La tenue des Jeux olympiques de Tokyo est-elle vraiment possible ? L’avis d’un expert

Tokyo 2020

À l’approche du 23 juillet, date de l’ouverture des Jeux olympiques de Tokyo, les craintes quant à la progression de l’épidémie de coronavirus demeurent. Si le gouvernement japonais ne cesse de répéter que son objectif est d’assurer la sécurité maximum, l’inquiétude de la nation ne fait qu’augmenter. Quelles sont les conditions indispensables pour que la tenue de l’événement soit possible ? Nous avons posé la question à un membre du sous-comité de lutte contre le nouveau coronavirus.

Kobayashi Keiichirô KOBAYASHI Keiichirō

Professeur d’économie à l’université Keiô, il est membre du sous-comité de lutte contre l’épidémie de coronavirus. Après une maîtrise en ingénierie mathématique, il entre au ministère du Commerce international et de l’Industrie (aujourd’hui ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie) et obtient son doctorat d’économie à l’Université de Chicago. Il fait de la recherche en macro-économie.

Le sous-comité de lutte contre le nouveau coronavirus est un organe consultatif du Centre de réponse au coronavirus mis en place par le gouvernement japonais. Il est composé d’épidémiologistes, de médecins, d’économistes, et de dirigeants de collectivités locales. L’un de ses membres est Kobayashi Keiichirô, professeur d’économie, à qui nous avions plein de questions à poser quant à la tenue des Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo.

Quels sont les critères pour déterminer s’il est possible de tenir les Jeux olympiques

— Grâce notamment à la proclamation du dernier état d’urgence [Ndlr : établi le 25 avril, il a été levé le 20 juin et remplacé par un quasi-état d’urgence], le nombre de personnes contaminées à Tokyo et ailleurs a certainement baissé. Quelle est votre appréciation de la situation actuelle ?

KOBAYASHI KEIICHIRÔ  Comme la vaccination progresse et que le nombre de contaminations diminue, elle me paraît aller dans la bonne direction. Mais il est fort possible que la baisse du nombre de cas ne s’arrête à un seuil... Il me semble envisageable qu’à Tokyo le nombre journalier de nouveaux cas ne descende pas jusqu’à 100 mais stagne autour de 300. Les gens recommencent à circuler, et les variants se répandent assez vite. Étant donné qu’il y a une possibilité que le nombre de cas reparte à la hausse, la prudence est de mise. [Ndlr : il est d’environ 600 en moyenne depuis début juillet].

— Quelle est la position du sous-comité quant à la tenue des Jeux ?

K.K.  La mission confiée au sous-comité n’est pas de décider s’ils doivent avoir lieu ou non. Les propositions qu’il fait au gouvernement sont des évaluations des risques à envisager si les JO ont lieu, en fonction du niveau de l’épidémie à ce moment-là.

— Que se passera-t-il si le niveau le plus grave (le niveau 4) est atteint ? [Ndlr : Le Japon a un système à quatre niveaux, 1 : zéro nouveau cas, 2 : augmentation graduelle du nombre de cas, 3 : augmentation rapide, 4 : augmentation explosive]

K.K.  À minima, ce que l’on peut dire, c’est que si le système de soins est sous pression, la tenue des Jeux ne pourra qu’aggraver la situation hospitalière.

— Et au niveau 2, les Jeux peuvent-ils avoir lieu en sécurité ?

K.K.  Personnellement, je pense qu’il faut rediscuter de la manière de définir les niveaux, dans un contexte qui voit la progression de la vaccination. Peut-on continuer à définir les niveaux 2 et 3 seulement en fonction du nombre de cas ? En effet, si l’on est vacciné, on peut être infecté, mais sans développer de formes graves. Même si le nombre d’infections est important mais qu’il y a peu de formes graves, le système de soins ne sera pas menacé.

L’état du système de soins des dix préfectures les plus touchées (à la date du 4 juin)

  Taux d’occupation des lits d’hôpitaux Taux d’hospitalisation Taux d’utilisation des lits par des patients atteints de formes graves
Niveau 3 20 % ou plus moins de 40 % 20 % ou plus
Niveau 4 50 % ou plus moins de 25 % 50 % ou plus
Hokkaidô 53,5 14,5 38,6
Tokyo 33,9 41,2 41,8
Aichi 62,4 20,6 65,1
Kyoto 42,4 25,5 27,9
Osaka 52,6 16,8 40,4
Hyôgo 51,9 43 66,2
Okayama 51,6 48,4 31
Hiroshima 68 36,2 46,4
Fukuoka 67,2 27,5 43,6
Okinawa 99,7 22,7 86,3

Source : tableau du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales

Circulation des personnes et contaminations

— Les vaccins sont certes une arme importante, mais envisagez-vous que même au niveau 3 (augmentation rapide du nombre de cas), il soit possible d’accepter des spectateurs ?

K.K.  Des chercheurs de la Tokyo Foundation for Policy Research ont mené une simulation de l’influence qu’aurait la présence de spectateurs dans les stades sur l’épidémie, et ils en ont conclu qu’elle serait presque nulle. Par exemple, même si l’on autorisait un public de 35 000 personnes dans le stade olympique, c’est-à-dire à mi-jauge maximale, cela n’entraînerait quasiment pas d’augmentation des cas dans la préfecture de Tokyo. Comme il y a à l’intérieur des stades des « bulles » qui séparent les athlètes et les spectateurs, la contamination entre ces deux groupes n’est pas considérée possible. Il faut cependant se limiter à une demi-jauge pour laisser une distance suffisante entres les places des spectateurs.

La quasi-absence d’effet sur la situation sanitaire est due au nombre relativement faible du public. Sur une journée, en additionnant les publics de toutes les compétitions, on arrive à un maximum de 300 000 personnes. C’est relativement faible comparé au nombre de personnes se déplaçant quotidiennement dans la préfecture de Tokyo, à savoir 9,7 millions. Même s’il devait y avoir des contaminations, elles seraient si limitées que l’on peut ne pas en tenir cas. Je pense que même au niveau 2 ou 3, avoir ou ne pas avoir de spectateurs ne changera pas grand-chose.

— Le président du sous-comité, M. Omi, s’est dit préoccupé par la circulation des personnes

K.K.  Le problème, ce ne sont pas les spectateurs assistant aux compétitions, mais l’ambiance festive dans les quartiers animés de Tokyo, et l’affluence de personnes désireuses de fêter les Jeux olympiques. Cela serait en effet nocif. Il faut que les gens renoncent à célébrer les victoires dans les bars et restaurants, à faire la fête dans les « fan zones », ou dans les bars où les compétitions sont retransmises [Ndlr : la préfecture de Tokyo a décidé de ne pas organiser des fan zones comme cela avait été originellement prévu]. Les simulations montrent que de telles célébrations par la grand public conduiraient effectivement à une augmentation massive du nombre de cas.

Des bulles sanitaires parfaitement sûres ?

— Les Jeux vont faire venir au Japon environ 78 000 personnes (athlètes, accompagnants et journalistes). Le principe de bulle sanitaire crée un espace séparé de l’extérieur, mais une bulle sanitaire parfaite, sans aucun trou, est-elle possible ?

K.K.  Des doutes sont certainement permis quant à la possibilité d’éliminer tous les contacts grâce à ce dispositif. Mais un grand nombre de sportifs et d’organisateurs, et probablement aussi de journalistes des pays avancés, arriveront au Japon déjà vaccinés. La vaccination devrait empêcher que l’épidémie se propage au Japon à travers eux ou que ces personnes soient contaminées au Japon et que l’épidémie se propage ensuite à l’étranger. Même si la bulle sanitaire n’est pas parfaite, on peut s’attendre à ce qu’elle ait un effet réel.

— M. Omi a mentionné la crainte qu’un nouveau variant naisse à Tokyo à cause des variants du monde entier regroupés dans la capitale pendant les Jeux

K.K.  Les épidémiologistes disent que c’est une possibilité. Parce qu’au moment des compétitions, il y aura des contacts entre les athlètes. Mais grâce à la vaccination, ils arriveront au Japon dans un état où ils ne seront pas porteurs du virus et pourront difficilement contaminer d’autres personnes. Les tests PCR seront très fréquents. Théoriquement, le risque qu’un nouveau variant apparaisse parce que différents variants seront rassemblés en un lieu existe, mais je pense que la probabilité est faible.

—  L’un des effets du vaccin est de protéger des formes sévères du Covid-19, mais peut-il aussi empêcher la transmission du virus ?

K.K.  Selon le sous-comité, le vaccin aurait pour effet non seulement d’empêcher les formes graves, mais aussi la transmission.

Seul un tiers de la population est vaccinée

— Quoiqu’il en soit, si la vaccination progresse, on aura moins à craindre un fardeau excessif sur le système de santé, n’est-ce pas ?

K.K.  À Okinawa par exemple, le nombre de cas augmente beaucoup, mais pas celui de personnes gravement atteintes. Dans les îles où la vaccination est accomplie, il n’y a pas de cluster dans les établissements pour personnes âgées, et l’on rapporte que les personnes contaminées ne développent pas de formes graves. Si d’ici fin juillet la vaccination des personnes âgées au niveau national progresse, le nombre de patients atteints de forme grave diminuera sans doute d’autant.

— En quoi la période d’un mois à partir du 20 juin, après la levée de l’état d’urgence, est-elle cruciale ?

K.K.  Il faudrait veiller au maximum à accélérer la vaccination à toutes les parties impliquées dans les JO pour éviter l’apparition de clusters. Les sportifs japonais, le personnel de sécurité et les policiers sont déjà vaccinés, mais rien n’a encore été officiellement décidé pour les bénévoles par exemple.

— Même si la vaccination des personnes âgées progresse plus vite, sera-t-il possible de terminer d’ici à fin juillet, conformément à l’objectif, les deux injections ?

K.K.  Il y a au Japon environ 36 millions de personnes (65 ans et plus). Pour qu’elles soient toutes complètement vaccinées, il faut 72 millions de doses. Je crois que nous pourrons en avoir 50 millions, mais qu’en avoir 72 millions ne sera pas facile. [Ndlr : à la date du 4 juillet, le nombre de seniors ayant été totalement vaccinés, soit deux injections, était de 12,02 millions].

— La vaccination progresse avec pour priorité les seniors, mais l’on voit actuellement des variants infectant les personnes d’âge moyen avec un risque non négligeable de formes graves. Cette classe d’âge ne constitue-t-elle une sorte d’angle mort ?

K.K.  C’est certainement préoccupant. Avec les variants, les personnes de la trentaine à la cinquantaine ont plus de risques de développer des formes graves, et il est fort possible que ce genre de cas devienne plus nombreux que chez les seniors. Il faut veiller au strict respect des mesures barrières.

— Il faut donc que chacun continue de se protéger en conscience et respecter les limites imposées ?

K.K.  Les Jeux olympiques ont lieu en été, et il y aura ensuite la saison de l’O-bon, la fête des morts, où beaucoup de gens prennent des congés, sans compter les Jeux paralympiques ensuite. On peut donc s’attendre à de nombreux déplacements et des sorties pour les loisirs, avec en parallèle, un risque plus élevé de transmission du Covid-19. Comme la vaccination n’atteindra l’ensemble de la population qu’entre l’automne et l’hiver, il faut limiter les sorties et les repas en extérieur en juillet et août, ainsi que les voyages loin de chez soi.

Le gouvernement et le sous-comité ont-ils des avis divergents ?

— Le gouvernement se contente d’affirmer que son objectif est la sécurité maximale, sans de définition concrète, ce qui fait que l’on attend les propositions du sous-comité...

K.K.  Au risque de me répéter, le sous-comité n’a pas pour mission de déterminer s’il est possible ou non de tenir les Jeux olympiques. Notre travail est d’évaluer les risques de propagation de l’épidémie si les Jeux ont lieu, et de définir les mesures de sécurité sanitaire que doit suivre la population. Comme le grand événement se rapproche, nous devons indiquer avec précision notre évaluation des risques. Nous faisons des propositions, voilà la tâche qui nous a été confiée.

M. Omi Shigeru, président du sous-comité de mesures de lutte contre le nouveau coronavirus répond aux questions de la commission des affaires sanitaires, du travail et de la sécurité sociale de la Chambres des représentants.
Omi Shigeru, président du sous-comité de mesures de lutte contre le nouveau coronavirus, répond aux questions de la commission des affaires sanitaires, du travail et de la sécurité sociale de la Chambres des représentants.

— M. Tamura, ministre de la Santé, du Travail, et des Affaires sociales, a déclaré qu’il n’appliquera pas officiellement l’évaluation des risques du sous-comité, qu’il considère comme des « recherches indépendantes ». Que pensez de cette position ?

K.K.  Le contenu des réponses de M. Omi à la Chambre des représentants a été perçu comme dépassant légèrement la compétence du sous-comité, et c’est peut-être pour cela qu’elles ont suscité une réaction négative. Mais qualifier notre travail de « recherches indépendantes », et dire que nos propositions ne seront pas prises en compte, c’est un peu exagéré, non ? Si le sous-comité a dit qu’il faut limiter les flots de personnes, et ne pas offrir d’alcool ni d’avoir de fan zone pendant les Jeux, il faut que le gouvernement l’entende.

La question des créances pourries de l’après-crise sanitaire

— C’est entre l’automne et l’hiver que tous les Japonais seront vaccinés, mais s’il y a une nouvelle vague d’ici là, il faudra peut-être à nouveau fermer certaines entreprises ou les contraindre à réduire les heures de travail. L’économie est dans une situation dangereuse.

K.K.  L’inquiétude est déjà là. La situation est plutôt mauvaise. On peut choisir d’augmenter les aides publiques, mais la principale mesure est d’aider les entreprises en leur accordant des prêts sans intérêts et des financements sans garantie. Il faut dès maintenant penser à la manière dont sera traité cet endettement accumulé une fois que la vaccination aura progressé et que la crise sanitaire sera derrière nous. Il ne fait aucun doute qu’une fois que ces entreprises commenceront à rembourser leur dettes, des petites et moyennes entreprises du secteur de la restauration et du voyage feront faillite, et à moins d’annuler une partie de ces dettes, on ne s’en sortira pas. Les créances pourries liées à la crise sanitaire atteindront probablement de 10 à 20 mille milliards de yens. Il faudra les annuler.

Si les institutions régionales de financement qui investissent dans les PME et les TPME annulent les dettes de celles-ci, cela entraînera des pertes, et l’État devra leur injecter des capitaux. Je pense qu’il faudra le faire sans discuter de leur responsabilité. Demander aux banques d’assumer ces pertes est difficile. Elles ont prêté de l’argent sans intérêt et sans garantie à la demande du gouvernement, dont c’était la politique, et celui-ci doit, de mon point de vue, les aider.

— Pour finir, nous aimerions savoir quel sens ont pour vous ces Jeux olympiques sous fortes contraintes dans un environnement délicat.

K.K.  Quand on pense aux efforts faits par les sportifs, je pense qu’il faut que les Jeux olympiques aient lieu, si les conditions le permettent. Je pense qu’il faut dans la mesure du possible que cet événement important et irremplaçable pour les gens qui soutiennent les sportifs et leurs valeurs, aient lieu.

(Interview de Kobayashi Keiichirô réalisée le 7 juin par Mochida Jôji, de Nippon.com. Photo de titre : le stade olympique [à gauche] et une rue proche de l’avenue Kokusai-dôri dans la ville de Naha, sur l’île d’Okinawa, où tous les restaurants étaient fermés pendant l’état d’urgence sanitaire)

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