Pourquoi le Japon ne veut-il pas encore reconnaître la Palestine ?

Société International

Alors que des pays comme la France et la Grande-Bretagneont ont reconnu l’État palestinien à l’automne dernier, le gouvernement japonais, lui, se perd dans ses atermoiements, préférant aligner sa position avec le gouvernement du président américain Donald Trump. L’auteure de cet article nous explique cette décision comme une question de timing et de realpolitik, tout en soulignant le besoin de rechercher une solution à deux États.

Alors que la situation humanitaire ne cesse de se dégrader à Gaza, en raison notamment de la famine et de la propagation des maladies, la session annuelle de cet automne de l’Assemblée des Nations unies a été particulièrement agitée, Israël faisant l’objet d’une pression concertée des pays pour mettre fin à sa guerre prolongée avec le Hamas.

Le 12 septembre, l’Assemblée générale a approuvé la Déclaration de New York sur le règlement pacifique de la question palestinienne et la mise en œuvre d’une solution à deux États. Le texte a reçu le soutien massif de nombreux pays : 142 sur 193 États-membres s’y sont dits favorables. Le 22 septembre, la France et l’Arabie saoudite ont co-présidé la Conférence internationale de haut niveau pour le règlement pacifique de la question palestinienne et la mise en œuvre d’une solution à deux États. Par ailleurs, la France, la Grande-Bretagne et le Canada, trois pays qui font partie du G7, ont reconnu officiellement l’existence de la Palestine en tant qu’État souverain. Le gouvernement japonais qui soutient la solution à deux États, lui, ne l’a pas fait. Je vais expliquer dans cet article les facteurs à court et à long termes à l’origine de cette décision.

Le choix de reporter la reconnaissance de la Palestine

Le Japon figurait parmi les 142 États-membres de l’ONU qui ont voté en faveur de la Déclaration de New York, le 12 septembre dernier. Cependant, lors de la conférence de presse, une semaine plus tard, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Iwaya Takeshi, a annoncé que Tokyo reportait la reconnaissance officielle de la Palestine (alignant donc sa position avec trois autres pays du G7 : l’Allemagne, l’Italie et les États-Unis). Si le ministre japonais a assisté à la conférence du 22 septembre, le Premier ministre Ishiba Shigeru, lui, n’était pas présent.

À l’heure où l’opinion de la communauté internationale penche clairement vers la reconnaissance de l’État palestinien, pourquoi le Japon ne franchit-il pas le pas ?

Selon le ministre des Affaires étrangères japonais, cette décision repose sur « une évaluation globale » des séries d’actes qui pourraient contribuer à la mise en place d’une solution. Il a notamment émis des inquiétudes quant à un possible durcissement de la position d’Israël. Il a également souligné la nécessité pour les Palestiniens de « construire un système de gouvernance solide », mettant le doigt sur le fait que l’Autorité palestinienne n’était pour l’heure pas prête pour exercer les fonctions d’un gouvernement d’État. Pour résumer, il a expliqué que Tokyo est favorable à une solution à deux États mais ne pense pas que le moment soit bien choisi pour la reconnaissance officielle de l’État palestinien.

Un objectif qui n’a pas été atteint par l’Europe

Étant donné les circonstances, cet argument n’était pas complètement irrecevable.

La Grande-Bretagne et la France se sont faits les fers de lance de ce mouvement vers une reconnaissance plus large de la Palestine, en premier lieu en tant que moyen de pression contre Israël, dans l’optique de la mise en place d’un cessez-le-feu. Le nombre de victimes n’a cessé d’augmenter (plus de 65 000 morts) dans la bande de Gaza après que les Forces de défense d’Israël ont repris leur offensive en mars dernier. Des centaines d’autres Palestiniens souffraient de malnutrition voire de famine après le blocus total décrété par l’État hébreu. En juillet, la Grande-Bretagne et la France ont annoncé qu’elles reconnaîtraient la Palestine en tant qu’État lors de la prochaine Assemblée générale, à moins qu’Israël n’accepte la mise en place d’un cessez-le feu et ne prenne « des mesures substantielles pour mettre fin à la situation épouvantable à Gaza ». Il ne fait aucun doute que les deux puissances européennes ont pensé qu’une mise en garde deux mois avant la rencontre donnerait à Israël suffisamment de temps pour réagir.

Au final, ces menaces se sont avérées totalement inefficaces. Trois jours après la Déclaration de New York du 12 septembre, Israël a lancé une offensive terrestre sur la ville de Gaza. Il avait certes annoncé ses intentions, mais le moment choisi pour son invasion peut être interprété comme une rébellion ouverte aux critiques et un message clair selon lequel Jérusalem ne cédera pas devant la pression des États d’Europe de l’Ouest. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou ne s’est pas privé de se vanter publiquement du soutien sans faille de Washington et a déclaré qu’il ne se soumettrait pas aux efforts entrepris par les puissances européennes pour acculer Israël. L’isolement international rendait non seulement l’attitude d’Israël plus provocante, mais il n’y avait également aucune raison de penser qu’une intensification de la pression sur l’État hébreu augurerait d’une quelconque amélioration pour les Palestiniens, à Gaza ni même ailleurs. Pour résumer, ni la Grande-Bretagne ni la France n’avaient gagné quoique ce soit à jouer « la carte de la reconnaissance ». Une fois cette situation clarifiée, le Japon avait alors tout intérêt à prendre ses distances vis-à-vis des deux pays.

La reconnaissance d’un État est une carte diplomatique qui ne peut être jouée qu’une seule fois, et le gouvernement pourrait bien réserver cette carte pour un moment opportun, où l’impact sera la plus important. Le Japon n’est pas le seul pays à adopter cette approche. La Belgique et Singapour, pour ne citer qu’eux, ont donné des raisons similaires pour reporter leur reconnaissance officielle, même s’ils avaient auparavant manifesté leur soutien pour la campagne menée par les pays européens.

Se démarquer des États-Unis

Un facteur plus durable à l’origine de la position du Japon sur le conflit est sa relation avec les États-Unis, son puissant allié. Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’alliance bilatérale scellée par le Traité de sécurité nippo-américain a été le socle sur lequel Tokyo a basé sa politique de diplomatie et de sécurité, rendant difficile toute divergence d’opinion avec Washington sur des questions de politique étrangère clés. Et les États-Unis se sont pour l’heure dit clairement opposés à la reconnaissance de l’État palestinien.

En nommant son gendre de confession juive, Jared Kushner, Haut conseiller en charge de la diplomatie au Moyen-Orient, le président Donald Trump a fait montre d’une position sans équivoque en faveur d’Israël dès son premier mandat. En septembre dernier, lors du débat général de l’ONU, le dirigeant américain a critiqué vertement les campagnes évoquées ci-dessus en faveur de la reconnaissance d’un État palestinien. Pour lui, il s’agirait d’une récompense faite au Hamas pour les attaques du 7 octobre 2023. Au vu de cette situation, il est probable que Tokyo ait abouti à la conclusion selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt de la sécurité ou de la politique étrangère du pays de défier Washington ou de s’aligner sur la position des pays européens, eux, fervents détracteurs d’Israël.

La priorité accordée aux relations avec les États-Unis est, et reste, un impératif permanent. Après la rencontre de l’Assemblée générale, la direction du parti au pouvoir au Japon a changé de mains, voyant l’ascension de Takaichi Sanae au poste de Première ministre, une fonction qui n’avait jamais été occupée par une femme. Lors de sa rencontre avec Donald Trump au Japon, une semaine après sa prise de pouvoir, elle a réaffirmé la position de ses prédécesseurs. Pour la cheffe du gouvernement, les objectifs principaux de ce sommet étaient de renforcer l’alliance nippo-américaine et de nouer des liens de confiance personnelle avec Trump. Aucun communiqué conjoint n’ayant été émis, il est difficile de déterminer la teneur exacte de leurs discussions sur des sujets tels que le Moyen-Orient. Cependant, à moins d’un retournement majeur de la situation, il est peu probable que le Japon s’écarte de la politique américaine sur la question de la reconnaissance de la Palestine en tant qu’État, dans un avenir proche.

Vers une solution à deux États

Ceci dit, depuis la signature des accords d’Oslo par Israël et l’Organisation de libération de la Palestine au milieu des années 1990, le Japon a officiellement adopté une solution à deux États dans le conflit israélo-palestinien. Le 23 septembre, lors de son discours devant l’Assemblée générale, le Premier ministre Ishiba Shigeru a réaffirmé de façon explicite sa position, indiquant qu’il ne s’agissait pas de savoir si l’État palestinien devait être reconnu mais quand. Par ailleurs, il a confirmé la détermination du gouvernement à continuer à apporter son aide pour renforcer l’autonomie économique et la capacité de gouvernance de la Palestine.

Le gouvernement nippon fait l’objet de nombreuses critiques au niveau national pour avoir reporté la reconnaissance de la Palestine en tant qu’État, et ce malgré son soutien unanime pour une solution à deux États. Une pétition sur Change.org lancée en août, avant l’Assemblée générale, a appelé le Japon à se joindre aux 147 autres États-membres de l’ONU (soit plus de 76 % du total) qui avaient déjà reconnu la Palestine, arguant que « la création d’un État palestinien, où le droit international, incluant les droits de l’homme et le droit humanitaire, serait appliqué, pourrait garantir aux Palestiniens le droit à l’autodétermination et pourrait être un pas vers une vie libre. » La pétition a recueilli près de 40 000 signatures.

La diplomatie japonaise au Moyen-Orient

Historiquement, Tokyo a parfois poursuivi des politiques au Moyen-Orient différentes de celles des pays occidentaux, et ce en dépit d’une forte tendance à s’aligner avec Washington. En 1973, pendant la crise pétrolière qui a suivi la guerre du Yom Kippour, le secrétaire général du Cabinet, Nikaidô Susumu, a émis une déclaration soutenant le droit des Palestiniens à l’autodétermination. Étant donné la forte dépendance du Japon aux importations de pétrole en provenance du Moyen-Orient arabe, les critiques se sont montrés cyniques à l’égard de cette position. Pour certains, la position de Tokyo était davantage pro-pétrole que pro-Palestine. Mais quelle que soit la raison qui a motivé cette déclaration, elle a révélé le potentiel, dans une certaine mesure, de l’indépendance politique sur des enjeux de diplomatie au Moyen-Orient.

Deux semaines après les attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre, tous les pays du G7, à l’exception du Japon, ont émis un communiqué conjoint exprimant leur « soutien à Israël à son droit à se défendre contre le terrorisme » tout en appelant au « respect du droit international humanitaire ». Lors d’une conférence de presse qui a eu lieu le 23 octobre, au matin, le secrétaire général en chef du Cabinet, Matsuno Hirokazu, a expliqué que le Japon se distinguait des six autres pays dans le sens où aucun de ses ressortissants n’avait été blessé lors du conflit. Mais la décision de s’abstenir d’émettre un communiqué reflétait, à n’en pas douter, le souhait de l’exécutif de maintenir un certain degré de neutralité et de distance à ce stade précoce du conflit.

À un moment ou à un autre, le Japon devra reconnaître l’État de la Palestine, s’il entend se conformer à sa position en faveur d’une solution à deux États. Mais en ces temps d’hostilité intense croissante entre les parties à un conflit armé, les perspectives vers un accord pour une résolution à long terme ne semblent que trop lointaines. Les deux camps se trouveront dans une meilleure situation pour négocier une solution durable lorsque la guerre sera terminée et que des progrès auront été faits vers la reconstruction de Gaza et la restauration de l’ordre dans la région. C’est seulement à ce stade que nous pouvons s’attendre à ce que Tokyo reconnaisse la Palestine en tant qu’État, laquelle pourrait contribuer de façon positive au processus de paix au Moyen-Orient.

(Photo de titre : de jeunes Palestiniens à Ramallah, en Cisjordanie, célèbrent dans la liesse la reconnaissance de la Palestine en tant qu’État souverain par la Grande-Bretagne, la France et d’autres pays, le 23 septembre 2025. Kyôdô)

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