Le cinéma japonais en crise : misogynie et sexisme sur fond de mauvaises conditions de travail

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Le mouvement #Me Too est arrivé tardivement au Japon, mais les accusations récentes de harcèlement sexuel et d’agression portées contre des réalisateurs japonais n’ont étonné personne au sein de l’industrie, et sont généralement perçues comme la partie émergée de l’iceberg. Nous avons interviewé une spécialiste du cinéma japonais et des questions de genre au sujet des origines du problème, qui vont de misogynie et préjugés sexistes jusqu’aux violations fondamentales des normes du travail.

Kinoshita Chika KINOSHITA Chika

Professeure en études cinématographiques à l’École supérieure d’études humaines et environnementales de l’Université de Kyoto. Elle a reçu sa maitrise de l’université de Tokyo en 1996, spécialité « culture et représentation », et un double doctorat de l’université de Chicago en 2007. Professeure adjointe au département d’études cinématographiques à l’Université de Western Ontario. Elle a aussi enseigné à l’Université d’Iowa, l’Université de Michigan, l’Université d’Art et de Culture de Shizuoka, ainsi que l’Université Métropolitaine de Tokyo avant de prendre ses fonctions à l’Université de Kyoto en 2016. Elle a notamment publié « Mizoguchi Kenji : l’esthétique et la politique des films » (Mizoguchi Kenji ron—eiga no bigaku to seijigaku)

Les femmes sous-représentées au Japon

Le mouvement #MeToo a libéré la parole des femmes et a contribué à ouvrir la voie aux réalisatrices : en 2021, l’Oscar du meilleur réalisateur a été gagné par Chloe Zhao (Nomadland), suivie de Jane Campion (The Power of the Dog) en 2022. Par contre, le plafond de verre est toujours bel et bien en place au Japon.

Sur les 796 films japonais aux revenus de plus d’un milliard de yens au box-office entre 2000 et 2020, seuls 25 (soit 3 %) ont été réalisés par des femmes, selon un sondage de Japanese Film Project (JFP), un organisme sans but lucratif. Ce dernier a aussi conclu qu’en 2020, 12 % de la totalité des films (et 23 % des films documentaires) avaient été réalisés par des femmes.

Selon Kinoshita Chika, cette différence entre hommes et femmes est bien ancrée : « Après la guerre, l’actrice Tanaka Kinuyo avait réalisé six long-métrages, mais personne ne le sait. »

Les icônes sexistes du cinéma japonais

Kinoshita explique que le cinéma japonais baigne dans le sexisme et la misogynie depuis ses débuts. Elle souligne l’importance de critiquer l’expression cinématographique du passé à partir d’une sensibilité contemporaine ancrée dans le mouvement #MeToo. « Il est essentiel de porter un regard critique sur la représentation des genres dans les grandes œuvres ayant une importance historique, vu leur influence persistante sur les films d’aujourd’hui ».

La spécialiste précise qu’un nombre inquiétant de films japonais tournés entre la fin des années 1940 (les années d’occupation) et le milieu des années 1950 contiennent des scènes de viol de femmes ivres ou sans connaissance. Elle pense que cela illustre les fantasmes sexuels des hommes plutôt qu’une représentation réaliste de viols. Un exemple serait le film de 1948 Femmes de la Nuit de Mizoguchi Kenji, un réalisateur que Kinoshita a beaucoup étudié et admire énormément. Dans le film, qui fait partie de toute une série de Mizoguchi sur les femmes déchues, un homme viole une jeune femme innocente après lui avoir fait avaler de la bière. L’histoire raconte comment la jeune femme tombe amoureuse de son violeur mais est brutalement abandonnée par celui-ci.

La scène du viol a été très controversée. La police de Kyoto a interdit aux cinémas locaux de laisser entrer des mineurs, comme le film pourrait avoir une influence néfaste. Mais personne ne semblait touchée par la représentation de la victime. « De manière réaliste, aucune victime d’un viol n’aurait réagi de cette façon, et on vient à se demander si une telle manifestation de fantasmes sexuels — surtout à ce niveau de médiocrité — a sa place dans le cinéma grand public. Il faut absolument pouvoir en parler. »

Rashômon (1950), l’œuvre de Kurosawa Akira, a aussi attiré l’attention de Kinoshita pour son sexisme flagrant, malgré son mérite artistique.

« Rashômon incarne l’attitude contradictoire de Kurosawa envers la sexualité féminine, un mélange d’envie, de méfiance et de mépris. Les femmes sont des créatures qui séduisent les hommes avec leur beauté trompeuse, et se donnent sans hésitation à tout venant. »

Kinoshita considère que Kurosawa a un peu eu carte blanche en matière de représentation de femmes. « Je ne doute pas que beaucoup de femmes ont été gênées par l’image qu’il projetait d’elles dans Rashômon, même au tout début, à la sortie du film, mais n’ont rien voulu dire. Le fait qu’elles ne l’ont pas critiqué ouvertement ne veut pas dire qu’elles n’étaient pas conscientes du problème. Ce n’est que maintenant que les femmes se sentent assez libres pour en parler. »

Par contre, Kinoshita pense aussi que le sexisme n’enlève rien à la valeur artistique de l’œuvre d‘un réalisateur. « Parfois, c’est justement les préjugés qui rendent un film intéressant. Le problème est complexe. » Elle est contre la limitation de liberté d’expression, tout particulièrement la censure au cinéma. Elle insiste : « Les gens devraient être libres de sortir de telles œuvres, mais il devrait aussi être possible de les critiquer librement. »

Ne pas se plaindre pour ne pas être écarté

Depuis, la représentation des femmes dans les films a sans doute évolué, mais elles restent victimes des mêmes obstacles et du même harcèlement hors écran. On pourrait même dire que la fin du système des studios de production dans les années 1970 a mené à de plus mauvaises conditions.

Depuis quelques mois, on décerne une plus grande prise de conscience au sujet des conditions de travail dans l’industrie cinématographique japonaise suite à une avalanche d’accusations de harcèlement sexuel et d’agressions portées contre des réalisateurs tels Sakaki Hideo et Sono Sion. Des professionnels du secteur parlent d’atmosphère très tendue pendant les tournages — où les hommes font la loi, et le metteur en scène reste tout puissant — qui favorise le harcèlement sexuel.

Fin mai, la JFP a organisé un colloque en ligne pour discuter des problèmes d’égalité entre hommes et femmes, des conditions de travail au sein de l’industrie, et réfléchir à des réformes éventuelles. Kinoshita Chika faisait partie du groupe d’experts, ainsi que le réalisateur Shiraishi Kazuya, et l’économiste Kambayashi Ryô.

La JFP a transmis les résultats d’un sondage sur l’égalité effectué parmi plusieurs associations professionnelles liées à l’industrie du cinéma au Japon. Selon les résultats, les femmes représentent moins de 5 % des adhérents de la Directors Guild of Japan, et environ 8 % des adhérents de la Japanese Society of Cinematographers. L’exception notable est la Japanese Society of Script Supervisors (Société japonaise des scriptes) dont quasiment tous les adhérents sont des femmes. (Les scriptes collaborent étroitement avec les réalisateurs et font la liaison entre eux et les monteurs pour assurer la cohérence et la continuité entre les scènes). La JFP a aussi fait une étude auprès de la Motion Pictures Producers Association of Japan (MPPAJ) qui a révélé que seulement 8 % des postes de direction au sein des quatre distributeurs principaux de films (Tôhô, Tôei, Shôchiku et Kadokawa) sont occupés par des femmes. En résumé, la représentation des femmes au sein des responsables de l’industrie cinématographique au Japon reste purement symbolique.

Sans aucun doute, le sexisme est endémique dans cette industrie, et les femmes restent très vulnérables au harcèlement. Mais le problème vient en partie de questions de travail qui ne sont pas forcément liées aux sexes.

« L’environnement du travail dans la production de films s’est considérablement dégradé » selon Kinoshita. Pour elle, un facteur important a été l’effondrement du système des studios à partir des années 1970. Dans le passé, les équipes de tournage étaient des employés permanents qui étaient embauchés, formés, et promus par les studios. De nos jours, les équipes créatives sont principalement constituées d’employés freelance, dont la plupart n’ont même pas de contrat.

Les résultats d’un sondage des travailleurs du secteur cinématographique (500 réponses) mené par la JFP indiquent qu’il est normal pour le personnel de production de travailler de très longues heures sans l’avantage d’un contrat garantissant un salaire de base, des heures supplémentaires, des vacances, ou autres.

« La plupart des travailleurs préféreraient un contrat écrit mais ne veulent pas être stigmatisés comme fauteurs de troubles » explique Kinoshita. « Les jeunes en particulier sont très vulnérables, et ils ont peur d’être mis sur liste noire et de ne plus trouver de travail s’ils se plaignent. »

Sous la direction du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie, la MPPAJ et d’autres groupes travaillent à la création d’un organisme qui mettrait en place de nouvelles directives du travail pour les producteurs de cinéma, y compris des contrats écrits, une définition claire des heures de travail et congés, et la mise à disponibilité de médiateurs ou d’une permanence que les employés pourraient contacter sans crainte de représailles. Le nouvel organisme, provisoirement appelé le conseil pour l’amélioration de la production vidéo, examinerait des projets et accorderait un label de qualité aux films produits selon ses critères.

Cependant, beaucoup doutent sérieusement de la capacité de l’industrie de se réformer de l’intérieur. Pour le moment, les discussions parmi les cadres de l’industrie cinématographie sont plutôt en faveur de la mise en place d’une unité de médiation au sein du comité de direction de chaque film. (Les comités de direction permettent aux investisseurs multiples, tels que les entreprises de divertissement et les agences publicitaires, de contribuer au processus créatif.) Toutefois, le sondage de la JFP indique que 40 % du personnel de production juge cette approche inutile, comme la plupart des victimes ne se confieraient jamais à quelqu’un embauché par le comité de production. Shiraishi explique que le secteur du cinéma est tellement petit et insulaire que toute plainte s’acheminerait éventuellement vers le producteur.

Après sa présentation au colloque de mai, l’économiste Kanbayashi Ryô a réclamé des réformes du travail plus radicales, y compris la création d’un syndicat et la rédaction d’un contrat de base standard pour assurer la protection des droits minimaux des travailleurs.

Le métier de coordinatrice d’intimité : entre adultes consentants

Le conseil pour l’amélioration de la production vidéo commencera à travailler au printemps 2023, mais son impact sur les abus éventuels reste incertain. Beaucoup sont convaincus que des mesures plus urgentes sont nécessaires pour améliorer les conditions de travail et faire face au harcèlement et à la violence sexuelle qui sévissent dans l’industrie du cinéma japonais.

Des réformes urgentes sont particulièrement nécessaires pour le tournage de scènes intimes. Dans les pays occidentaux, il existe des spécialistes, appelés coordinatrices d’intimité, qui assurent que ces scènes sont filmées selon une procédure déterminée à l’avance, et que les participants sont tous consentants à chaque étape du tournage. Suite au mouvement #MeToo qui a sensibilisé les gens envers les problèmes de tournage, la demande pour les coordinatrices d’intimité a explosé en Europe et en Amérique du Nord.

Au Japon, de tels spécialistes, il en existe peu. Kinoshita explique : « C’est un métier qui demande une connaissance directe du processus de production ainsi que de très bonnes compétences en communication. » Au sein des tournages au Japon, c’est souvent la scripte qui est responsable du bon déroulement des scènes intimes, s’assurant que les droits de chacun sont respectés à tous moments.

« Les scriptes sont traditionnellement des femmes qui font partie du cercle intérieur du réalisateur, et peuvent donc donner leur avis au sujet de la réalisation. Mais de nos jours, il arrive qu’il n’y ait pas de scripte, pour faire des économies. Je pense qu’il est vraiment urgent d’augmenter le nombre de femmes au sein du processus de production. »

Mais ce n’est pas seulement le fait que les femmes sont victimes de la situation actuelle qui risque de compromettre la qualité et le prestige de l’industrie japonaise du cinéma. À l’ère de #MeToo, des rumeurs de harcèlement sexuel et d’agression peuvent impacter les recettes d’un film de façon directe. Kinoshita remarque que beaucoup de gens ne veulent pas aller voir des films connus pour l’environnement abusif de la production, où les employés sont systématiquement surmenés et subissent un harcèlement sexuel au quotidien.

« Si nous n’agissons pas rapidement pour régler le problème de harcèlement et de violence sexuelle, ainsi que les mauvaises conditions de travail, c’est l’industrie qui va en souffrir. Il est déjà difficile de trouver du personnel... comme trop de gens abandonnent ce métier. Si ça continue comme ça, bientôt, il risque de ne plus y avoir personne. »

Les femmes pionnières du cinéma japonais

La promotion d’une participation significative de la part des femmes dans l’industrie du cinéma est une priorité pour Kinoshita. Elle espère que son nouveau projet de recherche, « Les Femmes pionnières du cinéma japonais », sera une source d’inspiration pour une nouvelle génération de créatrices.

Les Femmes pionnières met l’accent sur la période du début du cinéma parlant, dans les années 1920, jusqu’aux années 1970, l’âge d’or des studios au Japon. Pendant toute cette période, on n’entendait quasiment jamais parler de femmes réalisatrices dans le cinéma japonais.

Kinoshita explique : « Sous le système des studios, pour devenir réalisateur, il fallait d’abord devenir réalisateur adjoint, et seuls les hommes étaient employés en tant que tels. Il était donc impossible aux femmes d’y accéder. »

Sans se laisser décourager, elles ont trouvé d’autres moyens d’exprimer leur créativité et sont devenues scénaristes, scriptes, et éditrices de film, ainsi que spécialistes en art, éclairage, maquillage et costumières.

« J’ai l’impression que le monde a oublié le rôle des femmes dans l’industrie japonaise du cinéma », dit Kinoshita.

« Les femmes créatrices de l’époque parlaient peu de leur travail. Je pense qu’elles se rendaient compte que, dans un monde exclusivement masculin, trop parler pourrait leur apporter des ennuis. Mais je voulais savoir comment elles sont arrivées à se construire dans un monde dominé par les hommes. J’espère qu’en mettant en évidence la riche singularité et la contribution variée de ces femmes pionnières, nous pourrons autonomiser la jeune génération d’aujourd’hui. »

(Reportage, texte et interview par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : Pixta)

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