Une Constitution inchangée depuis 1946

La réforme de la Constitution japonaise à l’ère post-Abe : les obstacles institutionnels et politiques

Politique

La Constitution japonaise est la plus vieille loi fondamentale au monde à n’avoir jamais été amendée, et sa révision reste un défi de grande envergure. Depuis l’assassinat de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô, l’homme qui portait ardemment le désir de réforme de ce texte, notamment au sujet de la force armée nippone et de l’éducation gratuite, peut-on dire que la situation a changé ? Kenneth Mori McElwain, spécialiste en politique, partage son analyse.

Introduction

Ratifiée en novembre 1946 et promulguée en mai 1947, la Constitution japonaise est à ce jour la plus ancienne Constitution à n’avoir jamais été amendée. Cependant, ses origines et son contenu ont longtemps fait l’objet de nombreuses controverses. La loi fondamentale de la nation a été rédigée par les forces alliées pendant l’Occupation à l’issue de la capitulation du Japon lors de la Seconde Guerre mondiale. Si le texte a subi de significatives révisions lors de délibérations à la Diète (le parlement japonais), certains le voient comme un document imposé par l’étranger, manquant de légitimité démocratique.

Ces dernières années, feu l’ancien Premier ministre Abe Shinzô (2006-2007 et 2012-2020) était l’un des personnages politiques à qui l’amendement de la Constitution tenait le plus à cœur. Le Parti libéral-démocrate (PLD, au pouvoir) prônait ardemment depuis ardemment un amendement du texte fondamental, particulièrement de la « clause de paix » de l’Article 9 qui interdit au Japon d’avoir recours à la force militaire ou de posséder « des potentiels de guerre », allant jusqu’à en faire un objectif idéologique. En 2005 et 2012, Il en avait proposé les grandes lignes mais en 2017, Abe a déclaré qu’il « voulait faire de l’année 2020 l’année de la promulgation d’une nouvelle Constitution ». Si les projets du dirigeant de l’époque sont restés au point mort en raison de désaccords au sein de son parti et de scandales politiques, il a continué à appeler à un changement de la Constitution lors de ses discours, même après qu’il s’est retiré du pouvoir pour raison de santé, en septembre 2020.

En juillet 2022, l’assassinat d’Abe lors de la campagne électorale de la Chambre des conseillers a relancé les débats autour de l’amendement de la Constitution, un moyen de rendre hommage à son legs laissé en politique. Dans cet article, je soutiens que les obstacles institutionnels et politiques à l’amendement de la Constitution ne devraient en aucun cas être sous-estimés. Tout d’abord, alors que les formations politiques favorables à l’amendement du texte fondamental constituent plus de la majorité des deux tiers requise à la Diète, ces dernières peinent à se mettre d’accord quant à la « façon » de réviser la Constitution. D’autre part, le soutien de la population pour l’amendement du texte fondamental est vacillant, si bien que les personnages politiques sont réticents à mettre en jeu leur survie en politique sur une question qui divise tant. Ces problèmes illustrent à bien des égards l’héritage laissé par Abe Shinzô en matière de Constitution : les amendements nécessitent un leader prêt à donner la priorité à ce problème par rapport à d’autres politiques tout aussi pressantes.

Étape 1 : convaincre la Diète

Le processus d’amendement de la Constitution est défini dans l’Article 96. Il nécessite une proposition concrète pour tout d’abord obtenir l’approbation des deux tiers dans les deux chambres, à savoir la Chambre des représentants et la Chambre des conseillers, après quoi il doit être approuvé par le peuple lors d’un référendum national. À l’échelle mondiale, ce processus est plutôt standard. Aujourd’hui, les trois quarts des Constitutions nationales requièrent un assentiment des deux tiers de la Diète, et près de la moitié d’entre elles prévoient des dispositions supplémentaires pour la tenue d’un référendum national. Cependant, d’autres détails sur la « façon » dont il devrait être proposé et voté à la Diète ainsi que les grandes lignes pour mener ce référendum sont déterminés par des statuts législatifs.

Le premier obstacle pour les formations politiques en faveur de l’amendement de la Constitution au Japon est l’obtention du nombre de sièges nécessaires à la Diète. Si une grande partie du débat s’est concentrée sur la majorité des deux tiers requise, le processus législatif par lequel les amendements doivent faire l’objet de délibérations est également soumis à des restrictions stratégiques. Selon l’article 68 de la Loi de la Diète, un amendement concret doit être soumis à la Diète avec l’assentiment de 100 représentants ou de 50 conseillers. La proposition est alors envoyée à la Commission sur la Constitution de la chambre qui a initié le débat, ou conservée conjointement par les deux chambres pour délibérations, après quoi elle devra être soumise au vote de chaque chambre.

Chose importante, chaque proposition d’amendement doit se faire sur un sujet bien distinct, bien qu’il n’y ait aucune norme définie pour faire la distinction parmi ces sujets, ou du moins pas encore. En principe, il ne serait pas considéré comme approprié de soumettre une proposition unique d’amendement de la clause de paix de l’Article 9 et d’ajouter un nouveau droit à la vie privée. L’interdiction d’une proposition omnibus signifie que pour que les amendements reçoivent la majorité des deux tiers nécessaire dans les deux chambres de la Diète, soit il doit y avoir un sujet unique sur lequel le nombre nécessaire de législateurs doit se mettre d’accord, soit il doit y avoir un accord tacite pour que les partis soutiennent les propositions des autres formations, et vice versa. Le PLD a généralement opté pour la dernière tactique. En fait l’un des succès du gouvernement Abe en matière de changement de la Constitution était de clarifier les objectifs du parti en vue d’un accord multipartite.

Avec l’élection générale de 2017 en ligne de mire, Abe Shinzô et le PLD ont concentré leur attention sur quatre enjeux. Le premier était d’amender l’Article 9 pour reconnaître de façon explicite l’existence des Forces d’autodéfense (FAD). Le deuxième était d’étendre le droit à l’éducation gratuite pour inclure l’enseignement dans le secondaire et le supérieur, ce qui avait été depuis longtemps réclamé par le Parti de l’Innovation du Japon (Nippon Ishin no Kai), formation d’opposition. Le troisième était de garantir à chacune des 47 préfectures du pays au moins un siège à la Chambre des conseillers. Le quatrième était d’ajouter un nouveau chapitre aux dispositions sur « l’état d’urgence » pour élargir les pouvoirs de l’exécutif et autoriser le report des élections générales en cas de catastrophes naturelles, d’attaques étrangères ou de troubles dans le pays.

L’initiative de l’ancien Premier ministre Abe a changé la teneur des débats constitutionnels. Lors de l’élection à la Chambre des représentants en 2021, un certain nombre de partis d’opposition, du centre et d’extrême droite, dont le Parti démocrate pour le peuple et le parti de l’Innovation , ont été très clairs : les délibérations concernant les amendements doivent avoir lieu après l’élection. Même le Parti démocrate constitutionnel, alors qu’il n’était pas en faveur des priorités du PLD, s’est dit prêt à discuter de possibles révisions.

Ceci étant dit, le fait que les parlementaires s’enthousiasment pour réviser la Constitution ne signifie pas qu’ils parviendront à un accord et en feront une priorité. Lors de l’élection à la Chambre basse en 2021, aucun sujet d’amendement n’a recueilli un soutien explicite dans les manifestes de plus de deux partis. Par ailleurs, des conflits au sein même des partis demeurent, notamment au sein du PLD au sujet de ses quatre objectifs d’amendement. Pour certains députés du PLD, la simple mention des FAD n’est pas suffisante. Ils préféreraient une révision de l’interdiction de forces militaires stipulée dans l’Article 9. L’expansion des droits à l’éducation est un sujet qui a également ses détracteurs. Cette disposition coûterait pas moins de 4 000 milliards de yens (27,3 milliards d’euros), ce à quoi les conservateurs s’opposent farouchement.

L’un des domaines où un compromis pourrait être trouvé est l’ajout de dispositions concernant l’état d’urgence, qui permettrait de passer outre certains droits individuels et de contourner les règlements législatifs en cas de crise nationale. Cela a notamment été le cas pendant la pandémie de coronavirus. La réponse du gouvernement japonais était passive en comparaison avec les normes internationales. En fort contraste avec des pays qui ont fermé les transports publics et les lieux de travail, le gouvernement national pouvait seulement avoir recours à des requêtes ou des « directives douces », qui s’appuyaient sur la volonté des employés à se conformer à des consignes de distanciation sociale, en raison des protections des libertés civiles telles que la liberté de mouvement, apportées par la Constitution. Abe Shinzô et ses successeurs, Suga Yoshihide et Kishida Fumio ont fait valoir que la Constitution avait besoin de nouvelles mesures concernant l’état d’urgence, afin que le gouvernement national puisse assurer une meilleure coordination et apporter une réponse plus adéquate en cas de pandémie, notamment sur le plan légal. Il pourrait ainsi par exemple imposer un confinement à domicile ou encore la fermeture d’entreprises.

Étape 2 : convaincre le peuple

Même si les formations politiques arrivaient à s’accorder sur une seule et unique proposition concernant l’amendement de la Constitution ou échangeaient de façon tacite leurs votes, ratifier les changements constitutionnels nécessite l’approbation de la majorité des électeurs lors d’un référendum national. Les circonstances spécifiques concernant la façon dont un référendum devrait être mené sont détaillées dans la Loi sur le référendum national. Un référendum électoral officiel, ouvert à tous les citoyens âgés de 18 ans et plus, doit avoir lieu entre 60 et 180 jours avant le vote à la Diète. Lors du scrutin, les électeurs sont alors invités à se prononcer pour ou contre, sur chaque amendement, un par un. Les propositions recevant plus de 50 % de soutien sont officiellement ratifiées et entrent en vigueur après une période définie. Aucun nombre d’électeurs n’est exigé pour que le référendum soit déclaré comme valide.

Pour information, après que la Diète a approuvé les amendements, un Conseil de la publication du référendum national doit être établi, avec 10 représentants de chaque chambre de la Diète. Le conseil diffuse des informations par l’intermédiaire des médias sur le contenu des amendements, y compris les opinions, qu’elles soient pour ou contre. Séparément, les partis, les activistes et les citoyens peuvent faire campagne sur les changements constitutionnels. Les règles sur le contenu et les dépenses des campagnes autorisées sont moins nombreuses. Il s’agit d’un point de discorde pour les formations politiques en faveur d’un statu quo, qui sont d’avis que cela permettra aux partis pro-amendements, notamment les conservateurs les plus riches, de manipuler de façon sournoise l’opinion publique.

La plus grande incertitude pour les partis en faveur d’un amendement de la Constitution, notamment le PLD, le Komeitô (allié au PLD), le Parti de l’Innovation et le Parti démocrate du peuple, est la façon dont les électeurs vont voter. Si les membres de la Diète sont capables de parvenir à un accord stratégique pour soutenir les propositions de chacun d’entre eux, il n’y a aucune garantie que leurs électeurs les suivent. Par exemple, les sympathisants du PLD pourraient voter pour une réécriture de l’Article 9 mais pas pour une expansion de l’éducation publique, tandis que les électeurs du Parti de l’Innovation pourraient faire le contraire. De cette façon, le chemin le plus court est de s’unir derrière un seul et même sujet.

En septembre 2022, le sujet ayant le plus de probabilité de faire l’objet d’un amendement était la spécification des dispositions concernant l’état d’urgence, un sujet qui a pris de l’importance depuis le début de la pandémie de coronavirus. Et la population y est devenue de plus en plus favorable ces cinq dernières années. Selon les sondages constitutionnels menés par le quotidien Yomiuri Shimbun en 2017 (lorsqu’Abe Shinzô a pour la première fois ouvertement fait pression pour un amendement constitutionnel) et en 2021 (bien après le début de la pandémie), le pourcentage de personnes en faveur de changements constitutionnels a légèrement augmenté, passant de 49 % à 56 %. L’une des raisons principales expliquant ce phénomène semble être la nécessité perçue pour l’élaboration de directives concernant l’état d’urgence. Malgré quelques différences dans les termes employés, le soutien pour la clarification des obligations et des pouvoirs du gouvernement en cas d’urgence a presque doublé, passant de 31 % à 59 %.

Ceci étant dit, l’approbation de la population pour les dispositions relatives à l’état d’urgence pourrait évoluer assez rapidement. Si un grand nombre de personnes y sont actuellement favorables, le sujet n’a pas toujours suscité autant d’intérêt. Il a évolué notamment suite à d’importantes catastrophes naturelles. Le soutien pour les mesures d’état d’urgence a augmenté après le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon en mars 2011, mais a progressivement diminué quelques années plus tard. De plus, on ne sait pas vraiment si les pouvoirs en cas d’état d’urgence nationale tels que le PLD les entend, notamment le renforcement de l’autorité du gouvernement central pour passer outre les libertés civiles telles que les libertés de mouvement et de réunion, coïncident avec la vision que les électeurs en ont. En fait, de nombreux citoyens ne connaissent peut-être pas les implications des dispositions concernant l’état d’urgence. Les sondages évoquent toujours la mise en place de directives concernant l’état d’urgence de façon très vague, sans vraiment définir concrètement comment les pouvoirs des différents acteurs pourraient changer.

Étant donné que les votes législatifs et référendaires des électeurs nécessiteront une formulation précise, il convient d’examiner le soutien pour les pouvoirs spécifiques, les conditions dans lesquelles ils peuvent être exercés et par qui. En décembre 2020, j’avais mené une étude originale pour évaluer les attitudes concernant les dispositions relatives à l’état d’urgence avec une méthode plus granulaire, en dressant la liste des sept différents pouvoirs extraordinaires. Si une majorité d’électeurs étaient en général en faveur de dispositions relatives à un état d’urgence à l’échelle nationale, il n’y avait pas de pouvoirs spécifiques préférés par une majorité d’entre eux. Ce qui était le plus plébiscité était la restriction de la liberté de mouvement, pouvant par exemple se matérialiser sous la forme d’un confinement imposé. Mais une telle proposition n’était soutenue que par 47,4 % des répondants, pas même la majorité d’entre eux. Vient ensuite le fait d’autoriser le Cabinet à émettre des décrets avec la même force qu’une loi ; toutefois, cette mesure n’est soutenue que par 31,9 % des répondants. Enfin, la mesure qui a été la moins plébiscitée était d’autoriser le report des élections générales, ce qui est depuis longtemps l’une des priorités du PLD.

Conclusion

Pris de façon collective, ses résultats montrent que les citoyens sont peut-être favorables au concept de pouvoirs concernant l’état d’urgence à l’échelle nationale, mais lorsqu’on leur montre de façon concrète les changements qui font l’objet de délibérations, ils ne les considèrent pas comme nécessaires. L’ambivalence de la population est un point clé, car les personnages politiques hésitent à mettre en avant des réformes qui risquent de les rendre impopulaires auprès de leurs électeurs. L’intérêt électoral de donner la priorité au constitutionnalisme est limité, les électeurs centristes comme indépendants pour la plupart étant plus intéressés par les performances macroéconomiques et le bien-être social. Par ailleurs, de nombreux électeurs ont besoin d’une bonne raison pour que la Constitution soit amendée, laquelle est restée inchangée depuis 1947. Cette réticence à prendre des risques est particulièrement importante car les électeurs n’ont aucun texte auquel se référer en cas de modification de la loi suprême. Dans des conditions de grande incertitude, les électeurs sont sensibles à celui qui propose l’amendement. Les propositions qui sont perçues comme neutres rencontrent plus de succès que celles qui sont vues comme dirigées par le PLD, particulièrement parmi les indépendants et les sympathisants des formations d’opposition. Il est difficile d’affirmer si le PLD et les partis d’opposition en faveur d’un amendement constitutionnel, notamment le Parti démocrate du peuple et le Parti de l’Innovation, pourront se mettre d’accord sur les détails de dispositions relatives à l’état d’urgence pour créer une patine multipartite.

Est-ce que la mort d’Abe Shinzô va entraîner une action législative pour amender la Constitution japonaise ? Son mandat de Premier ministre a mis en lumière l’importance que la personne qui le propose qu’il soit engagée pour mettre en avant le constitutionnalisme dans le discours politique. L’attention accrue reçue par les amendements dans les manifestes électoraux des partis politiques depuis 2017 en est une preuve. Cependant, le processus réel de ratification des amendements prendra beaucoup de temps : délibérations au sein d’une Commission de la Constitution, débat et vote sur chaque sujet dans chaque chambre de la Diète, campagne publique soutenue pendant 60 à 180 jours, pour, dernière étape, mener à un référendum. Ceci nécessitera pour le gouvernement de reporter d’autres priorités législatives. Et pis encore, si le « non » l’emporte, le Cabinet pourrait n’avoir d’autre choix que de démissionner et demander l’organisation de nouvelles élections. Étant donné les risques politiques, ainsi que les différentes exigences concernant le gouvernement actuel, telles que la dépréciation du yen, l’évasion en Ukraine, les risques géopolitiques en Asie de l’Est ou encore les liens du PLD avec la secte Moon, il est difficile de dire si le Premier ministre Kishida Fumio ou ses successeurs immédiats auront vraiment l’envie de faire avancer l’amendement constitutionnel dans un futur proche...

(Article original en anglais. Photo de titre : la copie originale de la Constitution japonaise, conservée aux Archives nationales © Jiji)

Bibliographie

McElwain, Kenneth Mori. 2018. « Constitutional Revision in the 2017 Election. » In Japan Decides 2017: The Japanese General Election, edité by Robert J. Pekkanen, Steven R. Reed, Ethan Scheiner, et Daniel Smith, 297–312. Palgrave Macmillan.

McElwain, Kenneth Mori. 2020. « When candidates are more polarised than voters: constitutional revision in Japan. » European Political Science 19:528–539.

McElwain, Kenneth Mori, Shusei Eshima, et Christian G. Winkler. 2021. « The Proposer or the Proposal ? An Experimental Analysis of Constitutional Beliefs. » Japanese Journal of Political Science 22 (1):15–39.

McElwain, Kenneth Mori et Christian Winkler. 2015. « What’s Unique About the Japanese Constitution? A Comparative and Historical Analysis » Journal of Japanese Studies 41.2: 249–280.

Winkler, Christian G. 2011. The Quest for Japan’s New Constitution: An Analysis of Visions and Constitutional Reform Proposals (1980–2009). Routledge.

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