Japon doit d’abord obtenir un certificat d’éligibilité auprès du ministère de la Justice. En général, cette démarche administrative est prise en charge par une école de langue japonaise ou un autre établissement d’enseignement qui gère le dossier de l’étudiant. Son certificat d’éligibilité en poche, l’étudiant se rend à l’ambassade ou au consulat japonais local, où il peut demander cette fois-ci un visa étudiant. En fait, l’obtention d’un certificat d’éligibilité signifie généralement que l’étudiant peut d’ores et déjà commencer à se préparer pour son séjour et engager des démarches pour le transport ou encore pour le logement.

Selon les chiffres établis par un groupe de six associations représentant des institutions et des programmes de langue japonaise, où s’inscrivent une grande majorité des étudiants internationaux, pas moins de 25 000 étudiants qui avaient choisi le Japon pour poursuivre leurs études ont été pris au dépourvu par l’interdiction décidée par le gouvernement japonais (brièvement levée d’octobre à décembre de l’année dernière). 25 000 étudiants qui avaient pourtant travaillé dur, économisé, pour certains plusieurs années, pour enfin réaliser leur rêve. Certains, après avoir obtenu leur certificat d’éligibilité, ou d’autres, leur visa, ont quitté leur emploi et/ou leur appartement. Ce sont ces mêmes personnes qui ont tout délaissé, qui attendent maintenant, ne sachant que faire. D’autres ont perdu leurs bourses d’études, ou espoir et patience, et ont tout simplement renoncé à leur séjour dans l’Archipel.

Maria Alejandra est d’origine colombienne, étudiante en première année de droit. Elle, et beaucoup d’autres dans la même situation, partage son histoire lors d’entretiens en ligne publié sur le site internet Education is Not Tourism. Maria a également ouvert une page Facebook : « Seeking entry in Japan ». Elle s’y adresse aux étudiants et aux travailleurs qui tentent d’entrer dans le pays.

C’est au Canada, lors d’un échange entre étudiants, que Maria a commencé à s’intéresser au Japon. Ayant été témoin de la violence et du chaos social dans son pays lorsqu’elle était enfant, elle a été fascinée par le taux de criminalité extrêmement bas au Japon, et par le renoncement du pays à la guerre, comme stipulé dans la Constitution. Sa curiosité piquée au vif, elle décida d’en apprendre davantage sur le système juridique et la culture japonaise. Pour elle, les choses commencent en octobre 2019, lorsqu’elle est acceptée en tant qu’étudiante en échange dans une école supérieure japonaise. Et tout s’enchaîne. En février 2020, elle obtient son certificat d’éligibilité. Elle réserve son billet d’avion, verse un acompte pour son logement. C’est alors que la pandémie fait voler en éclats tous ses projets. Vols des compagnies aériennes annulés et, peu après, le coup de grâce : les frontières japonaises fermées.

Près de deux ans ont passé depuis sa première demande d’études au Japon. Maria n’a aucune idée de quand, ou de si, son projet se réalisera. Elle observe les anciens étudiants de sa promotion poursuivre, eux, leur carrière. Et Maria se sent abandonnée. Pourtant, elle est convaincue qu’elle peut apporter de réelles choses non seulement à son propre pays, mais aussi au Japon. Mais elle a maintenant 24 ans… jusqu’à quand pourra-t-elle laisser sa vie en suspens ?

Maria Alejandra, étudiante d’origine colombienne, partage son histoire sur internet.
Maria Alejandra, étudiante d’origine colombienne, partage son histoire sur internet.

Des histoires comme celle de Maria, il y en a d’autres. Il y a aussi celle de Iku Tree (photo de titre). Cette illustratrice belge attend elle aussi depuis plus d’un an de pouvoir réaliser son rêve : étudier au Japon. Fan de mangas et d’animes japonais, Iku Tree a décidé d’étudier le japonais et de découvrir la culture par elle-même. Pour réaliser ce rêve, elle a économisé de l’argent et s’est inscrite dans une école de langue japonaise à Tokyo. Elle a obtenu un certificat d’éligibilité et réservé un billet d’avion pour la fin du mois de mars 2020. Avant son départ, elle a versé une caution pour le logement, vendu tous ses meubles et entreposé la plupart de ses autres biens dans un garde-meuble. Seulement, avec la pandémie de coronavirus, son vol a été annulé et les frontières fermées. Iku Tree s’est retrouvée bloquée à Bruxelles dans un appartement vide. « Je n’avais même pas une cuillère pour manger » se souvient-elle.

Mais le plus dur dans tout ça, c’est de « vivre en stand-by », des mois durant, sans un mot, sans aucune information du gouvernement japonais. « Comment vivre sa vie sans savoir où on sera dans un mois ? » dit-elle. « Cela vous coupe tous vos repères… Vous êtes coincé. » Derrière cette attente aussi, la crainte que sa carrière ne stagne, alors qu’elle attend que la vie reprenne. Toutefois, cette situation n’a pas changé l’amour qu’elle voue pour le Japon et son envie de rencontrer ses nouveaux amis et de respirer, enfin, l’air nippon.

Supporter le décalage horaire à cause des cours en ligne

Seulement 3 élèves sur 12 ont assisté en présentiel à ce cours de l'école de langue japonaise KAI de Shinjuku, à Tokyo. L'enseignement en ligne est devenu la règle.
Seulement 3 élèves sur 12 ont assisté en présentiel à ce cours de l’école de langue japonaise KAI de Shinjuku, à Tokyo. L’enseignement en ligne est devenu la règle.

Maria et Iku ont toutes deux commencé à prendre à distance les cours proposés par leurs écoles japonaises. Faute de mieux. Parce que des cours en ligne ne remplacent pas la vie et les études dans un pays étranger. Ajoutez à ça un détail important : le décalage horaire. Il peut poser de sérieux problèmes surtout pour les étudiants vivant sur le continent américain. Maria avait des cours de 21 h à 23 h, heure locale, puis de 2 h 30 à 4 h du matin. Elle devait ensuite se lever à 6 h du matin pour se préparer et aller travailler. Le poids physique et la charge mentale de cette routine était telle que Maria a dû pendant un temps arrêter de prendre ces cours.

Vaccination, tests répétés, quarantaine, toutes ces précautions rigoureuses, Maria et Iku, tout comme d’autres étudiants, les comprennent et les acceptent pleinement, et sont prêtes à se plier à toutes les mesures possibles, avant et après leur arrivée au Japon. Toutefois, nombreux sont ceux qui se posent la question du bien-fondé scientifique d’une interdiction générale d’entrer sur le territoire pour les étudiants alors même que des milliers d’athlètes, d’entraîneurs et de journalistes affluent vers l’Archipel pour les Jeux olympiques. « Autoriser l’immigration légale, même en période de pandémie mondiale, c’est possible si des méthodes de contrôle appropriées sont mises en place. »

Témoignages d’étudiants étrangers

Yamamoto Hiroko, fondatrice et présidente de l’école de langue japonaise KAI à Tokyo, s’est fait le porte-voix de ces étudiants. Créée en 1987, son école de langue japonaise, à l’instar de nombreux établissements, a lourdement pâti de cette interdiction d’entrée sur le territoire.

« Avant la pandémie, nous avions environ 210 étudiants » explique-t-elle. « Maintenant, nous n’en avons plus que 120 environ, dont 20 qui étudient à distance depuis chez eux, à l’étranger. » Une soixantaine d’autres étudiants, dont de nombreux ingénieurs, enseignants et chercheurs, se sont inscrits pour le trimestre qui débutera en octobre 2021. Ils ont reçu leur certificat d’éligibilité et leur visa mais ne savent toujours pas s’ils pourront assister aux cours en présentiel.

Yamamoto Hiroko, présidente de l'école de langue japonaise KAI. Elle prend à cœur la cause des étudiants étrangers.
Yamamoto Hiroko, présidente de l’école de langue japonaise KAI. Elle prend à cœur la cause des étudiants étrangers.

Recueillis sous la forme d’un questionnaire distribué par Yamamoto Hiroko et d’autres professeurs de japonais, les témoignages des étudiants ci-dessous permettent de comprendre l’impact de cette situation.

(25 ans, Espagne) « Cela faisait des années que je me préparais à cette grande aventure, qui devait être la mienne, et ça me crève le cœur de me voir comme ça, jour après jour, vivre en stand-by, sans même savoir si je pourrai un jour enter au Japon. »

(22 ans, Inde) « S’il y a davantage de retard pour les étudiants en raison des visas, je perdrai le bénéfice de ma bourse, et avec, ma chance de venir au Japon et d’y étudier. Ma bourse actuelle couvre le séjour, les frais de scolarité et mes dépenses. Sans elle, je ne pourrai pas venir au Japon. »

(20 ans, Angleterre) « Mon université ne permet qu’aux étudiants de troisième année d’aller étudier à l’étranger. Si je rate cette chance, je ne pourrai plus la retenter. Et ce, malgré toutes ces heures que j’ai passées à étudier le japonais en autodidacte. Quand je pense à toutes ces années que j’ai passées pour ça, peut-être pour rien, j’en ai les larmes aux yeux. »

(29 ans, États-Unis) « Si l’entrée des étudiants étrangers au Japon est davantage retardée, je serai catastrophé. La seule raison pour laquelle les athlètes sont autorisés à venir au Japon est que Tokyo accueille les Jeux olympiques. Si c’étaient une autre ville qui accueillait les JO, c’est là que les sportifs iraient. Les étudiants étrangers choisissent de venir au Japon parce qu’ils aiment et respectent sa culture, c’est complétement différent. »

(21 ans, Canada) « Davantage de retard aura automatiquement des conséquences sur mes études de langues. Cela voudra dire que je devrai suivre des cours en ligne le soir tout en travaillant toute la journée. Ma vie ne fera que continuer à être en stand-by. »

Un sentiment de trahison du gouvernement japonais ?

Mais cette incapacité du gouvernement japonais à mettre en place des solutions raisonnables ou même à définir des conditions et des directives pour les étudiants qui souhaitent venir au Japon risque d’être néfaste non seulement pour ces étudiants, mais également pour la réputation du pays tout entier à l’échelle internationale.

Après tout, c’est le gouvernement qui a encouragé les étudiants étrangers à venir au Japon, en se fixant pour objectif de faire passer leur nombre de 120 000 à 300 000 entre 2008 et 2020. Entités publiques comme privées ont fait la promotion du Japon, présentant le pays comme destination idéale pour partir étudier à l’étranger. Les écoles de langue japonaise se sont multipliées dans l’objectif de les accueillir. C’est ce même gouvernement japonais qui a accordé des subventions aux universités du pays pour les recruter, les accepter et les loger, et d’année en année, en nombre toujours plus important. Ces efforts ont trouvé échos auprès des étudiants étrangers, permettant d’atteindre la barre des 300 000 plus tôt que prévu. Mais après le début de la pandémie, c’est une tout autre histoire. Le gouvernement a bien vite oublié les étudiants étrangers qu’il avait pourtant lui-même, à grand renfort de communication, tant voulu attirer.

« Un grand nombre d’entre eux ont économisé et étudié des années durant pour préparer leur séjour au Japon » explique Yamamoto Hiroko. « Certains d’entre eux ont tout abandonné dans leur pays, pour au final se voir refuser leur entrée au Japon. Mais leur envie d’apprendre, elle, est intacte. Le dynamisme et la motivation des étudiants qui suivent nos cours en ligne m’impressionnent. Ils ont beaucoup à apporter au Japon, et nous nous devons d’être honnêtes avec eux. »

Avec la tenue des JO, qui n’a pas entendu parler des conséquences que peut avoir un an de retard sur la carrière d’un athlète olympique ? Il en va de même pour les étudiants étrangers : une année de leur vie n’a pas moins de valeur. Le temps est venu pour le gouvernement japonais de donner des réponses à ces étudiants.

(Photo de titre : une jeune illustratice belge, Iku Tree, vivant dans l’attente d’une levée par le gouvernement japonais des interdictions de voyager sur l’Archipel. Toutes les photos sont de l’auteur.)

international société étudiant étranger coronavirus Tokyo 2020