In memoriam Abe Shinzô, le seul homme politique japonais qui avait réussi à être à la fois caustique et sympathique

Politique

On a souvent parlé d’Abe Shinzô comme d’un homme fort, dur même envers ses adversaires, non seulement dans l’opposition mais aussi bien au sein de son propre parti. Toutefois, avec de petits groupes de personnes, il était passé maître dans l’art de divertir les gens avec un esprit de disponibilité qui étonnait tout le monde. Un journaliste qui l’a longtemps suivi nous dresse le portrait de l’ancien dirigeant, abattu en pleine rue le 8 juillet dernier.

L’ancien Premier ministre Abe Shinzô a été assassiné par balles le 8 juillet en pleine rue alors qu’il prononçait un discours électoral à Nara. Le principal suspect, Yamagami Testuya, a été arrêté, et l’enquête se poursuit.

Ainsi, ce qui restera comme « la décennie d’Abe » s’est achevée de manière brutale.

Il y a dix ans, en septembre 2012, alors que le Parti Démocratique du Japon (PDJ) était au pouvoir, Abe a fait un retour miraculeux à l’élection présidentielle du Parti libéral-démocrate (PLD) et a repris le pouvoir trois mois plus tard. Depuis lors, il a établi le record du plus long mandat de Premier ministre de l’histoire du Japon, sept ans et huit mois, avant de transmettre le flambeau à Suga Yoshihide puis à Kishida Fumio. Jusqu’au bout, il a conservé une énorme influence sur la situation politique du pays.

Dans le contexte de la politique japonaise, confrontée aux changements rapides de l’ordre international et au déclin de la puissance nationale, cette décennie a sans aucun doute été celle où Abe a été le pilier porteur, pour le meilleur et pour le pire. À l’inverse, c’est précisément parce que ce fut une période où l’identité du Japon d’après-guerre s’est trouvée ébranlée qu’Abe a trouvé un terrain propice pour prendre racine.

Un talent de répulseur-séducteur

Rarement un Premier ministre aura combiné comme Abe, à la façon d’un puissant aimant, une force d’attraction envers les amis et une force répulsive envers les adversaires politiques. Et la distinction qu’il opérait entre amis et ennemis était impitoyable.

J’ai entendu un jour Abe dire avec un plaisir non feint : « Nabetsune (surnom de Watanabe Tsuneo, directeur du groupe Yomiuri Shimbun) m’a dit qu’on n’avait pas connu un Premier ministre aussi pugnace depuis Yoshida Shigeru ».

En février 2019, devant le congrès du PLD avant la précédente élection de la Chambre haute, Abe avait déclaré : « Il n’est pas question de revenir au cauchemardesque gouvernement du PDJ ». Ce qui avait provoqué de vives réactions des partis d’opposition. Cela rappelle effectivement Yoshida, qui avait accusé le président de l’Université de Tokyo de « déformer la vérité pour complaire à l’air du temps ».

La Diète était déjà acquise à Abe, ce qui ne l’empêcha pas de faire des commentaires sur la « faiblesse » congénitale de l’opposition, qui provoquèrent un tollé général comme « immatures », du fait qu’ils mettaient tous les partis d’opposition dans un même sac. Même au sein de son parti, les modérés n’étaient pas très chauds à l’idée d’aller chercher la bagarre.

En fait, l’agressivité d’Abe fut constante à l’égard de la gauche. De même, en juillet 2017, lors des élections de l’assemblée métropolitaine de Tokyo, Abe s’était indigné de la présence d’un groupe de personnes portant une banderole sur laquelle on pouvait lire : « Abe Démission ! » Il avait eu cette réaction : « Il n’est pas question de perdre face à ces gens. »

Des manifestants déploient une banderole « Abe Démission ! » pendant un discours donné par Abe Shinzô, alors Premier ministre, en soutien à l'élection de l'Assemblée métropolitaine de Tokyo, devant la station JR Akihabara, le 1er juillet 2017 (Jiji Press).
Des manifestants déploient une banderole « Abe Démission ! » pendant un discours donné par Abe Shinzô, alors Premier ministre, en soutien à l’élection de l’Assemblée métropolitaine de Tokyo, devant la station JR Akihabara, le 1er juillet 2017 (Jiji Press).

Sa confrontation permanente avec le Premier ministre actuel Kishida Fumio

En février 2022, j’avais demandé à Abe où il voulait en venir avec son commentaire sur le « cauchemar ». Le mois précédent, un livre rédigé par neuf universitaires, « L’administration Abe, le bilan » (Kenshô Abe seiken, éditions Bunshun Shinsho), venait de sortir, dans lequel les attaques incessantes d’Abe contre l’opposition font également l’objet d’une analyse.

La réponse d’Abe fut la suivante : « C’est que je suis le général du parti au gouvernement qui monte au combat (pour les élections à la Chambre haute). Une élection, c’est un rapport de force entre des valeurs. Dans la bataille, c’est au général d’établir les conditions d’un accord avec la partie adverse. Je sais que certains pensent que le sale boulot devrait être laissé à d’autres, mais il n’y a personne de convenable pour ce travail, alors je le fais moi-même. »

On sent très bien que cette répartie cache en fait l’expression d’un mécontentement à l’égard du Premier ministre actuel, Kishida Fumio.

« Pendant une élection, vous devez inspirer l’ensemble de l’armée. Malheureusement, M. Kishida n’est pas vraiment ce genre de personne. Nombre de députés se demandent pourquoi il ne se montre pas plus agressif envers le Rikken-PDJ. Rien ne les excite plus que de critiquer l’adversaire. »

Le mécontentement d’Abe ne se limitait pas à la tiédeur de la confrontation avec l’opposition. Il y avait aussi de sa part une critique globale vis-à-vis de la gestion du gouvernement Kishida. De fait, Abe n’a pas cessé de soumettre son propre agenda à Kishida, sur tous les sujets, des finances à la sécurité en passant par la nomination d’un vice-ministre à la Défense.

Tous deux sont de la même génération et ont été élus à la Diète pour la première fois en 1993. Pour Kishida, cela était peut-être l’équivalent d’une mise en selle dans un concours équestre de sauts d’obstacles.

En premier lieu, la composition de leur base de soutien est différente. Abe tenait une ligne de pouvoir dure, alors que Kishida est sur une ligne de pouvoir douce. Ce qui reflète le fait qu’Abe est davantage soutenu par les hommes et un électorat jeune, alors que Kishida est plus populaire auprès des femmes et d’un électorat âgé.

Ainsi, si Abe n’avait pas été victime de cette attaque mortelle, le principal souci de Kishida après les élections aurait été de trouver le moyen de neutraliser l’interventionnisme d’Abe. Ce qui n’est que la forme actuelle de la longue tradition interne au PLD d’une confrontation entre deux blocs de courant politique, le bloc Kôchikai (dirigé par Kishida) d’un côté, le bloc Seiwakai (dirigé par Abe) de l’autre.

Abe Shinzô, un fils de bonne famille

Issu d’une grande famille de politiciens — son grand-père Kishi Nobusuke a été Premier ministre et son père est l’ancien ministre des Affaires Étrangères Abe Shintarô — Abe Shinzô était diplômé de l’Université Seikei. Il a ensuite travaillé dans le privé pour Kobe Steel. Un ancien de l’entreprise, qui l’a connu lorsqu’il travaillait à Kakogawa, dans la préfecture de Hyôgo, se souvient : « C’était un bon gars, qui ne rechignait pas à servir de chauffeur lors des soirées alcoolisées, car lui-même ne pouvait pas boire. » Bref, le fils de bonne famille gentil et serviable.

On rappelait souvent cette filiation d’Abe Shinzô, petit fils de Kishi, son grand-père maternel. Mais son grand-père paternel Abe Kan aussi fut un homme politique.

Abe Kan était de deux ans plus âgé que Kishi. Diplômé de l’Université impériale de Tokyo, avant-guerre il fut maire du village de Hioki (aujourd’hui ville de Nagato), dans la préfecture de Yamaguchi, avant d’être deux fois élu à la chambre des Représentants où il demeura un anticonformiste. Opposé à la ligne militariste du cabinet Tôjô Hideki, il refusa l’accréditation de la Taiseiyokusan-kai (Association de soutien à l’autorité impériale).

Le premier caractère « shin », de « Shintarô », le père d’Abe, était un hommage au héros local Takasugi Shinsaku. Cette coutume a continué de se transmettre à la génération de Shinzô. Shintarô était venu à la politique après une carrière comme journaliste et analyste politique pour le Mainichi Shimbun, à la sortie de l’Université de Tokyo. Mais on peut remarquer qu’Abe Shinzô parlait rarement de son grand-père paternel ou de son père, alors qu’il ne tarissait pas sur son grand-père maternel Kishi.

L’éducation de sa mère

Il faut y voir l’influence de sa mère, Yôko. C’est elle qui a transmis le culte du Premier ministre Kishi à son petit-fils, alors que son père était souvent absent de la maison. Jusqu’à ces dernières années, Yôko, 94 ans aujourd’hui, ne manquait pas une réunion en souvenir d’Abe Shintarô, où elle apparaissait surtout avec une dignité et une droiture de la digne fille de Kishi.

Le mépris d’Abe pour la Constitution actuelle, qu’il qualifie de « Constitution honteuse », et son refus de toute condamnation de la politique militariste du Japon d’avant et pendant la guerre, condamnation qui est pour lui « autodestructrice », est de toute évidence un héritage direct de l’idéologie de droite de Kishi.

En outre, bien qu’il se soit toujours qualifié de « conservateur », il n’a pas constitué un « petit gouvernement » en limitant le rôle de l’exécutif, mais un gros, offrant des portefeuilles importants à des ministres issus de la finance ou à des femmes. De ce point de vue, la politique en apparence libérale d’Abe s’apparente fortement au « capitalisme national » que Kishi avait développé au Mandchoukouo avant-guerre.

De fait, le gouvernement Abe, le plus à droite de l’histoire du Japon après-guerre, a accueilli au centre des personnalités des médias ou des marges du PLD traditionnel, comme Sakurai Yoshiko, membre du think tank Nippon Kaigi ou l’écrivain Momota Naoki.

À la Diète (le Parlement japonais), le pouvoir du PLD repose sur l’avantage du nombre. La réforme politique a réuni tous les pouvoirs entre les mains du Premier ministre. C’est Abe qui a encouragé l’élaboration de lois qui divisent l’opinion nationale et favorisent le contrôle du personnel de la haute bureaucratie, sur le ton de : « Quel mal y a-t-il à profiter du pouvoir qui nous a été donné ? »

Un maître de la table ronde

Or, si on a souvent décrit Abe sous l’image d’une figure d’autorité énergique, il montrait un tout autre visage lorsqu’il rencontrait un petit groupe de personnes en face à face. C’était un visage plus doux, plus orienté vers le service, qui ravissait ses visiteurs avec des histoires intéressantes.

Par exemple, telle anecdote, lors d’une visite officielle au Royaume-Uni en 2016 : « James Cameron, le Premier ministre britannique d’alors, m’avait emmené à Chequers (la résidence secondaire officielle du PM britannique). Il me montre le livre d’or de la résidence et je découvre que le précédent Premier ministre japonais à s’y rendre était Tanaka Kakuei. Aucun PM japonais n’y était venu en 43 ans. Et avant cela, le dernier Japonais invité était l’empereur Hirohito, alors prince héritier, en 1921 ».

Cette aisance en petit comité lui a permis d’établir un rapport avec le féroce ancien président américain Donald Trump. Dans la diplomatie des sommets, les compétences humaines individuelles jouent encore un rôle majeur.

Le Premier ministre Abe Shinzô (à droite) et le président américain de l'époque, Donald Trump, profitent d'une partie de golf près de Washington, le 27 avril 2019 (Avec l'aimable autorisation du Bureau des affaires publiques du Cabinet) (Jiji Press).
Le Premier ministre Abe Shinzô (à droite) et le président américain de l’époque, Donald Trump, profitent d’une partie de golf près de Washington, le 27 avril 2019 (Avec l’aimable autorisation du Bureau des affaires publiques du Cabinet) (Jiji Press).

Comment oublier également la vidéo téléchargeable sur YouTube d’Abe Shinzô interprétant au piano la musique de Hana wa Saku (« Les fleurs fleuriront »), une chanson sur la reconstruction après un désastre, à l’approche de l’anniversaire du 11 mars cette année, 11 ans après la triple catastrophe de Fukushima.

« On m’a demandé de jouer, mais je n’ai pas joué en public depuis ma deuxième année d’école primaire. Je ne suis pas nerveux quand je parle en public, mais le piano me rend extrêmement nerveux. Je me suis beaucoup entraîné ses deux derniers mois. »

La précédente tentative d’Abe sur YouTube pendant la crise sanitaire du coronavirus lui avait laissé un souvenir amer : les images de l’ancien Premier ministre très détendu et jouant avec son chien pour inciter les gens à rester chez eux avait été très critiquées. Cette fois, il avait déclaré, tout heureux : « Ma performance au piano a fait plus de deux millions de vues. »

Lors de la veillée funèbre le 11 juillet au temple bouddhique Zôjô-ji à Tokyo, une autre vidéo de lui jouant du piano avec sa femme Akie a été diffusée à plusieurs reprises.

Le temple Zôjô-ji, lors de la veillée funèbre de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô, dans l’après-midi du 11 juillet (Jiji Press).
Le temple Zôjô-ji, lors de la veillée funèbre de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô, dans l’après-midi du 11 juillet (Jiji Press).

Lors de la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Rio, Abe était apparu en Super Mario en tant que Premier ministre du prochain pays hôte (21 août 2016, AFP).
Lors de la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Rio, Abe était apparu en Super Mario en tant que Premier ministre du prochain pays hôte (21 août 2016, AFP).

(Voir également notre article : Cinq images marquantes de la vie politique de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô)

(Photo de titre : le Premier ministre Abe Shinzô et son épouse Akie sur le chemin du retour après une visite aux États-Unis, le 19 avril 2018, à Palm Beach, aux États-Unis Jiji Press)

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