« Kappa » : comment ont évolué les terrifiantes créatures des rivières japonaises

Culture

Le kappa, l’une des plus célèbres créatures folkoriques japonaises, avait autrefois l’effrayante réputation d’entraîner les humains vers une mort certaine sous les eaux et de dévorer leurs organes. Depuis les années 1950, son image s’est toutefois améliorée. Il est désormais dépeint comme un mignon personnage mignon à caractère humoristique.

Les kappa font partie des yôkai les plus connus du Japon. Ces créatures surnaturelles sont très présentes dans les mangas, les animes et autres formes de divertissement, mais elles apparaissent également dans les publicités à la télévision et en tant que mascottes promotionnelles pour les autorités locales. Leurs représentations ont donc un impact certain dans l’imaginaire collectif japonais, avec une apparence et des caractéristiques partagées dans tout le pays.

De nos jours, les kappa sont dépeints avec des corps verts et sans poils, presque semblables à ceux d’un enfant. Une sorte d’assiette lisse et circulaire recouvre leur tête, avec des cheveux poussant tout autour, et, comme les oiseaux, ils sont dotés d’un bec, le plus souvent de couleur jaune. Sur leur dos, ils ont une carapace semblable à celle des tortues, et leurs mains et leurs pieds sont palmés. Ces créatures vivent dans les rivières et les étangs, où ils attrapent les pieds des nageurs pour les emmener vers une mort sous-marine. Malgré ce procédé effroyable, les kappa d’aujourd’hui sont souvent dessinés comme des personnages mignons et à peine espiègles, très éloignés des terrifiants yôkai d’autrefois.

Un dessin typique de <em>kappa</em> contemporain (© Pixta)
Un dessin typique de kappa contemporain (Pixta)

Et il fut nommé kappa

L’image contemporaine du kappa ne s’est unifiée que très récemment, depuis le XIXe et le XXe siècle, et elle est bien différente des traditions précédentes. Même le nom de ces créatures variait autrefois par région. Durant l’époque d’Edo (1603-1868), ils étaient connus sous le nom de kawatarô ou de gataro dans la région de Kamigata autour de Kyoto et Osaka. On les appelait medochi dans le Tôhoku (nord-est), mizushi dans le Hokuriku (centre ouest), enkô dans le Chûgoku (sud-ouest de l’île principale) et à Shikoku (sud-ouest), et hyôsube dans le Kyûshû (sud-ouest).

Dans l’encyclopédie Wakan sansai zue (« Encyclopédie illustrée sino-japonaise »), le kappa est présenté sous le nom de kawatarô et ressemble à un singe poilu. (Édité par Terajima Ryôan, avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)
Dans l’encyclopédie Wakan sansai zue (« Encyclopédie illustrée sino-japonaise »), le kappa est présenté sous le nom de kawatarô et ressemble à un singe poilu. (Édité par Terajima Ryôan, avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)

Jusqu’au XVIIIe siècle, Kamigata était le centre culturel du Japon. C’est pourquoi, à cette époque, les documents utilisaient le terme kawatarô, kappa n’étant alors qu’une variation régionale. Au XIXe siècle, cependant, le développement de l’impression sur bois a donné à Edo (aujourd’hui Tokyo) une avance indépassable sur l’édition, provoquant une révolution culturelle. L’appellation régionale d’Edo, kappa, s’est diffusée partout, tout comme le dialecte de Tokyo, qui est progressivement devenu la langue japonaise standard.

Hokusai et les kappa

Les kappa étaient vus comme des mammifères tels que les singes et les loutres jusqu’au XVIIIe siècle, plutôt que comme des reptiles ou des amphibiens. Le dictionnaire du XVe siècle Kagakushû (« Collection des études basses ») décrit que les loutres, en grandissant, se transforment en kawarô, ce qui est la plus ancienne référence enregistrée concernant le kappa. Ce mot peut également être trouvé dans le dictionnaire japonais-portugais compilé par les missionnaires jésuites à Nagasaki en 1603. Il les définit comme des créatures semblables aux singes et vivant dans les rivières.

Au XIXe siècle, cependant, les kappa avec des carapaces de tortues sont devenus prédominants. Tout comme pour leur nom, la diffusion de cette apparence était due à l’influence d’Edo. Porté par les documents imprimés, en particulier par les médias visuels tels que les estampes ukiyo-e, ce qui n’était autrefois qu’une variation mineure est rapidement devenu le nouveau standard national.

Par exemple, Katsushika Hokusai a suivi les conventions d’Edo en dépeignant les kappa avec des becs pointus, ainsi que des carapaces et des corps ressemblant à différentes parties d’une tortue dans son livre illustré Hokusai manga (« Carnets de croquis par Hokusai »). Les autres artistes ukiyo-e coloraient parfois les corps des kappa en vert, peut-être par association avec les grenouilles, bien qu’il n’y ait pas de traces de traditions antérieures de kappa verts ou en lien avec les amphibiens. On peut cependant constater que leurs pieds palmés et leur similarité avec la silhouette d’un jeune enfant (en dehors du visage) a pu décidé certains adultes à choisir les grenouilles comme modèle pour ces créatures folkloriques. L’un des points principaux que j’aimerais mettre ici en évidence est que les ukiyo-e de l’époque d’Edo sont la raison pour laquelle les Japonais d’aujourd’hui pensent que les kappa sont verts.

Un kappa (en bas à droite) dessiné d’après une tortue dans le Hokusai manga (« Carnets de croquis par Hokusai »). (Avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)
Un kappa (en bas à droite) dessiné d’après une tortue dans le Hokusai manga (« Carnets de croquis par Hokusai »). (Avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)

Une transformation en image kawaii

Pendant l’époque d’Edo, les kappa et les autres yôkai étaient des personnages de livres illustrées (kusazôshi), équivalents des mangas d’aujourd’hui. Ils étaient dépeints comme des figures comiques, et leur nature originelle terrifiante, telle que leur tendance à noyer les humains imprudents, a été considérablement atténuée. Bien qu’il s’agisse d’une première étape dans le développement du kappa contemporain, ce n’est qu’en 1950 qu’ils ont été dessinés pour la première fois comme des créatures vraiment mignonnes. Les mangas de Shimizu Kon intitulés Kappa kawatarô et Kappa tengoku (« Le paradis du kappa ») ont été de véritables succès d’édition qui ont contribué à la popularité de cette créature. Sa version attachante du yôkai aquatique est devenue la mascotte de la Journée des citoyens de Tokyo, le premier octobre de chaque année, mais aussi de toutes sortes de publicités, pour les en-cas ou le saké. Les personnages de Shimizu ont joué un rôle déterminant dans la création de l’image « kawaii » (mignon) du kappa.

Le Kappa kawatarô de Shimizu Kon, centré sur un jeune kappa, était la première œuvre présentant ces yôkai comme des créatures mignonnes. (Avec l’aimable autorisation du Hall des expositions Nakano Chaya Shimizu Kon, à Nagasaki)
Le Kappa kawatarô de Shimizu Kon, centré sur un jeune kappa, était la première œuvre présentant ces yôkai comme des créatures mignonnes. (Avec l’aimable autorisation du Hall des expositions Nakano Chaya Shimizu Kon, à Nagasaki)

Les personnages de kappa créés par Kojima Kô dans une publicité pour la fabrique de saké Kizakura. La compagnie avait précédemment utilisé le kappa de Shimizu Kon dans ses publicités. (Avec l’aimable autorisation de Kizakura)
Les personnages de kappa créés par Kojima Kô dans une publicité pour la fabrique de saké Kizakura. La compagnie avait précédemment utilisé le kappa de Shimizu Kon dans ses publicités. (Avec l’aimable autorisation de Kizakura)

Un monstre dévoreur d’anus

La transformation du kappa à travers les médias de masse en a fait un monstre très différent de ses ancêtres, notamment grâce à la perte de sa réputation cauchemardesque. Les kappa d’autrefois traînaient les humains, les bœufs et les chevaux dans les eaux afin de dévorer leurs organes et leur shirikodama (une petite boule imaginaire contenue dans l’anus). Ils violaient également les femmes, les forçant à porter leurs enfants, et rendaient les gens fous ou malades.

Un kappa dans Hokusai manga (« Carnets de croquis par Hokusai »), dessiné d’après une trionyx de Chine (tortue à carapace molle). L’homme appâte le kappa en montrant son derrière, sachant que la créature allait être attirée par son shirikodama. (Avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)
Un kappa dans Hokusai manga (« Carnets de croquis par Hokusai »), dessiné d’après une trionyx de Chine (tortue à carapace molle). L’homme appâte le kappa en montrant son derrière, sachant que la créature allait être attirée par son shirikodama. (Avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo)

Dans le folklore, les kappa ont la réputation d’aimer les combats de sumo. Cela pourrait presque sembler charmant si ces monstres n’avaient pas eu la réputation de noyer ou de sérieusement blesser les humains défaits.

Illustration d’Utagawa Toyokuni intitulé Kazusa : Shirafuji Genta et issu de la série Dai Nippon rokujûgoshû no uchi (« Soixante et quelques provinces du Japon », 1843-1847). Le légendaire lutteur de sumo Shirafuji Genta capture un kappa. (Avec l’aimable autorisation de Kagawa Masanobu)
Illustration d’Utagawa Toyokuni intitulé Kazusa : Shirafuji Genta et issu de la série Dai Nippon rokujûgoshû no uchi (« Soixante et quelques provinces du Japon », 1843-1847). Le légendaire lutteur de sumo Shirafuji Genta capture un kappa. (Avec l’aimable autorisation de Kagawa Masanobu)

Les kappa vénérés dans les sanctuaires

Même ces effrayants yôkai peuvent accorder des bienfaits aux humains. Une légende racontée dans plusieurs régions dit qu’un kappa s’est fait couper la main après avoir touché le derrière d’une femme alors qu’elle était aux toilettes. Afin de récupérer son membre arraché, la créature a offert aux humains la recette d’un médicament miraculeux. Dans une autre histoire, un kappa a essayé d’attirer un cheval dans l’eau, mais c’est lui-même qui est traîné vers le rivage. Il n’est pardonné qu’après avoir promis aux villageois de ne plus jamais tenter de les noyer. Pour cette dernière histoire, il y a parfois des archives de la promesse de la créature, et dans certains cas, elle est célébrée en tant que divinité aquatique.

Le sanctuaire Kahaku, à Nankoku, dans la préfecture de Kôchi, tient un festival kappa chaque année, d’après la légende d’un de ces monstres qui, attrapé en train d’essayer de noyer un cheval dans la rivière, a finalement été gracié par le grand prêtre du sanctuaire. Il a ensuite juré de ne plus jamais noyer de villageois à l’avenir, avant d’être célébré comme une divinité. (Avec l'aimable autorisation de Kagawa Masanobu)
Le sanctuaire Kahaku, à Nankoku, dans la préfecture de Kôchi, tient un festival kappa chaque année, d’après la légende d’un de ces monstres qui, attrapé en train d’essayer de noyer un cheval dans la rivière, a finalement été gracié par le grand prêtre du sanctuaire. Il a ensuite juré de ne plus jamais noyer de villageois à l’avenir, avant d’être célébré comme une divinité. (Avec l’aimable autorisation de Kagawa Masanobu)

Ces histoires nous rappellent les anciennes légendes du Japon de l’Âge des dieux, avec le kappa comme sorte d’esprit de la nature. Les Japonais d’alors étaient émerveillés par le monde qui les entourait, et ont cherché à obtenir des moyens de contrôle sur ses menaces en leurs donnant des formes concrètes, telles que les divinités (kami) ou les yôkai. Le kappa représente les dangers des rivières, des étangs, de la mer. Il suffisait d’une seule erreur de la part d’un nageur, même expérimenté, pour se noyer. Les kappa ont donc été inventés pour mettre en garde contre les imprudences.

Aujourd’hui encore, les signes « Interdit de nager » que l’on peut trouver près des rivières et des étangs affichent souvent l’illustration d’un kappa. Malgré leur apparence mignonne d’aujourd’hui les monstres verts portent toujours le même avertissement.

(Photo de titre : estampe d’Utagawa Hirokage intitulée Edo meisho dōgezukushi [Incidents comiques dans de fameux lieux d’Edo], 1859. Un kappa à droite tente de tirer vers lui une divinité de la foudre, qui finit pas tomber dans l’eau au niveau du pont Ryôgoku, à Edo. Avec l’aimable autoristation de Kagawa Masanobu)

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