Tommy Lee Jones, l’extraterrestre préféré des Japonais

Culture

Depuis 2006, Tommy Lee Jones mène une double carrière. Outre son brillant parcours d’acteur et de réalisateur de cinéma, il s’est en effet illustré dans le domaine des spots commerciaux pour la télévision japonaise. La célébrité américaine est devenue l’un des visages les plus connus de l’Archipel grâce à ses apparitions sur le petit écran en tant qu’ « Alien Jones », héros d’une série de publicités pour le café en canette Boss. Le succès de « Jones, l’extraterrestre » venu d’ailleurs pour observer la vie sur la Terre est tel qu’il dure encore, près de quinze ans plus tard. Nous avons rencontré le créateur de ce personnage, Fukusato Shin’ichi, et lui avons demandé de nous expliquer le secret d’une telle popularité après tant d’années.

Fukusato Shin’ichi FUKUSATO Shin’ichi

Directeur artistique de l’agence One Sky depuis 2001. Né en juillet 1968 à Kamakura, dans la préfecture de Kanagawa. Diplômé de l’Université Hitotsubashi. Il entre à l’agence de publicité japonaise Dentsû en 1992 où il reste jusqu’en 2001. Il participe à la réalisation de plus de 1 500 spots publicitaires télévisés entre autres pour Georgia Coffee, Toyota et Eneos. Il reçoit de nombreuses récompenses dont le prestigieux Grand prix du Club des rédacteurs publicitaires de Tokyo (Tokyo Copywriters Club, TCC).

Un monde lamentable et merveilleux

« Jones, l’extraterrestre » est envoyé sur la Terre par sa planète avec pour mission d’étudier ce qui s’y passe. Dans chaque épisode, il effectue une tâche ou un métier différent et à la fin, il avale goulument le contenu  d’une canette de café. Il conclut invariablement ses commentaires sur les « habitants de cette planète » en disant que  « ce monde lamentable est merveilleux. »  Si cette série de publicités est aussi appréciée, c’est à cause de l’humour subtil avec lequel elle met en lumière les travers de la vie quotidienne sur une planète à la fois « sans intérêt et extraordinaire ». Et il y a quinze ans que cela dure.

Le rôle de l’extraterrestre est interprété par Tommy Lee Jones, grande vedette du cinéma américain et lauréat de nombreuses récompenses. En particulier l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle de 1994 pour The Fugitive (Le Fugitif) d’Andrew Davis, et le prix d’interprétation masculine du Festival de Cannes 2005 pour son film The Three Burials of Melquiades Estrada (Trois enterrements). L’acteur doit aussi sa célébrité au personnage d’Agent K qu’il a incarné dans Men in Black de Barry Sonnenfeld, sorti sur les écrans en 1997.

Dans les spots diffusés par la télévision japonaise, Alien Jones est chargé de recueillir des informations sur les habitants de la Terre, autrement dit le Japon. En l’espace de quinze ans, il a été impliqué dans plus de 70 situations et métiers différents qui l’ont mené à travers tout l’Archipel. L’extraterrestre préféré des Japonais a été tour à tour non seulement médecin dans une île isolée et concierge d’un immeuble d’habitation mais aussi arbitre d’un match de sumo, jardinier dans un jardin traditionnel japonais et samouraï. À l’origine de cette série particulièrement réussie, il y a Fukusato Shin’ichi organisateur de campagnes commerciales chez Dentsû avant de travailler pour l’agence One Sky. Ce brillant publicitaire âgé de 52 ans a à son actif plus de 1 500 publicités pour la télévision japonaise.

Sur la photo ci-dessus, il est en train de parler devant une partie des multiples trophées qu’il a récoltés au cours de sa carrière.
Fukusato Shin’ichi devant une partie des multiples trophées qu’il a récoltés au cours de sa carrière. Citons en particulier le Grand prix du Club des rédacteurs publicitaires de Tokyo (Tokyo Copywriters Club, TCC), le Prix de ce même TCC à 22 reprises, et le Grand prix de la créativité du Conseil commercial pour la radio et la télévision du Japon (All Japan Radio & Television Commercial Council, ACC) à trois reprises.

Le café en canette, allié des travailleurs

En 2006, Fukusato Shin’ichi a été contacté par la firme Suntory en vue d’une série de publicités pour les canettes de café Boss. Son client tenait beaucoup à mettre l’accent sur l’image de marque de ce produit en tant qu’« allié des travailleurs ». Boss devait être présenté comme une boisson énergisante sucrée, riche en caféine, prête à avaler et à donner un coup de fouet à ceux qui se dépensent sans compter en première ligne. Suntory voulait aussi que la série de spots dure au moins cinq ans, qu’elle fasse oublier aux Japonais le flot ininterrompu des mauvaises nouvelles et qu’elle leur permette d’envisager la vie avec plus d’optimisme.

Fukusato Shin’ichi raconte comment il a réagi à la proposition de Suntory. « Je me suis posé une question. Qu’est-ce qui est le plus déprimant quand on regarde la télévision ? La réponse était simple.  Les programmes d’information, évidemment ! Où que l’on regarde, il n’y a que des mauvaises nouvelles, n’est-ce pas ? Le monde de la politique est désespérant. L’environnement est un véritable gâchis qui ne fait que s’aggraver tandis que les conflits armés se multiplient. Les médias ramassent toutes les informations sinistres et déprimantes en provenance du monde entier et ils en font un paquet de mauvaises nouvelles qu’ils s’empressent de diffuser. Et pas seulement une fois par jour. C’est un flux continu du matin jusqu’au soir. Quand on se laisse emporter, on finit rapidement par se sentir déprimé. Je me suis donc demandé si on ne pouvait pas aller dans le sens contraire pour redonner un peu d’espoir aux gens. »

Un extraterrestre qui remarque les bons côtés du monde

C’est alors que Fukusato Shin’ichi a eu l’idée de faire une série de spots publicitaires dont le héros serait un chercheur originaire d’une autre planète. Celui-ci serait envoyé sur la Terre pour étudier la vie de ses habitants et il relaterait ses découvertes d’un point de vue extérieur. Au début, l’extraterrestre en question n’est pas du tout impressionné par ce qu’il découvre et il fait même preuve d’une certaine ironie. Mais peu à peu, il finit par réaliser que l’endroit est plus intéressant qu’il ne pensait. Il commence même à éprouver de la sympathie pour les terriens et la façon dont ils sont capables de faire de grandes choses pour peu qu’ils s’appliquent.

« J’ai pensé que si on montrait aux gens un extraterrestre capable d’apprécier les bons côtés de notre planète, ils seraient un peu plus satisfaits d’eux-mêmes et de leur sort. Par ailleurs si celui-ci exerçait à chaque fois une occupation différente, la série pourrait se prolonger presque indéfiniment. »

Un point de vue extérieur : pourquoi pas Tommy Lee Jones ?

Le publicitaire japonais s’est ensuite dit qu’il valait mieux prendre un acteur non-japonais pour le rôle-titre parce que cela contribuerait à accentuer le côté « venu d’ailleurs » du personnage et sa crédibilité en tant qu’observateur extérieur. Il a opté pratiquement sur le champ pour Tommy Lee Jones. Cet acteur américain de grand talent est diplômé de l’Université de Harvard où il a partagé une chambre avec le futur vice-président américain Al Gore pendant quatre années. Mais il y a quinze ans, il n’était pas aussi connu qu’aujourd’hui au Japon. Il n’en a pas moins impressionné tout le monde par la façon dont il a réussi à incarner de façon magistrale un extraterrestre à la fois impassible et perplexe. Et son visage est rapidement devenu une présence  familière pour des millions de téléspectateurs japonais.

Le concept de base une fois trouvé, les choses sont est allées très vite. « Jones l’extraterrestre est par définition quelqu’un de l’extérieur qui n’est pas du tout intégré dans la structure sociale des terriens [des Japonais]. Il observe les choses de loin et de l’extérieur, avec un regard ironique mais jamais malveillant, tantôt amusé tantôt émerveillé par ce qu’il voit. En fait, il est exactement comme moi », finit par avouer Fukusato Shin’ichi en riant. Le publicitaire japonais est en effet quelqu’un de réservé et d’indépendant qui a pris l’habitude d’observer de loin ses semblables dès son enfance. Un trait de caractère que l’on retrouve dans le personnage d’Alien Jones qui a beaucoup de points communs avec son créateur.

Un amour immodéré pour le travail

L’un des spots d’Alien Jones se passe dans une usine. Les terriens qui travaillent sur place se gratifient les uns les autres de bruyants otsukare sama (littéralement « vous vous êtes donné beaucoup de mal »), l’expression traditionnelle japonaise utilisée pour se saluer sur le lieu de travail. L’extraterrestre conclut en marmonnant « les habitants de cette planète sont heureux de se fatiguer ». Dans un autre épisode, il joue le rôle d’un livreur. Il s’étonne que « sur cette planète, on soit toujours obligé de se dépêcher. Difficile de comprendre pourquoi on doit aller aussi vite ! » « Et en plus, il y a des règles de stationnement très sévères ! », ajoute-t-il en découvrant la contravention qui orne son pare-brise quand il retourne précipitamment vers son camion de livraison.

Le scénario plein d’humour de chaque spot décrit en quelques images particulièrement percutantes un des aspects de la vie quotidienne dans le Japon d’aujourd’hui.

Tommy Lee Jones dans l’épisode de la série de spots publicitaires  « Alien Jones » où il joue le rôle d’un extraterrestre reconverti temporairement en chauffeur de taxi pour observer de plus près les terriens… en l’occurrence les Japonais.
Tommy Lee Jones dans l’épisode de la série de spots publicitaires « Alien Jones » où il joue le rôle d’un extraterrestre reconverti temporairement en chauffeur de taxi pour observer de plus près les terriens… en l’occurrence les Japonais.

Cette série de spots télévisés a eu un tel succès qu’elle a fini par avoir recours à un grand nombre d’acteurs célèbres et de groupes d’ « idoles ». Ceux-ci ont fait passer des messages pleins d’humour tournés dans toutes sortes de lieux y compris des îles isolées de l’Archipel,  le fameux carrefour surpeuplé de Shibuya, à Tokyo, et même dans l’espace.

Le publicitaire Fukusato Shinichi se décrit lui-même comme un végétarien au caractère accommodant qui déteste les querelles et les conflits.
Le publicitaire Fukusato Shin’ichi se décrit lui-même comme un végétarien au caractère accommodant qui déteste les querelles et les conflits.

Une petite part de vérité dans chaque spot

Dans le dix-huitième épisode d’Alien Jones, l’extraterrestre est impliqué en tant qu’ouvrier du bâtiment dans la construction d’un tunnel. Et il en vient à déclarer que « quand les habitants de cette planète voient une rivière, ils construisent un pont et lorsqu’il s’agit d’une montagne, ils creusent un tunnel. Où peuvent-ils bien vouloir aller ? »

En appuyant sur un détonateur, Tommy Lee Jones déclenche une explosion qui pulvérise un énorme rocher entravant la progression du tunnel. « Je dois avouer que le sentiment de satisfaction que l’on éprouve en travaillant sur cette planète a tendance à devenir une mauvaise habitude », conclut-il.

Dans le dix-huitième spot de la série Alien Jones, l’extraterrestre toujours impassible est ému aux larmes quand il réussit à dynamiter un énorme rocher obstruant le tunnel qu’il est en train de construire avec ses coéquipiers. Et il se joint à eux en criant « banzai » pour célébrer l’événement.
Dans le dix-huitième spot de la série Alien Jones, l’extraterrestre toujours impassible est ému aux larmes quand il réussit à dynamiter un énorme rocher obstruant le tunnel qu’il est en train de construire avec ses coéquipiers. Et il se joint à eux en criant « banzaï » pour célébrer l’événement.

« Cet épisode pose un problème qui m’a toujours interpelé. Pourquoi les êtres humains travaillent-ils avec autant d’ardeur ? À mon avis, ils feraient mieux de s’arrêter et de prendre les choses plus  calmement », affirme Fukusato Shin’ichi. « Les gens ne travaillent pas seulement pour gagner de l’argent. Lorsqu’ils mènent une tâche à bien en se dépensant sans compter, ils ont le sentiment du devoir accompli. Au bout du compte, c’est ce que travailler veut dire pour la plupart des gens et c’est quelque chose qui est ancré au plus profond d’eux-mêmes. Quand on réussit à intégrer une petite part de vérité avec un peu d’humour dans un spot, on arrive à avoir une véritable influence sur le public. »

L’avènement annoncé du télétravail

Un autre épisode diffusé en 2017 a pour titre « Un vent nouveau. Mais où est passé tout le monde ? » Il se déroule dans une entreprise de technologies de l’information (IT) spécialisée dans la mise au point d’applications pour les smartphones. En voici un extrait :

« Le directeur (au bureau) : Qu’est ce qui se passe ? Il n’y a personne ici aujourd’hui ?

Une employée : Le président-directeur général et le chef d’équipe sont dans un espace de travail partagé (co-working place). Mme Murayama et Mlle Kumi ont pris leurs congés payés et M. Tanaka est en réunion par visioconférence. C’est pourquoi personne n’est venu. »

Le directeur : Pourquoi n’êtes-vous pas à votre bureau aujourd’hui ?

M. Tanaka (depuis son jardin, chez lui) : Et pourquoi est-ce que je devrais y aller ?

Alien Jones : Les habitants de cette planète vont semble-t-il avoir de moins en moins besoin de bureaux ! »

Quand on entend ce dialogue, on a l’impression qu’il prédit la réforme du style de travail qui est devenue un leitmotiv des entreprises japonaises en particulier depuis l’épidémie de coronavirus. Fukusato Shin’ichi a inclut une fois de plus une petite part de vérité dans le scénario. Si on peut se passer d’aller au bureau, pourquoi devrait-on continuer à s’y rendre ? Le directeur de l’entreprise de technologies de l’information ne peut que se rendre à l’évidence et dire « Vous avez sans doute raison ».

D’après Fukusato Shin’ichi, « ce type de spot commercial n’aurait aucun succès ailleurs qu’au Japon. Dans la plupart des autres pays, les séries publicitaires insistent lourdement sur les solutions apportées par le produit concerné. Mais ce n’est pas le cas pour Alien Jones. L’extraterrestre se contente de commenter un aspect du comportement des terriens et pour finir, d’avaler le contenu d’une canette de café en répétant inlassablement ‘ce monde lamentable est merveilleux’. L’image de marque de Boss se construit autour des affinités et de la sympathie que lui inspirent les gens qu’il observe. »

Les conseils avisés d’un extraterrestre

En mai 2020, une version spéciale condensée d’Alien Jones intitulée « Les conseils d’un extraterrestre » a été proposée au public. Elle réunit en une minute et demie des extraits de différents épisodes diffusés depuis 14 ans. Elle commence par quelques mots prononcés par l’extraterrestre : « Veillez à vous laver les mains soigneusement. Portez un masque et respectez les règles de distanciation sociale. Restez chez vous et ouvrez vos fenêtres régulièrement pour aérer votre logement. » Et le spot continue en affirmant « et plus que tout, montrez de la reconnaissance envers ceux qui s’efforcent de sauver des vies et de continuer à faire fonctionner la société. »

Le succès de ce petit chef-d’œuvre tient à l’accumulation des spots où l’on voit Alien Jones dans différentes situations aux côtés de Japonais en train de travailler sans se ménager. En fait, les paroles d’encouragement de ce visiteur venu d’ailleurs sont un véritable réconfort pour chacun d’entre nous où qu’il vive et travaille dans « ce monde lamentable et merveilleux.

« Les conseils d’un extraterrestre » (mai 2020)

(Avec l’aimable autorisation de Suntory. © Jiji Press)

(Texte et interview de Fukusato Shin’ichi par Doi Emiko, de Nippon.com. Photo de titre : dans un spot d’Alien Jones de mai 2020 intitulé « Les conseils d’un extraterrestre », celui-ci invite les terriens à se laver soigneusement les mains. Avec l’aimable autorisation de One Sky. Les photos de Fukusato Shin’ichi sont de Nippon.com.)

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