Quand les scandales rapportent gros : l’ascension de l’hebdomadaire japonais « Shûkan Bunshun »

Société

L’hebdomadaire japonais Shûkan Bunshun est le magazine à scandale le plus fameux du Japon, révélant des méfaits de la sphère publique qui peuvent toucher la politique comme le divertissement. Comment une publication autrefois considérée comme au plus bas de la hiérarchie médiatique en est-elle arrivée à dominer la diffusion des scoops ?

Shintani Manabu SHINTANI Manabu

Né en 1964. Diplômé de la School of Political Science and Economics de l’université de Waseda en 1989, il rejoint la maison d’édition Bungei Shunjû. Il est devenu rédacteur en chef de l’hebdomadaire Shûkan Bunshun en 2012 et chef de la division éditoriale de la société en 2018. Auteur de « Conseils de travail du rédacteur en chef de Shûkan Bunshun » (Shûkan Bunshun henshûchô no shigoto-jutsu) et d’autres livres sur le magazine.

Des scoops explosifs

Dans un climat rude pour le monde de l’édition au Japon, l’hebdomadaire Shûkan Bunshun s’en tient à ce qui a fait son succès : dévoiler une série de scandales majeurs. Ses scoops explosifs lui ont valu la réputation de posséder un « canon Bunshun », toujours prêt à tirer sur les politiciens et les célébrités égarés.

En 2020, le magazine a déjà vendu trois numéros qui ont tour à tour publié la note de suicide d’un responsable du ministère des Finances lié au scandale Moritomo Gakuen (affaire impliquant une vente de terrains publics à prix très réduit), annoncé la nouvelle d’une session de jeu illégale impliquant le grand procureur Kurokawa Hiromu, et fourni des détails sur l’affaire de l’adultère de l’humoriste Watabe Ken. « Les scoops sont chers et très risqués », déclare l’ancien rédacteur en chef du magazine et actuel directeur rédactionnel, Shintani Manabu. « Parce que vous écrivez quelque chose sur une personne qui ne veut surtout pas que vous le fassiez, il y a des risques juridiques, et si vous écrivez sur des yakuza, par exemple, il y a le danger d’être attaqué physiquement. »

Lorsque l’émission de variétés de Nippon Television, Sekai no hate made itte Q ! a inventé des festivals farfelus à l’étranger en 2018, un journaliste du Bunshun a passé trois semaines au Laos pour dénoncer la supercherie. L’émission utilisait la foule pour un faux festival sponsorisé par une marque bien connue de café local, créant les images d’une fausse célébration dans laquelle des festivaliers traversaient un petit pont en bois à vélo. Si le Bunshun a réussi à dévoiler cette mise en scène, il a fallu du temps pour solidifier sa cause contre une force majeure de l’industrie de la télévision.

Le secret : ne laisser aucun angle mort

En juillet 2019, Kawai Anri, l’épouse de l’ancien ministre de la Justice Kawai Katsuyuki, a été élue à la Chambre des conseillers. Le Bunshun a envoyé 12 journalistes à Hiroshima pour vérifier les allégations selon lesquelles elle aurait dépassé les indemnités journalières légales de ses employés. Ils ont ainsi pu interroger presque tous les 13 membres du personnel de campagne simultanément.

« Leur rendre visite à des moments différents leur aurait donné l’opportunité d’accorder leurs versions de l’histoire. Vous pouvez apprendre beaucoup du comportement des gens lorsqu’ils ne sont pas préparés et sous pression. Envoyer 12 personnes et ne rien trouver, c’est risquer de n’avoir aucune information pour remplir les pages. Mais il est bien plus dangereux pour notre hebdomadaire d’imprimer une histoire à moitié finie. »

Imprimer un article sans preuves suffisantes peut entraîner de coûteuses journées au tribunal. « J’ai pris la barre des témoins à plusieurs reprises dans des affaires de diffamation », dit Shintani. Dans l’affaire Kawai, les allégations du Bunshun ont tenu bon et le couple a été arrêté en juin 2020 après des accusations plus graves d’achat de voix.

Une affaire de détournement de fonds de la NHK

Shintani rappelle que lorsqu’il a débuté, les hebdomadaires étaient considérés comme occupant le bas de la hiérarchie des médias japonais. Il a rejoint le Bunshun en 1989 à l’âge de 30 ans. Sans autre moyen d’acquérir des informations, il se rendait souvent au siège de la secte Aum à Minami-Aoyama (Tokyo). Six ans avant de lancer des attaques meurtrières au gaz sarin dans le métro de la capitale en 1995, la secte attirait déjà l’attention des médias et Shintani s’entretenait avec d’autres journalistes qui s’y rassemblaient.

« La NHK était au sommet de la hiérarchie, suivie par les principaux journaux, puis d’autres chaînes de télévision. Mon travail était alors de me faire apprécier par les journalistes qui couvraient la politique, les questions sociales et l’économie. Insistant sur le fait que je ne savais rien, je les ai sans vergogne amenés à m’apprendre le métier. J’ai aussi obtenu pour le Bunshun de nombreuses histoires “en trop” qu’ils n’avaient pas pu écrire pour leurs propres médias. »

Shintani a senti le vent tourner lorsqu’il a publié l’histoire du détournement de fonds d’Isono Katsumi, un producteur de la célébrissime émission du Nouvel An de la NHK Kôhaku uta gassen en 2004.

Shintani Manabu de l’hebdomadaire Shûkan Bunshun. (© Takayama Hirokazu)
Shintani Manabu de l’hebdomadaire Shûkan Bunshun (© Takayama Hirokazu)

« Le producteur a payé un écrivain qui n’avait en réalité effectué aucun travail, et a reçu des pots-de-vin en retour. Nous étions contre la puissante compagnie NHK, nous voulions donc des preuves décisives. J’ai demandé à notre journaliste de l’époque Nakamura Ryûtarô d’aller enquêter sous couverture pendant près d’un mois. Il a fini par mettre la main sur les relevés de paiement. »

« En fin de compte, Isono a été arrêté, et les autres médias ont commencé à couvrir cette affaire. Les journalistes des grands quotidiens nationaux comme le Yomiuri Shimbun ou le Mainichi Shimbun venaient prendre contact avec nous chaque jour pour entendre ce que nous avions à dire. “C’est vraiment l’inverse de la situation à laquelle nous étions habitués” me disais-je alors. C’était une sensation formidable. »

Les personnes ayant l’information peuvent totalement contrôler une situation. Shintani était convaincu que c’était la voie à suivre pour Bunshun.

« Le scandale du producteur de Kôhaku a conduit à un boycott de la redevance, ce qui a entraîné une réforme de la NHK. Je pense que cela a eu des effets positifs. »

Une affaire d’adultère qui rapporte gros

Au fur et à mesure que Shintani a parcouru les échelons du Bunshun, il s’est davantage concentré sur la valeur des scoops. « Nous avons imprimé et vendu plus de 500 000 exemplaires du numéro sur l’humoriste Watabe Ken. Cependant, dans une perspective plus large, on ne peut nier les rendements décroissants des magazines imprimés. Il est impossible de garantir des budgets suffisants, et si des réductions de coûts vous sont imposées, vous ne pouvez pas rassembler un personnel de qualité, ce qui signifie un contenu moins intéressant et une plus grande vulnérabilité aux risques. Passer au numérique était une nécessité urgente. »

Comme les scoops prennent du temps à être découverts, qu’ils sont coûteux et risqués, l’hebdomadaire se doit d’avoir un cycle constant d’histoires qui arrivent afin de garder l’argent à flot. En d’autres termes, le canon Bunshun doit continuer à tirer. L’hebdomadaire est en vente à Tokyo et dans d’autres régions chaque jeudi, mais les articles sont vendus séparément en ligne la veille.

« Avec notre scoop sur l’humoriste Watabe Ken, nous avons gagné 12 millions de yens, en vendant plus de 40 000 exemplaires en ligne à 300 yens chacun », explique Shintani. « Nous avons également publié deux articles de synthèse, qui ont totalisé environ 80 millions de pages vues. En règle générale, nous pouvons nous attendre à ce qu’environ 30 % de ce chiffre se transforme en revenus publicitaires, soit 24 millions de yens supplémentaires. »

Il existe également des frais pour les chaînes de télévision de 50 000 yens (400 euros) pour l’utilisation d’un article une fois dans une émission et de 100 000 yens (800 euros) pour les vidéos. « Lorsque les chaînes de télévision nous demandaient d’utiliser nos histoires, nous leur disions joyeusement au début : “Allez-y, ça nous fait de la publicité !”. Les téléspectateurs avaient cependant l’impression d’en avoir vu assez et n’avaient donc pas le désir d’acheter notre magazine.

« Pour une entreprise basée sur le contenu comme la nôtre, nous devions commencer à facturer. Cela nous a permis de développer une source de revenus majeure en plus des ventes du magazine imprimé. C’est aussi une ressource pour financer le travail sur de nouvelles histoires. »

Le succès des enquêtes du Bunshun 

Alors que le magazine publiait une série d’articles exclusifs, la qualité des informations fournies à son service Bunshun Leaks a rapidement augmenté. Shintani explique que son idée de lancer un service d’information s’était heurtée à une opposition lorsqu’il l’avait proposée lors d’une réunion du conseil d’administration, mais que le service reçoit désormais plus d’une centaine d’informations par jour. « Vous ne le croirez pas, mais la première chose que nous disons aux gens est que nous n’achetons pas leurs informations. Si cela finit par devenir un article, il y a un paiement, mais seulement autour du même montant raisonnable que pour un manuscrit. »

Bien que le Bunshun n’offre pas de rémunération importante à ses informateurs, l’hebdomadaire continue de recevoir des informations fiables susceptibles de devenir des articles. Le magazine a d’ailleurs enquêté sur l’histoire de Kawai Anri grâce aux informations reçues via Bunshun Leaks. La première ligne du message reçu disait : « Au début, j’ai pensé à porter cette affaire à la police, mais ils l’auraient probablement supprimée. C’est pourquoi j’ai préféré envoyer l’information au Bunshun. » Une autre partie avait également dit : « Quelle que soit la puissance de l’adversaire, vous vous battrez sans montrer aucune déférence. Vous allez prendre tous les risques, dépenser les moyens nécessaires et mettre en lumière le scandale. » Shintani en fait sa fierté : « C’est notre image de marque. »

Les articles d’enquête du magazine rapportent des revenus et renforcent sa réputation, afin qu’il puisse recevoir plus d’informations. Ce cycle vertueux fait que le Bunshun a aujourd’hui un quasi-monopole sur ces exclusivités.

« Lorsque le Bunshun publiait ses scoops, certains médias les attribuaient vaguement à un “hebdomadaire” sans précision aucune, où disaient simplement “On a appris que...” », déclare Shintani. Il a donc commencé à les appeler afin d’insister pour qu’ils incluent le nom du magazine. « Nous vivons ou mourons à travers nos scoops, et je voulais qu’ils gagnent davantage de respect. Finalement, la NHK et le Yomiuri Shimbun se sont mis à dire : “D’après le Bunshun...” ».

Continuer le combat avec une arme : les faits

Le succès de l’hebdomaire à scandale a poussé des journalistes d’autres magazines et même de grands journaux à chercher du travail au Bunshun. Shintani dit qu’il est bon de voir autant de passion. « Quand je rencontre un journaliste, je reconnais immédiatement le genre de personne qui peut avoir un scoop. Fondamentalement, ils ont besoin de trois qualités : la force de caractère, l’audace et la sincérité. »

Shintani considère que les médias concurrents sont trop prudents pour offrir une concurrence sérieuse, parce qu’ils craignent d’être poursuivis en justice et qu’ils ne se jettent pas suffisamment dans l’arène pour s’entraîner au combat pour la vérité. « Lorsque vous perdez vos muscles, vous ne pouvez pas courir quand vous en avez besoin et vos coups de poing sont faibles. Pendant ce temps, nous nous sommes concentrés uniquement sur la victoire de ce genre de bataille. »

« Je sens que dans la société, les gens ont peur de faire face à des adversaires puissants. Il devrait toujours y avoir un média prêt à se lever et à se battre, avec les faits comme armes. »

(Photo de titre : le numéro du 2 juillet de Shûkan Bunshun. © Takayama Hirokazu)

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