Le Japon et Taïwan : une histoire d’amour compliquée

« Les Japonais sont un peuple cruel » : l’image deformée du Japon par Taïwan

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Taïwan, une île pro-japonaise ?

Quand on vit au Japon, il arrive que les gens que vous rencontrez pour la première fois vous demandent d’où vous venez. Dans mon cas, vu mon niveau de japonais, mon interlocuteur s’attend généralement à ce que j’indique une région japonaise. Alors, quand je réponds « Taïwan », c’est un peu comme si je faisais mon coming out.

Fort heureusement, cette réponse est généralement bien reçue. De nombreuses personnes me disent même beaucoup apprécier mon pays. Depuis son soutien chaleureux lors de la catastrophe de mars 2011, Taïwan bénéficie d’une solide image pro-japonaise, dirait-on. Et les Japonais qui ont eu l’occasion de s’y rendre s’accordent à dire que les Taïwanais sont aimables. Le développement des échanges dans de nombreux domaines se traduit même par un « boom taïwanais » au Japon, semble-t-il. Bien entendu, en tant que Taïwanaise, je me réjouis de cette situation – mieux vaut savoir son pays apprécié que le contraire –, mais dans le même temps, chaque fois que j’entends dire que Taïwan est « pro-japonais », je trouve cela étrange.

Personnellement, je suis une grande amie du Japon. J’en ai appris la langue de mon propre chef, je suis venue y vivre et je suis aujourd’hui une écrivaine japonaise. Et autour de moi, nombreux sont les amis de ma génération qui aiment le Japon. Mais curieusement, dans mon enfance et ma vie de jeune adulte, je n’ai jamais eu l’impression que les Taïwanais appréciaient particulièrement l’Archipel.

Images d’un Japon cruel

Il me reste même des souvenirs plutôt désagréables. Par exemple, voici ce que nous avait raconté notre institutrice quand j’étais en première ou deuxième année d’école primaire : « Les Japonais sont un peuple cruel. Quand ils ont colonisé Taïwan, ils ont tué beaucoup de Taïwanais. Lors de ce qu’on appelle l’incident de Wushe, les opposants taïwanais à l’envahisseur japonais ont été massacrés. »

L’institutrice arborait une expression et un ton dramatiques. « Les Japonais s’adonnaient à un de leurs jeux préférés, lancer en l’air des bébés encore incapables de marcher pour les rattraper sur la baïonnette de leur fusil. Ils rivalisaient entre eux pour voir qui arriverait à tuer le plus grand nombre de nourrissons. »

J’ai oublié dans quel contexte elle nous a raconté cet épisode, mais il m’a profondément marquée. Pour l’enfant que j’étais alors, les Japonais étaient avant tout des gens horribles et effrayants.

Avec le recul, je me rends compte que cette institutrice n’était rien de plus que l’une des représentantes du système éducatif conservateur qui régnait alors à la campagne. Vu son âge, elle n’avait pas connu la colonisation japonaise. Bref, ces anecdotes qu’elle nous transmettait lui avaient été racontées par quelqu’un d’autre.

Après la guerre, le Japon a perdu le contrôle de Taïwan, où se sont réfugiés les cadres du Kuomintang défaits par le Parti communiste. Sous la dictature du Kuomintang qui avait instauré la loi martiale, l’anti-communisme et l’amour de la patrie se sont diffusés jusque dans les moindres recoins de l’île grâce au système éducatif. Pour asseoir son propre pouvoir, le parti a érigé la domination japonaise en colonisation et fait des Japonais l’ennemi. Dans les manuels de chinois de l’époque figurait un épisode racontant comment Tchang Kaï-chek, lorsqu’il était en formation militaire au Japon, s’était rebellé contre un officier. Il était qualifié de « jeune homme aimant sa patrie ». Notre institutrice avait sans doute reçu cette éducation anti-japonaise, émaillée d’anecdotes sur la cruauté des Japonais, qu’elle tentait de nous transmettre.

Une éducation anti-japonaise

Il y a eu, à Taïwan, une période pendant laquelle l’éducation était anti-japonaise. En tant que membre de la génération suivant celle qui a reçu cette éducation, j’ai pu en relever certaines traces. Quand j’étais enfant, je prenais des cours de piano ; l’un de mes morceaux préférés, une chanson pour enfants, était porteur d’un message anti-japonais. Après l’incident de Mukden en 1931 et la chute du nord-est de la Chine, le Japon créa l’État fantoche du Mandchoukouo. La chanson que j’aimais parlait des exactions de l’armée japonaise lors de l’invasion de la Mandchourie. Ce n’est que bien plus tard, quand j’ai appris l’histoire de la Chine, que j’ai compris le sens des paroles...

Quand j’y repense, au cours de mon enfance, je me suis trouvée à de nombreuses reprises confrontée à une certaine hostilité envers le Japon. Au collège, pendant les cours d’histoire, nous abordions comme une évidence la guerre sino-japonaise, la cession de Taïwan au Japon, l’incident de Wushe, l’invasion de la Chine par l’armée japonaise, le sac de Nankin ou la question des femmes de réconfort. Là encore, notre professeur, qui détestait les Japonais, les présentait comme des gens qui « n’accordent d’importance aux manières qu’en surface ». J’ai commencé à apprendre le japonais par moi-même en deuxième année de collège, ce qui était plutôt mal vu par cet enseignant. Il m’a demandé plusieurs fois pourquoi j’apprenais la langue de l’envahisseur, et me répétait que l’écriture japonaise n’était qu’une imitation de l’écriture chinoise. Mes propres parents, s’ils ne s’opposaient pas à cet apprentissage, ne le voyaient pas non plus d’un bon œil.

J’ai très tôt compris qu’autour de moi, certaines personnes n’aimaient vriament pas le Japon. Et je subissais leur influence, de façon plus ou moins forte. Après ma première mauvaise impression des Japonais « cruels et effrayants », j’ai éprouvé un dégoût certain pour ce pays quand j’ai appris l’existence des femmes de réconfort. Quand j’ai su qu’en 1972, le Japon avait rompu ses relations officielles avec Taïwan, ma première réaction a été de penser que les Japonais étaient vraiment des gens intéressés, qui n’avaient pas tardé à lâcher la République de Chine expulsée de l’ONU. Malgré tout, je n’ai pas nourri de ressentiment envers le Japon et si je suis aujourd’hui proche de ce pays, c’est grâce à la langue et à la culture.

L’attrait de la langue et la culture japonaises

Le japonais, langue que j’ai commencé à apprendre sur un coup de tête en deuxième année de collège, m’a séduite par sa beauté. Les dessins animés comme Détective Conan ou Pokémon, que je regardais depuis mon enfance, m’avaient familiarisée avec le Japon et sa langue. J’ai ensuite lu des écrivains japonais, Akutagawa Ryûnosuke ou Murakami Haruki, et découvert leur univers attirant. Bien entendu, j’ai abordé d’autres facettes du Japon, par exemple la culture otaku à travers des œuvres comme La mélancolie de Haruhi Suzumiya ou Lucky Star, qui ont éveillé mon intérêt.

Entre la détestation (ou ses germes) du Japon suscitée par l’Histoire et l’attirance pour ce pays à travers sa langue et sa culture, il m’a fallu trouver, à ma manière, comment concilier des sentiments contradictoires. Les crimes passés de l’armée et du gouvernement japonais, ainsi que l’existence de révisionnistes refusant de les reconnaître, étaient pour moi une source de colère. Dans le même temps, mon intérêt pour le Japon contemporain était profond. Même pendant les cours de géographie que je détestais, tout ce qui concernait le Japon me passionnait ; en dehors de la classe, je me plongeais avec délectation dans l’étude de la langue et suivais avec plaisir les modes japonaises. Il m’a fallu établir une frontière entre détestation et amour, et la dépasser.

Avec le recul, je me rends compte que c’était puéril, mais voici comment, à une époque, j’ai réussi à passer outre cette contradiction. Je me disais : les méchants sont les Japonais d’autrefois, et les Japonais d’aujourd’hui ne sont pas coupables ; certains Japonais d’autrefois ont commis des crimes sans lien avec la culture et la langue d’aujourd’hui ; le Japon était lui aussi une victime, comme d’autres pays d’Asie, mais s’il n’avait pas été occupé par les États-Unis, il serait devenu coupable... La responsabilité revenait donc aux puissances occidentales. Je faisais tout mon possible pour accepter cet amour du Japon que je sentais en moi.

Par une certaine ironie du sort, une fois cet obstacle surmonté, je suis tombée dans un amour excessif du Japon, qui m’a poussée à utiliser ce pays pour exprimer mon insatisfaction face à divers aspects de la société taïwanaise contemporaine. À mes yeux, Taïwan était attardé en tous points, tandis que le Japon était forcément plus avancé ; je projetais tous mes idéaux et mes espoirs sur le Japon, et me berçais d’illusions. Inutile de souligner la stupidité de cette démarche. J’étais à l’âge des certitudes tenaces, et je peinais à trouver la bonne distance par rapport à ces deux pays, m’en sentant tour à tour trop proche ou trop éloignée. Il en allait sans doute de même dans mes relations avec autrui et le monde dans son ensemble.

Après mon installation au Japon, j’ai tenté de trouver la bonne distance. Ma vie au pays du soleil levant m’a offert de nombreuses rencontres passionnantes, culturelles comme humaines, et m’a permis de découvrir des facettes moins connues de la société, plus conservatrices ou attardées. Chacune de ces rencontres et découvertes a modifié l’équilibre de ma balance interne. De la même façon que la lumière produit de l’ombre, les deux plateaux de la balance représentent chacun le vrai Japon.

Détester et mépriser totalement un pays ou une région, ou au contraire l’adorer et l’estimer outre mesure prouve juste que l’on n’en a pas encore une connaissance suffisante. Parler en termes généraux n’a pas de sens, comme je l’ai découvert. « J’aime Taïwan ou le Japon », « je déteste la Chine ou la Corée du Sud » : que voulons-nous dire lorsque nous prononçons ces mots ?

Être pro ou anti-japonais, aimer ou détester… ces mots sont bien entendu commodes, et il m’arrive aussi de les utiliser. Mais en réalité, n’est-ce pas ce qui se profile derrière ces termes superficiels et qui nous est accessible une fois qu’on les a dépassés, que l’on peut considérer comme la véritable connaissance, comme la compréhension profonde ?

(Photo de titre : une salle de classe à Taïwan. lingtsyr/Pixta)

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