Murakami Satoshi : le voyage d’un « homme-escargot » au Japon expose les contradictions de la société moderne

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Une petite maison blanche en polystyrène se déplace sur deux pieds. Qui ne pourrait pas être surpris à la vue d’un tel spectacle ? Ces jambes appartiennent en réalité à l’artiste contemporain Murakami Satoshi, qui a parcouru le Japon de long en large en installant sa « maison » là où ses voyages le menaient. Partons à la découverte d’un artiste proposant une vision unique de la vie et de l’art.

Au moment de la publication de cet article, nous sommes toujours en proie à la pandémie de Covid-19 et le port du masque est toujours requis. Alors que sortir sans téléphone ou portefeuille est encore envisageable, difficile de concevoir se sortir sans masque... Personnellement ,je trouve étouffant de le sentir sans cesse sur mon visage. Alors dès que j’en ai l’occasion, je m’en passe.

Quand devrait-on porter un masque ? Pour les courses au supermarché, une pause dans un café ou aller au travail. À bien y penser, toutes ces situations impliquent de l’argent. Utiliser de l’argent implique que vous interagissiez un minimum avec autrui. Le masque, en revanche, représente une barrière qui protège les autres contre les gouttelettes que vous répandez, et ceci a pour effet de couper les contacts. L’argent crée l’interaction, tandis que le masque étouffe les échanges.

Créer un nouveau concept : une œuvre d’art comme mode de vie

Chaque jour, je vis en interagissant avec les autres par le biais de l’argent ; je ne peux donc pas me distancer des problèmes sociaux quotidiens. Cela m’est apparu clairement après la triple catastrophe du 11 mars 2011, lorsque j’ai commencé à me sentir enfermé dans ma routine quotidienne. J’avais déjà participé à des manifestations contre le redémarrage de réacteurs nucléaires au Japon, mais j’avais de plus en plus le sentiment que tôt ou tard, l’argent que je dépensais allait être utilisé pour faire fonctionner des réacteurs nucléaires, ou qu’acheter une boisson dans une supérette (konbini) pourrait finalement mener les livreurs à ne pas dormir assez car ils devaient jour et nuit faire du transport de marchandise.

Travailler, payer un loyer, faire des courses dans un supermarché... petit à petit, je ne pouvais plus supporter la routine quotidienne. D’une certaine manière, c’était comme si j’étais « forcé de vivre » cette routine. C’est ce genre d’existence banale qui a conduit à l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi et a chassé de leurs maisons les habitants de la région. Nous sommes piégés dans nos vies. Et à moins que nous allions en Amazonie ou dans la savane pour vivre comme des chasseurs-cueilleurs, il n’y a pas d’échappatoire à notre existence de hamster courant sur une roue.

Cela m’a amené à la conclusion que j’avais besoin, en tant qu’artiste, de développer un nouveau concept de vie pour exprimer mon art. À partir de février 2014, à l’exception des heures que je passais à travailler à temps partiel sept jours sur sept, je me suis terré dans mon appartement pendant deux mois afin de construire ma petite maison. Elle a des tuiles, des fenêtres, une porte qui se verrouille et même une plaque avec mon nom inscrit dessus. En avril de cette année-là, j’ai quitté mon travail et mon appartement afin de passer le reste de ma vie sur la route en portant ma petite maison sur mon dos. Depuis sept ans, je mène une existence itinérante, ne faisant que des pauses occasionnelles.

Dans un atelier de construction à Hitachi-Ôta, préfecture d'Ibaraki (23 mai 2014).
Dans un atelier de construction à Hitachi-Ôta, préfecture d’Ibaraki (23 mai 2014)

Un « plan de maison » qui change au gré des voyages

Pour moi, la vie sur la route, c’est simplement aller d’un endroit à l’autre avec ma maison sur le dos. Avant de partir pour de bon, je pensais que m’arrêter quelque part pour la nuit signifiait simplement poser ma maison quelque part dans la rue. Quelle naïveté de ma part ! Le premier jour, j’ai laissé ma maison au bord de la route pour aller dans un bain public (sentô). À mon retour, je l’ai retrouvée entourée de policiers, qui m’ont sévèrement expliqué que j’occupais illégalement la chaussée, m’ordonnant de récupérer ma maison et de m’en aller immédiatement. J’ai appris que la plupart des terres au Japon appartenaient à quelqu’un, et depuis, je dois trouver un endroit pour « garer » légalement ma maison tous les soirs.

Un logement temporaire disposé dans une cour d'école à Ôfunato, préfecture d'Iwate (24 et 25 juin 2014).
Un logement temporaire disposé dans une cour d’école à Ôfunato, préfecture d’Iwate (24 et 25 juin 2014).

Je passe souvent la nuit dans le domaine d’un sanctuaire ou d’un temple, après en avoir obtenu préalablement la permission. Où que je sois, je sonne à la porte, explique mon mode de vie « mobile » et demande si je peux « garer » ma maison jusqu’au lendemain matin. Parfois on me dit oui, mais dans bien souvent des cas la réponse est négative. Tant que je ne trouve pas un endroit pour poser ma maison, qui pèse 10 kg, je dois me déplacer en la portant sur mes épaules. En répétant cette routine jour après jour, il est devenu clair que mon logement avait certains inconvénients. La fonction la plus importante d’une habitation est de servir d’endroit pour dormir, mais dans mon cas, tant que je ne trouve pas d’endroit pour la poser, elle ne peut pas remplir cette fonction.

Dans un camping à Hachinohe, préfecture d'Aomori (11 juillet 2014).
Dans un camping à Hachinohe, préfecture d’Aomori (11 juillet 2014)

Mais malgré cette importance cruciale d’avoir un endroit où dormir, je ne suis pas simplement quelqu’un qui se lève le matin et se couche la nuit tombée. Je suis un être humain avec des besoins physiques : j’ai besoin de manger et de boire, d’aller aux toilettes, de me laver et de me brosser les dents. Ma maison, cependant, n’est qu’une simple chambre à coucher. Mon unique solution est de trouver, en fonction de là où je me trouve, des établissements pour subvenir à ses besoins. J’appelle cela dessiner mon « plan de maison ».

Un « plan de maison » dessiné par Murakami. Sa maison, indiquée comme 寝室 (chambre à coucher), se trouve à côté d'un temple sur les rives du fleuve Edo à Chiba. Sur le plan sont indiqués les magasins, restaurants, gares, bains publics et toilettes publiques à proximité.
Un « plan de maison » dessiné par Murakami Satoshi. Sa maison, indiquée comme 寝室 (chambre à coucher), se trouve à côté d’un temple sur les rives du fleuve Edo à Chiba. Sur le plan sont indiqués les magasins, restaurants, gares, bains publics et toilettes publiques à proximité.

Les supérettes et les pharmacies me servent de toilettes, et les cybercafés et les bains publics sont ma salle de bain. Les cafés ayant des prises électriques me servent de bureau et les laveries automatiques sont ma machine à laver. Le plan change à chaque déménagement. Je me retrouve ainsi à vivre dans une immense résidence de plusieurs centaines de mètres carrés, plutôt que dans mon humble et petite demeure.

Un autre « plan de maison », avec sa chambre à coucher aménagée dans le parking d'une église au bord de la rivière Uji, avec de l’autre côté le temple Byôdô-in à Kyoto.
Un autre « plan de maison », avec sa chambre à coucher aménagée dans le parking d’une église au bord du fleuve Uji, avec de l’autre côté le temple Byôdô-in à Kyoto.

Ici, la chambre est située à l'intérieur d'une galerie d'art, tout près d'un konbini et d'un bain public, juste au sud de la route nationale 369, qui relie Nara à Matsuzaka, dans la préfecture de Mie.
Ici, la chambre est située à l’intérieur d’une galerie d’art, tout près d’une supérette et d’un bain public, juste au sud de la route nationale 369, qui relie Nara à Matsuzaka, dans la préfecture de Mie.

Mais je me suis rendu compte que j’avais aussi besoin d’argent, puisque je dois payer pour aller dans un café ou un bain public. Au début, je trouvais des petits boulots partout où j’allais, comme les personnages du film Nomadland. J’ai fait la plonge dans des restaurants ou travaillé dans des chantiers de construction. Récemment, mon travail d’écriture et les différentes offres d’exposition me permettent de gagner ma vie.

Sur le terrain d'un temple à Nagareyama, préfecture de Chiba (7 juin 2015).
Sur le terrain d’un temple à Nagareyama, préfecture de Chiba (7 juin 2015).

Avant de commencer mes voyages, je n’avais pas pensé à comment je ferais pour subvenir à mes besoins. J’avais environ 200 000 yens d’économies (15 500 euros), que j’appelais mes « fonds de lancement ». Je ne savais pas ce que je ferais après avoir épuisé cet argent, mais je sentais qu’il était inutile de trop s’inquiéter. Étant donné que mon futur moi aurait plus d’expérience que mon moi actuel, j’ai décidé de croire en l’avenir.

À Kumamoto, entouré de structures endommagées lors des séismes qui ont ravagé la ville en 2016 (11 au 27 août 2017).
À Kumamoto, entouré de structures endommagées lors des séismes qui ont ravagé la ville en 2016 (11 au 27 août 2017).

Le progrès est-il l’ennemi de nos racines ?

J’ai pris conscience de plusieurs choses importantes au cours de mes pérégrinations. Par exemple : à quoi sert l’argent ?

Comme je transportais ma maison et un sac à dos rempli de vêtements, je voulais voyager le plus légèrement possible. J’avais besoin de nourriture et d’eau, bien sûr, mais puisque c’est lourd à transporter, je voulais m’en procurer uniquement lorsque cela était nécessaire, c’est-à-dire en utilisant de l’argent. Une bouteille de 500 ml d’eau ne coûte que 100 yens (0,75 euros), mais il y a une différence de poids : alors que la bouteille pèse 500 grammes, la pièce de 100 yens ne pèse que 5 grammes. L’argent est quelque chose de léger ; son essence même est de pouvoir l’échanger contre quelque chose de lourd. Il en va de même pour prendre une douche ou laver du linge. Ce sont des choses qui sont évidemment trop lourdes à transporter, mais on peut échanger de l’argent contre une douche ou faire une machine à laver.

Sous un belvédère dans le parc Furusato de Kagoshima (24 novembre 2017).
Sous un belvédère dans le parc Furusato de Kagoshima (24 novembre 2017)

Ensuite, je me suis mis à réfléchir au rôle que joue la terre dans nos vies

À l’époque où je louais un appartement, je pouvais satisfaire tous mes besoins quotidiens sans avoir à quitter la zone de mon quartier. Même s’il m’arrivait d’en sortir pour rencontrer des amis, cela revenait simplement à aller dans un autre quartier. Je me déplaçais d’un point à un autre, que ce soit en voiture ou en train. Si je conduisais, je gardais les yeux sur la route, et si je prenais un train, j’étais sur mon smartphone : je ne pensais jamais à ce qu’il y avait au-delà du paysage urbain. Mais le fait de parcourir des centaines de kilomètres à travers le pays m’a donné une perspective différente. La majeure partie du Japon est composée de montagnes, de rivières et de littoral. Seule une petite partie du territoire est peuplée, je dirais environ 5 %. Même si la place que j’occupais était si minuscule par rapport au pays entier, à aucun moment je n’ai réfléchi au fait que je vivais dans un si grand territoire. Je n’arrive pas à croire que j’étais si ignorant.

« Carte du Japon de 2015 », par Murakami Satoshi
« Carte du Japon de 2015 », par Murakami Satoshi

Et qu’en est-il des violences infligées par l’existence des voitures et des trains ?

Ces modes de transport sont pratiques et sont infiniment plus rapides que la marche. Mais en même temps, ils imposent des restrictions absurdes à la terre, en limitant son potentiel et en divisant nos vies quotidiennes soit en « arrêt », soit en « passage ». Les lieux reliés par des chemins de fer fleurissent; tandis que ceux qui n’en ont pas dépérissent. De tels endroits, j’en ai beaucoup observé au cours de mes voyages, et leurs habitants souffrent du fait que leur vie n’est pas pratique. J’étais furieux à l’idée qu’ils avaient perdu leur fierté dans leur ville natale, et cela juste à cause d’un train, qui n’est que de la machinerie.

Dans un complexe commercial à Setagaya, Tokyo (26 mars 2019).
Dans un complexe commercial à Setagaya, Tokyo (26 mars 2019).

Vivre est une performance !

Chacun de nous a son propre rythme de vie, qui est différent des autres. Partout où je vais, je veux pouvoir me doucher. Je dois aussi manger, aller aux toilettes et avoir accès à l’électricité. J’aime bien aussi avoir une connexion Wifi, aller au cinéma, au musée, ou dans un centre commercial. Dans ma vie nomade, je suis toujours à la recherche de tels lieux quand je dessine mon « plan de maison ». J’ai besoin de réaménager ma maison jour après jour, en prenant en compte de l’éventualité que je n’aurai peut-être pas accès à des douches, ou que les toilettes seront loin. Cela me prend beaucoup de temps, mais le fait d’organiser ma vie comme cela chaque jour me tient occupé. Si j’installe ma maison au mauvais endroit, je n’aurai peut-être pas accès à de la nourriture ou à des douches. Payer un loyer est un acte économique qui permet d’acquérir tout cela dans un seul endroit. Cela revient à acheter du temps.

Devant un immeuble de bureaux partagés dans l'arrondissement de Taitô à Tokyo (17 et 18 mars 2020).
Devant un immeuble de bureaux partagés dans l’arrondissement de Taitô à Tokyo (17 et 18 mars 2020)

Les gens vendent leur temps quand ils travaillent, et en payant un loyer, ils en achètent. La répétition de cette routine quotidienne a contribué à l’expansion du capitalisme. Mais ce cycle perpétuel de production et de consommation a donné lieu à de nombreux maux, que ce soit des accidents nucléaires, des déraillements de trains ou des pandémies. Il est difficile de dire si nous parvenons à peine à maintenir la tête hors de l’eau ou si nous sommes en train de couler dans les profondeurs.

Dans un dépôt de matériel d'une entreprise de construction, à Noto dans la préfecture d'Ishikawa (8 décembre 2020).
Dans un dépôt de matériel d’une entreprise de construction, à Noto dans la préfecture d’Ishikawa (8 décembre 2020).

Cela ne me laisse d’autres choix que de créer une œuvre d’art. Je ne pense pas que nous êtres humains devons traverser la vie sans rien faire. Yoshizaka Takamasa (1917-1980), un architecte que j’admire, disait : « La maison est une extension du corps, donc demander à quelqu’un d’en construire une pour soi est une idée étrange. » Vivre est une performance à part entière.

Je suis actuellement basé dans un atelier que je loue à Tokyo, adaptant les pensées que j’ai recueillies au cours de mes voyages à travers le pays, dans le but de créer un nouveau concept de vie. Je travaille sur un projet en rapport avec la publicité : installer des panneaux publicitaires en ville et ensuite utiliser les revenus générés pour construire une maison avec ces panneaux. Cette maison sera partiellement autosuffisante énergétiquement, en utilisant la chaleur produite par la fermentation de feuilles mortes pour chauffer l’espace de vie, et en la refroidissant grâce au transfert de chaleur provenant de l’évaporation de l’eau. Je poursuis mes expérimentations dans l’optique de continuer à mettre en pratique mon concept de vie.

Chez un fleuriste à Kanazawa, préfecture d'Ishikawa (17 décembre 2020).
Chez un fleuriste à Kanazawa, préfecture d’Ishikawa (17 décembre 2020)

(Toutes les photos de l’article ont été fournies par Murakami Satoshi. Photo de titre : Murakami Satoshi déplaçant sa maison © Uchida Ryô)

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