Une épée de Damoclès sur les enseignants japonais : trop d’heures de travail mènent à la rupture

Société Éducation

Avec de si longues heures de travail, les enseignants japonais sont exténués. Le pays connaît des problèmes de recrutement, la carrière n’attire plus. Un expert en éducation en appelle à une nouvelle législation et à un financement adapté pour éviter la crise qui couve et menace l’école publique.

Senoo Masatoshi SENOO Masatoshi

Chercheur en sciences de l’éducation et consultant en gestion scolaire, il a travaillé à l’Institut de recherche Nomura. Travailleur indépendant depuis 2016, il propose un service de conseil, donne des conférences et organise des ateliers dans les écoles de tout le Japon. Missionné par le MEXT, il est nommé « conseiller pour l’amélioration des affaires scolaires » et fait partie de diverses commissions gouvernementales, dont le sous-comité spécial du Conseil central de l’éducation travaillant sur la réforme des conditions de travail dans les établissements scolaires. Il est notamment l’auteur de la « Débâcle du corps enseignant » (Kyôshi hôkai) et le coauteur de « Ne laissez pas mourir les enseignants : que faire pour que le surmenage ne tue plus les instituteurs ? » (Sensei o shinasenai : Kyōshi no karōshi o kurikaesanai tame ni ima dekiru koto).

Le Japon connaît une pénurie d’enseignants, les établissements scolaires peinent à remplacer les éducateurs partant à la retraite et ceux qui sont en congé. Découragés par la multiplication des rôles à assumer, l’allongement des heures ouvrées et les heures supplémentaires non rémunérées, les jeunes hésitent à embrasser la carrière. Un expert nous explique les facteurs ayant aggravé les problèmes de recrutement et causé la pénurie. Nous l’avons questionné sur les répercussions et sur les réformes à mener pour pallier la crise.

L’exode des enseignants à la loupe

Le 16 janvier 2023, on a pu lire dans le quotidien Nihon Keizai qu’une pénurie nationale était à déplorer et que selon leur enquête, 2 778 enseignants manquaient à l’appel dans 2 092 écoles primaires, collèges et lycées publics japonais, soit environ 6 % du total (en date du 1er mai 2022).

Ces chiffres révèlent qu’il manque environ 30 % de plus d’enseignants que l’année précédente.

Cette tendance est due à la baisse constante du nombre de jeunes à se présenter aux examens d’admission ouvrant à la carrière d’enseignant. Un rapport publié le 20 janvier 2023 dans le quotidien Asahi révèle que seuls 38 641 candidats venant de tout le Japon s’étaient présentés à l’examen pour devenir instituteur d’école primaire, soit 2 000 de moins que l’année précédente. Dans la préfecture d’Ôita, au sud-ouest du pays, on comptait moins de candidats que de postes à pourvoir. Moins de candidats, cela signifie aussi que les remplacements sont plus difficiles à organiser car quand un titulaire part en congé maladie ou prend un congé maternité, les remplaçants sont souvent recrutés dans le vivier des recalés souhaitant retenter leur chance…

Une enquête du ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie (MEXT) sur la gestion du personnel scolaire montre que dans l’enseignement public en 2021, un nombre record de 5 897 enseignants — dont 2 937 au primaire — ont pris des congés pour des raisons de santé mentale. Au 1er avril 2022, au début de l’année scolaire, moins de la moitié d’entre eux avait repris le travail ; 2 283 étaient toujours en congé, les 1 141 autres avaient quitté la profession. Pourquoi cet exode ?

La part d’ombre de l’éducation holistique ?

Pour Senoo Masatoshi, chercheur en sciences de l’éducation, il est difficile de faire pire que l’école car c’est là que le temps de travail a été le moins réduit (alors qu’il s’agissait d’une priorité déclarée de la campagne gouvernementale sur la « réforme des conditions de travail »). Dans son enquête de 2018 sur l’enseignement et l’apprentissage, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a constaté qu’au Japon, les enseignants du secondaire travaillent en moyenne 56 heures par semaine, quand les instituteurs du primaire assurent 54,4 heures hebdomadaires, ce qui est de loin le temps de travail le plus important des 48 pays concernés par l’étude. Selon une autre enquête menée en ligne en 2022 par l’Institut de recherche JTUC (affilié à un syndicat), portant sur l’amélioration du niveau de vie, les enseignants des écoles publiques japonaises effectuent en moyenne 123 heures supplémentaires par mois. Ce qui dépasse largement le volume horaire des 80 heures qui constitue pour le MEXT la « ligne rouge du surmenage », limite au-delà de laquelle la vie des travailleurs est en danger. (Voir notre article : Ces chiffres affolants qui prouvent que les enseignants japonais travaillent trop)

Senoo explique que depuis quatre ou cinq ans, la plupart des écoles publiques japonaises ont installé des pointeuses (et autres systèmes) afin de comptabiliser les heures de travail du personnel enseignant. Mais ces fiches de présence reflètent mal la réalité du volume horaire ouvré, car il n’est pas rare que les enseignants continuent de travailler à l’école même après avoir pointé ou qu’ils rapportent du travail à finir chez eux. Par ailleurs, les longues heures consacrées à l’encadrement des activités sportives ou autres activités de club scolaire pendant les week-ends et les vacances ne sont souvent pas comptabilisées.

Pour Senoo, cette conception de l’éducation prônant une approche « globale de l’enfant » qui fait pourtant la gloire des écoles japonaises est à la source du problème.

« Si le système scolaire public japonais est si performant, selon le MEXT et des organisations internationales comme l’OCDE, c’est qu’il offre aux élèves une éducation holistique, qui conjugue activités extrascolaires à de solides connaissances académiques, afin que les jeunes bénéficient d’une formation complète et soient prêts à aborder l’avenir. On a beaucoup écrit sur le “modèle japonais” et sur l’importance accordée aux activités de vie scolaire (tokubetsu katsudô, abrégé en tokkatsu), qui vont des clubs, aux sorties scolaires en passant par les journées sportives ».

Cette approche holistique, explique Senoo, suppose que les enseignants assurent les disciplines scolaires, mais aussi le bon développement physique et mental de l’enfant pris comme une totalité.

« Le problème du trop grand nombre d’heures supplémentaires qui dessert aujourd’hui le fonctionnement de nos écoles est un sous-produit de cette conception de l’éducation si particulière au Japon. »

Le déséquilibre de l’offre et de la demande : une double-peine

« C’est récemment que la question de la pénurie d’enseignants est devenue un sujet de société, mais le problème est ancien », déclare Senoo qui a cinq enfants scolarisés de la crèche au lycée. « Il y a environ cinq ans, l’un des instituteurs de ma fille a pris un congé maladie et aucun remplaçant n’a pu être trouvé, si bien que le directeur adjoint a dû reprendre la classe. Une autre école primaire située à proximité semble avoir connu des problèmes de personnel similaires. »

Le MEXT a mené une première enquête sur la pénurie d’enseignants au cours de l’année scolaire 2021, mais Senoo maintient que le gouvernement était conscient du problème depuis des années. Alors pourquoi a-t-il tant tardé à agir?

« Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la tendance dans l’éducation japonaise est à la décentralisation et à la responsabilisation des régions. Chaque préfecture (ou métropole désignée par le ministère) assure le recrutement ainsi que l’affectation des enseignants des écoles publiques. Le MEXT considère que les questions de personnel, (pénuries comprises), relèvent de la compétence des instances locales. »

Cependant, sans le soutien du gouvernement central, il est difficile pour les préfectures et les métropoles de recruter davantage. « Les embauches supplémentaires génèrent des coûts de main-d’œuvre considérables. », explique Senoo. « Et vu la baisse du taux de natalité, les gouvernements locaux craignent de se retrouver avec un surplus d’enseignants. »

Certes le nombre d’écoliers diminue, mais le besoin d’enseignants, lui, ne cesse d’augmenter.

« Les enfants ayant des besoins spéciaux et nécessitant une attention particulière en raison d’un handicap sont de plus en plus nombreux. », explique Senoo. « Au Japon, une classe ordinaire compte environ 35 élèves, quand les classes pour enfants à besoins spécifiques n’en comptent que 8 au maximum. Et il suffit d’un seul enfant souffrant d’un autre type de handicap pour ouvrir une nouvelle classe, ce qui implique de recruter des enseignants supplémentaires. »

Or au même moment, l’offre d’enseignants diminue. Double-peine.

« Les étudiants sont moins nombreux à se présenter aux concours d’admission et, pour beaucoup, ce n’est qu’une solution de repli au cas où ils ne parviendraient pas à trouver un emploi dans le public ou le privé. En fait ils ne deviennent pas réellement des enseignants... La diminution du nombre de candidats signifie également que le nombre de recalés est moins important, ce qui réduit le vivier des potentiels remplaçants. »

Parallèlement, soulignons qu’un grand nombre d’enseignants est près de la retraite, les jeunes qui les remplacent seront plus susceptibles de prendre des congés maternité ou de garde d’enfants, ce qui accroît le besoin de remplaçants.

« Impossible de dire aux enseignants qu’ils ne peuvent pas prendre de congé maternité ou de limiter le nombre de classes pour enfants à besoins spécifiques. La seule solution est d’attirer davantage de jeunes dans la profession. »

Et vu que les conditions de travail dans les établissements scolaires ont la réputation d’être de plus en plus intolérables, la tâche pourrait s’avérer ardue.

Les victimes cachées du surmenage

Senoo se demande : ces enseignants japonais qui doivent encadrer et accompagner la croissance et le développement des enfants ne seraient-ils pas les travailleurs multi-tâches les plus occupés au monde ?

Dans les salles de classe, leur charge s’est considérablement alourdie depuis une dizaine d’années en raison de l’élargissement constant des programmes scolaires. Citons notamment l’enseignement obligatoire de l’anglais et de la programmation informatique au primaire. De nombreux enseignants racontent être trop occupés à la préparation des cours pour pouvoir prendre des pauses pendant la journée.

Et que dire de la vigilance dont ils doivent faire preuve envers chacun de leurs élèves ? Pendant les récréations et les activités extrascolaires, les enseignants doivent être attentifs à tout signe de harcèlement. Parlons aussi des allergies alimentaires, qui requièrent également une surveillance constante. Le nombre croissant d’élèves ayant des besoins particuliers a également rendu leur travail plus ardu et compliqué.

« Même hors des heures de travail, les enseignants reçoivent des appels de parents inquiets. Si des enfants causent des soucis après l’école, en traînant par exemple dans les supérettes alors qu’ils devraient être chez eux, à qui les plaintes sont-elles adressées ? Aux enseignants bien sûr. Le rôle et la responsabilité que nous imposons à nos écoles et à notre personnel éducatif sont tout simplement trop lourds à porter. »

Les pressions sont nombreuses, mais pour Kudô Sachiko, avec qui Senoo a coécrit le livre intitulé « Ne laissez pas mourir les enseignants » (Sensei o shinasenai, 2022), le décès par surmenage (karôshi) est un problème réel et trop souvent méconnu.

Le mari de Kudô Sachiko enseignait dans un collège. Il est décédé en 2007 à 40 ans d’une hémorragie cérébrale, après des mois de surmenage. Professeur d’éducation physique et de santé, il était également en charge des problèmes de harcèlement scolaire et de refus d’aller à l’école. Dévoué à son travail, il travaillait en semaine jusque tard dans la nuit et aidait à l’entraînement de l’équipe de football le week-end. Après son décès, Sachiko a déposé une demande d’indemnisation, arguant que son mari était mort de surmenage, mais elle a dû attendre plus de cinq ans et demi pour être entendue. Elle reconnaît que le gouvernement travaille sur la question, mais elle trouve que les changements ne sont pas assez rapides et que les décès d’enseignants dus au karôshi et les suicides ne sont pas assez relayés.

La loi de Prévention des décès et des préjudices dus au surmenage a été promulguée en 2014. Le secteur éducatif fait alors partie des secteurs prioritaires visés par l’étude gouvernementale de gestion de l’information. Six ans plus tard, le gouvernement a mené cette première enquête sur les conditions de travail des enseignants. Sachiko craint par ailleurs que ce type d’études ne permette pas de mesurer l’ampleur réelle du problème. En effet, pour de nombreux enseignants, ce travail est une mission sacrée. Fidèles à leur éthique du service désintéressé, les plus travailleurs d’entre eux sont aussi les moins enclins à se plaindre de leurs sacrifices ou de leurs souffrances, explique-t-elle. Par conséquent, les problèmes physiques et émotionnels ont tendance à rester dans l’ombre. Sachiko est convaincue que les décès et suicides d’enseignants de ces dernières années officiellement reconnus comme relevant d’accidents du travail ne représentent qu’une faible portion du nombre total de victimes de surmenage et de stress.

Il faut légiférer et financer !

« Si nous voulons que l’école continue à remplir son rôle, permette à nos enfants de s’épanouir physiquement et émotionnellement et d’être en bonne santé, déclare Senoo, nous devons réduire l’écrasante charge de travail multitâche qu’endurent nos enseignants. »

Senoo estime que la société à un devoir « d’inventaire ». Il faut lister les tâches demandées aux enseignants, réduire le champ d’action de l’école et alléger les charges qui incombent au personnel éducatif. « Dans le même temps, nous devrions progressivement augmenter le nombre d’enseignants et réduire le nombre moyen d’heures de cours. L’idéal serait de renforcer également les effectifs du personnel non enseignant et de lui transférer une partie de la charge de travail. Il faut notamment augmenter le nombre de conseillers scolaires et d’assistants sociaux à temps plein puis les répartir en fonction de la taille et des besoins de chaque établissement, travailler avec les parents et traiter les problèmes du refus de l’école. »

Pour encourager l’embauche d’enseignants, le gouvernement central devra prendre des mesures, souligne Senoo, et commencer par réviser la Loi sur les normes de l’enseignement obligatoire, qui fixe notamment le nombre d’enseignants et le nombre d’élèves par classe. Il est également essentiel d’augmenter le budget de l’éducation.

« Les gouvernements locaux ne peuvent pas faire grand-chose seuls. Le gouvernement central doit définir le cadre de base, mettre sur pied les systèmes permettant de mettre en œuvre la politique éducative — sans oublier la formation du personnel non enseignant — et allouer les fonds nécessaires. »

Réduire la charge de travail des enseignants pour sauver l’école publique

Au collège et au lycée, les activités extrascolaires sont en grande partie responsables de la surcharge de travail, explique Senoo. C’est pourquoi le MEXT a demandé aux gouvernements locaux de transférer progressivement la gestion des activités sportives, des week-ends et des vacances à d’autres instances, des clubs privés par exemple.

Mais Senoo est surtout préoccupé par le sort des instituteurs en école primaire.

« Il n’est pas rare que les écoles primaires confient d’emblée à de nouveaux enseignants la responsabilité d’une classe. Les instituteurs doivent faire face à de nombreux défis, gérer les échanges avec les parents d’élèves ou les problèmes de harcèlement par exemple. Or les autres enseignants et membres du personnel sont trop occupés pour les aider, de sorte que les jeunes instituteurs en difficulté se sentent souvent isolés. »

Ainsi, on voit augmenter l’épuisement et les maladies mentales chez les enseignants âgés de 20 à 30 ans. « Beaucoup posent alors leur démission », explique Senoo.

Il tire la sonnette d’alarme. Si on ne prend pas de mesures pour créer un environnement de travail qui soit plus favorable aux enseignants, la profession aura du mal à attirer de nouveaux diplômés de l’enseignement supérieur, sans même parler de candidats travaillant dans d’autres secteurs.

En 2022, après six ans de silence, le MEXT a lancé son enquête sur les conditions de travail des enseignants. Le résultat de cette étude servira de base aux délibérations préparant la révision de la Loi sur les mesures spéciales régissant les salaires des enseignants. En vertu de la législation actuelle, les enseignants reçoivent une « rémunération d’ajustement » spéciale équivalant à 4 % de leur salaire mensuel en lieu et place des primes pour heures supplémentaires exigées à la plupart des employeurs en vertu de la Loi sur les normes du travail.

Senoo pense que les enseignants ne sont pas suffisamment rémunérés au regard du travail accompli. Mais il est convaincu que la priorité devrait être d’augmenter les effectifs du corps enseignant et du personnel non enseignant. « Je pense que les enseignants actuellement en poste ainsi que les aspirants à la carrière sont plus intéressés par l’amélioration des conditions de travail que par l’augmentation de salaire ou une meilleure rémunération des heures supplémentaires », déclare-t-il. « Ils ont besoin de temps pour préparer leurs cours et ils veulent certainement avoir plus de temps pour eux. »

Senoo estime que l’allègement de la charge de travail rendra la profession plus attrayante et permettra d’améliorer la qualité de l’enseignement.

« On ne peut pas attendre d’enseignants privés de sommeil qu’ils soient performants en classe. Ils n’ont ni le temps ni l’énergie de donner à chaque élève les conseils et le soutien nécessaire. En primaire, la valse des professeurs principaux est due à la pénurie d’enseignants et au final, ce sont les enfants qui souffrent le plus. »

Pour beaucoup, les problèmes de personnel enseignant sont responsables, au moins en partie, de l’augmentation des violences à l’école et du chaos qui règne dans les salles de classe des écoles primaires du pays. Face à la dégradation du système éducatif japonais public, priorité devrait être donnée aux mesures visant à améliorer les conditions de travail dans les écoles et à pallier la pénurie d’enseignants.

(Article écrit par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : Pixta)

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