« Tengu » : les démons en forme d’oiseaux qui sont devenus quasi divins

Culture

Personnage bien connu des visiteurs des temples et sanctuaires japonais, le tengu au long nez est une créature surnaturelle vivant dans les zones montagneuses. Les tengu ont non seulement des ailes qui leur permettent de voler comme des oiseaux, mais encore des pouvoirs magiques qu’ils utilisent à bon ou à mauvais escient. Les croyances en ce qui concerne les tengu ont beaucoup varié au fil des siècles.

Se comporter comme un tengu

On est en droit de penser qu’à peu près tout le monde au Japon sait à quoi ressemblent les tengu, mais contrairement aux kappa, les lutins au long nez n’ont jamais accédé au statut de personnages populaires, mignons et sympathiques. Les tengu ont une apparence plus rébarbative. Étroitement liés aux pratiques ascétiques montagneuses de la religion syncrétique shugendo, ils sont souvent considérés comme des créatures semi-divines. Peut-être cela contribue-t-il à expliquer pourquoi ils n’ont pas touvé la même place dans le cœur des gens que les kappa et bien d’autres yôkai. Il y a en eux quelque chose d’intimidant. (Voir notre article : Les « yôkai » : faire la lumière sur l’histoire des créatures imaginaires et terrifiantes du Japon)

Les tengu ont aussi un problème d’image : le nez proéminent, qui constitue leur caractéristique la plus évidente, est généralement interprété comme un signe d’arrogance et d’auto-satisfaction. Lorsque quelqu’un devient soudain très en vogue, il est fréquent d’entendre d’autres personnes murmurer sur un ton désapprobateur : « Depuis peu, il s’est transformé en véritable tengu. » C’est une expression commune au Japon : « se comporter comme un tengu » veut dire faire montre de vanité et d’arrogance.

Dans le populaire manga Demon Slayer, Urokodaki Sakonji, le maître du sabre dont le héros Kamado Tanjirô est le disciple, porte toujours un masque de tengu, pour éviter que les démons se moquent de son visage mignon et de sa bonne apparence. Jadis, si quelqu’un disparaissait, on disait souvent qu’il avait été « ensorcelé » ou enlevé par les divinités (kamikakushi). Ces disparitions étaient fréquemment imputées aux tengu.

Le nez des tengu saille directement de leur visage comme celui de Pinocchio. On les représente en général avec des visages rouges et revêtus du costume des prêtres ascètes yamabushi. Munis d’une paire de grandes ailes sur le dos, ils tiennent souvent un large éventail en plumes. Telle est l’image du tengu que la plupart des gens ont en tête. Le nez proéminent et le teint rougeaud sont à l’origine de la croyance populaire selon laquelle l’invention des tengu pourrait avoir été inspirée par l’apparence étrange des premiers étrangers arrivés au Japon il y a des siècles.

Tengu typique de l'imaginaire d'aujourd'hui (Pixta)
Tengu typique de l’imaginaire d’aujourd’hui (Pixta)

Un antécédent en Chine sous la forme du « chien céleste »

Aussi populaire que soit cette théorie, le fait est que l’histoire du tengu au gros nez est étonnamment récente. On trouve des références à des créatures appelées tengu dès le VIIe siècle, mais l’image qu’on s’en faisait a grandement changé au fil des siècles, et celle que les gens en ont aujourd’hui ne s’est imposée qu’au cours de l’époque d’Edo (1603-1868).

À l’origine, le tengu n’était pas du tout un yôkai japonais. Il prend sa source en Chine, où le mot tiangou, écrit avec les mêmes caractères (天狗), signifie « chien céleste ». Cette créature était une comète ou un météore de mauvais augure, dont le rugissement, à son entrée sans l’atmosphère terrestre, était censé ressembler à l’aboiement d’un chien. Aujourd’hui encore, en Chine et à Taïwan, l’image courante du tiangou reste celle d’un monstre canin.

« Zhang Xian abat le tiangou. » On accrochait des cartes de ce genre dans les maisons pour conjurer le mauvais sort lors du Nouvel an chinois. Zhang Xian, la divinité tutélaire des enfants, protège ces derniers de la maladie en utilisant son arc pour abattre le tiangou de mauvais augure. (Avec l'aimable autorisation de l'auteur de l'article)
« Zhang Xian abat le tiangou. » On accrochait des cartes de ce genre dans les maisons pour conjurer le mauvais sort lors du Nouvel an chinois. Zhang Xian, la divinité tutélaire des enfants, protège ces derniers de la maladie en utilisant son arc pour abattre le tiangou de mauvais augure. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur de l’article)

En Chine et à Taïwan, les gens payaient les prêtres taoïstes pour qu'ils brûlent du papier d'encens sur lequel étaient imprimées des images de tiangou, de façon à conjurer le mal et les mauvais présages. (Avec l'aimable autorisation de l'auteur de l'article)
En Chine et à Taïwan, les gens payaient les prêtres taoïstes pour qu’ils brûlent du papier d’encens sur lequel étaient imprimées des images de tiangou, de façon à conjurer le mal et les mauvais présages. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur de l’article)

Les versions japonaises de la légende : une évolution qui va du renard à l’oiseau

Les légendes à propos du tengu sont arrivées au Japon aux environs du VIIe siècle. Selon le Nihon Shoki (Chroniques du Japon), une grande étoile est apparue dans le ciel au cours du deuxième mois de l’année 637. Elle se déplaçait d’est en ouest, accompagnée d’un grondement semblable à celui du tonnerre. Frappé par cet étrange phénomène céleste, un moine bouddhiste répondant au nom de Min remarqua qu’il ne s’agissait pas d’une étoile filante ordinaire. Min avait fait des études en Chine dans le cadre d’une mission japonaise dans ce pays, et son observation s’appuyait sans doute sur des connaissances qu’il avait acquises sur les légendes chinoises relatives au tiangou.

En Chine, l’apparition d’un tiangou était interprétée comme un présage de guerre. Et comme il se doit, le Nihon Shoki, dans le texte qui fait suite au récit ci-dessus mentionné, parle d’un soulèvement des turbulentes tribus Emishi du nord-est du Japon. Ceci étant, l’association des tiangou/tengu avec les étoiles filantes et les météorites ne s’est jamais fermement enracinée au Japon. Bien au contraire, la lecture que donne le Nihon Shoki des caractères chinois 天狗 est « amatsu kitsune », ou « renard céleste ». Au cours de l’époque de Heian (794-1185), à partir du Xe siècle approximativement, s’est formée une croyance qui voulait que les tengu, comme les renards, pouvaient ensorceler les gens. Le Dit du Genji, écrit au XIe siècle, parle du tengu comme d’un redoutable yôkai, ressemblant à un lutin, qui trompe et enlève les gens.

De la fin de l’époque de Heian jusqu’au moyen-âge, à mesure que le tengu était associé avec les cieux, ses représentations se sont rapprochées de l’apparence d’un oiseau. Dans l’imaginaire, il ressemblait souvent au milan noir ou à d’autres rapaces. Le tengu apparaît à de nombreuses reprises dans le Konjaku monogatari, un recueil de contes compilé dans la première moitié du XIIe siècle, où il ressemble à une buse.

Le célèbre guerrier Minamoto Yoshitsune a passé son enfance sur le mont Kurama, à Kyoto, où, selon la légende, il a été formé aux arts martiaux par un Grand Tengu, avatar de la divinité shintô locale Kibune Myôjin, et par ses disciples, les Karasu-tengu, ou « Tengu-Corbeaux ». Cette estampe ukiyo-e d'Utagawa Kuniyoshi, qui date des années 1847-1852, puise son inspiration dans la pièce de théâtre nô Kurama tengu. (Avec l'aimable autorisation de l'auteur de l'article)
Le célèbre guerrier Minamoto Yoshitsune a passé son enfance sur le mont Kurama, à Kyoto, où, selon la légende, il a été formé aux arts martiaux par un Grand Tengu, avatar de la divinité shintô locale Kibune Myôjin, et par ses disciples, les Karasu-tengu, ou « Tengu-Corbeaux ». Cette estampe ukiyo-e d’Utagawa Kuniyoshi, qui date des années 1847-1852, puise son inspiration dans la pièce de théâtre nô Kurama tengu. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur de l’article)

Les tengu qui ont prédit la chute du shogunat de Kamakura

À peu près à l’époque où ils ont acquis leur apparence aviaire, les tengu ont été associés aux démons et aux diables qui étaient les ennemis jurés du bouddhisme. Quand le Bouddha, en quête de l’illumination, s’assit sous l’arbre de la bodhi, des démons apparurent pour le distraire et le détourner de sa méditation. On en vint à tracer un lien entre les tengu et ces démons malfaisants, et à penser qu’ils allaient tenter de faire entrave aux moines et de les détourner de leurs vies de dévotion.

L’idée se répandit également que les tengu étaient la réincarnation de mauvais prêtres bouddhistes. Peut-être un vieux prêtre érudit, mort la rage au cœur après avoir échoué dans sa lutte pour le pouvoir, allait-il renaître sous la forme d’un tengu. Étant donné que les prêtres étaient censés s’élever au-dessus des désirs mondains et des vaines émotions, arriver au terme de leur vie en restant victimes des attachements constituait une disgrâce et une dégénérescence. On pensait que ces prêtres érudits renaissaient, tels des anges déchus, sous forme de lutins dotés de pouvoirs démoniaques.

À partir du XIVe siècle, le Japon est entré dans une ère d’instabilité politique et de guerre civile, où deux cours rivales se disputaient le pouvoir. Cette période de turbulences a contribué à renforcer l’image des tengu en tant que présages de chaos et de conflits. D’une certaine façon, le retour au caractère originel que leur attribuait le folklore chinois s’en est trouvé entériné. Dans l’épopée Taiheiki, plusieurs tengu apparaissent devant Hôjô no Takatoki, le dernier régent du shogunat de Kamakura, en dansant et en chantant : « Combien il nous tarde de voir l’étoile démoniaque se lever au-dessus du temple Tennô-ji ! » L’étoile fantasmagorique mentionnée ici est un présage annonciateur de désordre dans l’empire, suggérant qu’une rébellion va éclater à proximité du Tennô-ji et détruire le shogunat. Le lien établi entre le tengu et un mystérieux corps céleste témoigne aussi d’un retour à la version chinoise de la légende. À l’époque, il existait une tendance à interpréter tout ce qui sortait de l’ordinaire comme l'œuvre des tengu. En ce sens, les tengu sont devenus dans le Japon des XIVe et XVe siècles les représentants les plus connus du monde inquiétant du surnaturel.

Cette estampe, réalisée en 1887 par Utagawa Kunimasa, représente la scène fameuse d'une pièce de kabuki basée sur le Taiheiki dans laquelle des tengu apparaissent devant le dirigeant Hôjô no Takatoki pour exécuter une danse prédisant la ruine de son gouvernement. (Avec l'aimable autorisation de l’auteur de l’article)
Cette estampe, réalisée en 1887 par Utagawa Kunimasa, représente la scène fameuse d’une pièce de kabuki basée sur le Taiheiki dans laquelle des tengu apparaissent devant le dirigeant Hôjô no Takatoki pour exécuter une danse prédisant la ruine de son gouvernement. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur de l’article)

L’ascension vers un statut quasi divin pendant l’époque d’Edo

C’est à l’époque d’Edo que l’image populaire du tengu a changé pour devenir celle qui nous est aujourd’hui familière. De monstres aviaires qu’ils étaient, les tengu se sont transformés en personnages essentiellement humains dotés de longs nez. Les causes de ce changement ne sont pas claires. Il existe une théorie selon laquelle la première personne qui ait conçu une version du tengu proche de son apparence moderne était Kanô Motonobu (1476-1559), l’artiste qui a amené l’école de peinture Kanô sur le devant de la scène. Motonobu, qui avait été chargé de peindre un tengu, était embarrassé à l’idée de devoir peindre quelque chose qu’il n’avait jamais vu, quand une étrange créature lui apparut en songe. Il dessina exactement ce qu’il avait vu dans son rêve et fut ainsi à même d’honorer sa commande. Le tengu de Motonobu existe toujours, mais nous n’avons bien entendu aucun moyen de vérifier l’authenticité de cette histoire. On rencontre des personnages au long nez dans les arts dramatiques et picturaux depuis bien avant l’époque de Motonobu, et ces modèles précédents peuvent avoir inspiré l’idée d’un tengu au long nez.

Portrait de Sôjôbô, le prêtre tengu du mont Karuma, à Kyoto, attribué à Kanô Motonobu. Estampe tirée du Ehon tekagami (« Miroir pour l'étude de la peinture »), de Ôoka Shubboku, publié en 1720. (Avec l'aimable autorisation du Musée d'histoire de la préfecture de Hyôgo.)
Portrait de Sôjôbô, le prêtre tengu du mont Karuma, à Kyoto, attribué à Kanô Motonobu. Estampe tirée du Ehon tekagami (« Miroir pour l’étude de la peinture »), de Ôoka Shubboku, publié en 1720. (Avec l’aimable autorisation du Musée d’histoire de la préfecture de Hyôgo.)

C’est aussi à l’époque d’Edo que le tengu a été « promu » du rang de simple yôkai à celui de créature proche de la divinité. Considéré principalement comme un kami des montagnes, le tengu avait en outre la réputation d’être doté du pouvoir d’éteindre les incendies. C’est ainsi que l’avatar du Gongen Akiha vénéré sur le mont Akiha, à Hamamatsu, est célèbre pour ses dons en matière de lutte contre les incendies. La même divinité, à laquelle le célèbre « paradis otaku » d’Akihabara, à Tokyo, doit son nom, est devenue étroitement associée à un tengu géant appelé Sanjakubô. La croyance que les tengu avaient le pouvoir de prévenir les incendies et autres catastrophes semble avoir pris son essor en tant qu’envers de la médaille de leur réputation de créatures surnaturelles et démoniaques dotées du pouvoir d’allumer des feux.

Des talismans de ce genre, portant l'image de la divinité tutélaire Akiha Sanjakubô Daigongen, sont distribués lors du festival qui se tient tous les ans au mois de janvier au temple Entsû-ji de Kurashiki, dans la préfecture d'Okayama, en l'honneur de la divinité qui éteint les incendies. Sanjakubô, représenté sous les traits d'un tengu corbeau debout sur un renard, est souvent assimilé à une manifestation de la divinité Gongen Akiha, et on attribue à ces talismans un pouvoir magique de prévention des incendies. (Avec l'aimable autorisation de l'auteur de l'article)
Des talismans de ce genre, portant l’image de la divinité tutélaire Akiha Sanjakubô Daigongen, sont distribués lors du festival qui se tient tous les ans au mois de janvier au temple Entsû-ji de Kurashiki, dans la préfecture d’Okayama, en l’honneur de la divinité qui éteint les incendies. Sanjakubô, représenté sous les traits d’un tengu corbeau debout sur un renard, est souvent assimilé à une manifestation de la divinité Gongen Akiha, et on attribue à ces talismans un pouvoir magique de prévention des incendies. (Avec l’aimable autorisation de l’auteur de l’article)

Le folkloriste Yanagita Kunio pensait que bien des yôkai sont d’anciens kami ayant régressé dans la hiérarchie après que leur culte fût, pour une raison ou une autre, tombé en désuétude. Il est difficile d’appliquer la théorie de Yanagita à ce que nous savons des tengu. En fait, ces créatures ont vu leur réputation s’améliorer au fil des siècles, passant, au point culminant de leur évolution, du statut de démon aviaire à celui de personnage proche d’un kami à part entière. À l’époque d’Edo, les tengu étaient couramment chargés de punir les gens pour leur arrogance, plutôt que d’être des créatures déchues au rang de démons du fait de leur propre orgueil. En dépit de leur long nez, les tengu de l’époque d’Edo n’étaient pas les personnages hautains auxquels on a tendance à les assimiler aujourd’hui.

(Photo de titre : le fameux tengu du mont Kuramayama de Sakyô-ku, à Kyoto, où Minamoto Yoshitsune a étudié l’escrime dans son enfance. Pixta)

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