Les principes du marché du travail au Japon : vers une évolution ?

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Comment le statut des travailleurs japonais a-t-il évolué ? Kambayashi Ryô a reçu en avril 2020 le 110e prix de l'Académie des sciences du Japon, qui récompense ses travaux d'analyse fine et d'interprétation des données du marché de l’emploi japonais depuis l'avant-guerre jusqu'à la période actuelle. Voici ce qu'il nous dit sur ses recherches.

Kambayashi Ryô KAMBAYASHI Ryo

Professeur à l'institut de recherches économiques de l'Université Hitotsubashi, et membre du comité éditorial de Nippon.com. Après des études d'économie à l'Université de Tokyo, il y fait sa thèse de doctorat. Il a aussi enseigné à l'Université municipale de Tokyo et a été chercheur invité à la faculté d'économie de l'Université de Stanford. Parmi ses principaux ouvrages figurent « Employés permanents et non-permanents : le problème fondamental de l'économie du travail du Japon d'aujourd'hui » (Seiki no sekai, hiseiki no sekai – Gendai Nihon rôdô keizaigaku no kihon mondai, 2017), « Le grand essor et la stagnation de l'économie d'imitation », (Mohôgata keizai no yakushin to ashibumi, 2010, ouvrage collectif)

J’ai reçu le prix 2020 de l’Académie des sciences du Japon grâce au bon accueil de mon livre « Employés permanents et non-permanents : les problèmes fondamentaux de l’économie du travail du Japon d’aujourd’hui » (Seiki no sekai, hiseiki no sekai – Gendai Nihon rôdô keizaigaku no kihon mondai). Je souhaitais, en commençant par expliquer l’histoire  du marché du travail au Japon, montrer comment nous étions arrivés à ces structures où existe un contraste entre permanents et non-permanents. On dit souvent que le marché du travail est devenu bipolaire ces dernières années, mais quand on analyse les statistiques, on comprend que cette bipolarisation existe depuis longtemps, et qu’elle n’a pas progressé autant qu’on le croit généralement ces dernières années. Bien qu’on dise que le marché du travail a changé, les mécanismes qui le sous-tendent n’ont pas été si modifiés que cela.

Principe de base : pas d’intervention gouvernementale

Certains estiment que la crise du coronavirus va apporter de grandes transformations au marché du travail mais pour ma part, je pense que quelques années après son éradication, les choses n’auront en définitive pas beaucoup changé. Tout simplement car le processus de prise de décision de la société n’évolue guère.

Le principe de l’autonomie des relations employeur-employés imprègne fondamentalement les lieux de  travail au Japon. De l’avant-guerre jusqu’à aujourd’hui, notre gouvernement est peu intervenu sur le marché du travail. Avant la Seconde Guerre mondiale, le réseau même du service de placement des emplois publics, un des rares moyens d’interventions du gouvernement, n’a pas été une création du gouvernement central puisqu’il est issu de l’absorption de réseaux de placement qui s’étaient développés dans le secteur privé. Le principe selon lequel ce qui se passe sur le lieu de travail est décidé par les parties prenantes a soutenu les habitudes de l’emploi à la japonaise : voici notre système du marché du travail. La méthode d’élaboration des règles qui fait contraste avec ce principe, par l’intervention d’un tiers « transcendant », à savoir le gouvernement ou le tribunal, n’a guère fonctionné sur l’Archipel.

Revenons à la crise du coronavirus. Comment décider des salaires et des aides à accorder lorsque les entreprises confrontées à l’état d’urgence ferment ? Le gouvernement a choisi de préserver le principe selon lequel les employeurs et les employés doivent régler cette question par des négociations. Même dans une situation considérée comme exposant l’économie du travail à un danger d’une dimension sans précédent, le gouvernement ne se montre pas enclin à s’occuper de créer des règles à cet égard en tant que tierce partie. Cela exprime la spécificité du marché japonais du travail, qui veut que l’intervention transcendante du gouvernement ou d’une tierce partie ne fonctionne pas bien. Tant que cette méthode d’élaboration des règles demeurera, le marché japonais du travail ne changera probablement pas de manière significative.

L’évolution des statuts des travailleurs japonais en 25 ans

Un autre point important est la baisse du nombre de travailleurs indépendants. Les changements du marché du travail ces dernières années sont souvent discutés en rapport avec la dérégulation, et l’on posait que l’augmentation du nombre de travailleurs en contrat à durée déterminée en était le phénomène le plus important. Mais en réalité, les données indiquent que plutôt que d’une diminution du nombre des travailleurs « permanents », en CDI, il y a un baisse du nombre de travailleurs indépendants.

Depuis les années 1980, on assiste sur le marché japonais du travail à une augmentation constante des employés (les personnes qui travaillent sur la base d’un contrat de travail et perçoivent un salaire de leur employeur) et à une diminution aussi constante des travailleurs indépendants. Alors que perdure le système japonais d’emploi accordant une importance relative aux employés bénéficiant d’un CDI, conforme au principe d’autonomie des relations employeurs-employés, il semble qu’en ce qui concerne les employés non-permanents, en CDD, les règles régissant les rapports entre les employés et les employeurs paraissent ne pas être bien en place. On peut aussi dire que la méthode d’élaboration des règles relatives aux employés en CDD reste peu développée. Ces derniers semblent avoir été laissés sur la touche.

Pourquoi le nombre de travailleurs indépendants a-t-il baissé ? On n’en comprend pas bien la raison... À l’origine, la proportion de ce statut dans la population active était élevée au Japon : de la période de croissance rapide de l’économie jusqu’aux années 1980, pendant lesquelles la croissance était faible, elle dépassait les 20 %. Puis elle a commencé à diminuer par intermittence, et aujourd’hui elle se situe à environ 10 %, qui est la moyenne dans les pays de l’OCDE. Il n’est pas certain que la diminution se soit arrêtée, mais si la proportion des travailleurs indépendants continuait à baisser, quelle influence cela aurait-il sur le marché du travail ? J’envisage comme futur thème de recherche de vérifier leur rôle sur le marché du travail ainsi que le mécanisme des fluctuations de leur nombre.

Le rôle des « intermédiaires » dans l’élaboration des règles

Un autre thème de recherche est la manière dont les règles du marché du travail se forment. Je m’intéresse au rôle des « corps intermédiaires », situés à une certaine distance des employeurs et des employés eux-mêmes. Prenons l’exemple des services de placement, qui sont des intermédiaires représentatifs sur le marché du travail. Un « service de placement » a pour activité d’associer efficacement les offres et les demandes d’emploi grâce aux données dont il dispose. Actuellement, les services de placement sont soit au service du demandeur, soit au service de la partie qui offre un emploi, mais s’ils parvenaient à maintenir une position neutre, ils pourraient aussi avoir un rôle d’arbitre si un problème apparaissait au moment d’un nouveau placement. Ils pourraient sans doute aussi fixer des règles générales dans un cadre plus large qu’entre un employeur et ses employés, parce qu’un tel service a besoin d’une certaine envergure.

Je pense que de tels médiateurs, sans se limiter aux services de placement, ont sans doute un rôle à jouer dans la formation de règles entre les employeurs et les employés. J’ai l’intention de faire des investigations sur le rôle et les possibilités futures de ces intermédiaires, y compris sur les raisons qui ont fait que les organismes existants, entre autres les syndicats ou les chambres de commerce, n’ont pas bien rempli ce rôle d’institutions neutres de formation de règles.  

(Photo de titre : employés portant un masque à la gare de Tokyo le 8 avril, le lendemain du lancement de l’état d’urgence par le gouvernement japonais. Jiji Press)

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