Siebold : un médecin et un naturaliste allemand influent dans le Japon du XIXe siècle

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L’une des figures les plus appréciées de l’histoire des sciences du Japon au XIXe siècle n’était pas un Japonais, mais un Allemand : le médecin et biologiste Philipp Franz von Siebold. Au cours de ses années passées en tant que médecin au comptoir commercial néerlandais de Nagasaki, Siebold a constitué une énorme collection d’animaux, de plantes, d'œuvres d’art et de cartes japonaises. Celles-ci lui ont permis d’écrire quelques-unes des premières œuvres modernes les plus influentes sur le Japon, mais ont également conduit à son expulsion du pays pour suspicion d’espionnage.

Les multiples visages du docteur Siebold

Philipp Franz von Siebold (1796–1866) est arrivé au Japon en 1823, où il a été affecté comme médecin au comptoir commercial néerlandais sur la petite île de Dejima, à Nagasaki. Alors âgé de 27 ans à peine, Siebold passera près de six ans au Japon. Pendant ce temps, il a présenté les dernières découvertes médicales européennes à ses étudiants japonais de rangaku ( « les études hollandaises ») dans une petite école privée et s’est plongé dans une étude de la botanique de l’Archipel. Il a également réalisé des études de marché en vue de stimuler le commerce entre le Japon et les Pays-Bas, et a reçu des instructions spéciales du gouvernement néerlandais pour recueillir des renseignements politiques et militaires sur le Japon.

Concernant sa profession de médecin, Sieblod n’a jamais accepté de frais pour ses services. Ses patients lui offraient souvent des objets d’art par gratitude. Le roi des Pays-Bas avait apparemment promis à Siebold une allocation de 12 000 florins (environ 250 millions de yens) pour constituer une collection d'œuvres d’art japonaises. Parmi ses nombreuses autres responsabilités, il était donc également un collectionneur d’art qui achetait directement pour la maison royale.

Sous son visage public de médecin et de spécialiste des sciences naturelles, il y avait donc beaucoup plus à découvrir chez Siebold.

Un Allemand qui passe pour un Néérlandais au Japon

Né dans l’aristocratie allemande, Sieblod a choisi de suivre une carrière de médecin dès son plus jeune âge. Il a ouvert un cabinet médical après avoir obtenu son diplôme de l’Université de Würzburg, mais a rapidement fui la stagnation politique et économique de son pays natal pour partir à la recherche de meilleures opportunités à l’étranger. À l’époque, le gouvernement néerlandais cherchait un médecin pour travailler dans son enclave commerciale et était également désireux de recueillir des renseignements sur le Japon, où les Néerlandais étaient les seuls Européens autorisés à faire du commerce par le gouvernement du shogun. Il avait besoin de quelqu’un qui puisse en apprendre davantage sur tout, des plantes à la vie quotidienne, à la culture, à l’état de la nation et de ses frontières, et aux affaires militaires. Siebold, issu du Royaume de Bavière situé au sein de la Confédération allemande, était le candidat idéal.

En tant que Bavarois, Siebold avait grandi en parlant un allemand très différent des dialectes germaniques parlés dans le nord de l’Allemagne et aux Pays-Bas, et il lui a fallu quelque temps avant de se sentir à l’aise pour parler le néerlandais. Lors de son arrivée au Japon, l’interprète japonais qui l’avait interrogé s’était méfié de son étrange façon de parler et l’avait questionné de près pour savoir d’où il venait. Seuls les Néerlandais étaient autorisés à entrer au Japon à l’époque. L’opperhoofd, le dirigeant néérlandais du comptoir de commerce de Dejima, parvint à sauver la situation en expliquant que le nouvel arrivant était « l’un de ces Hollandais de la montagne parlant un dialecte étrange ». Ce mensonge inspiré et rapidement improvisé suffit à faire passer Siebold en toute sécurité devant les gardes-frontières du shogun.

Le premier étranger à créer un établissement d’enseignement au Japon

En 1824, Siebold reçut une autorisation spéciale des représentants du shogun à Nagasaki lui permettant de devenir le premier étranger à créer une petit établissement privé d’enseignement (juku) au Japon. Elle était située dans une villa appartenant à un interprète japonais à Narutaki, en périphérie de Nagasaki. L’école Narutaki est rapidement devenu bien connue des spécialistes japonais de l’enseignement du néerlandais. Les médecins et d’autres personnes désireuses de connaître les derniers développements de la médecine occidentale se rassemblèrent à Nagasaki pour apprendre de Siebold.

L’école Narutaki
L’école Narutaki (illustration d’Izuka Tsuyoshi)

L’école Narutaki était un bâtiment en bois de deux étages comprenant un jardin constitué d’herbes médicinales et d’autres plantes rassemblées par Siebold et ses étudiants venus de tout le Japon. Siebold chargeait chacun de ses disciples d’étudier un sujet particulier dans chaque domaine, et leur demandait de lui soumettre des rapports en néerlandais. Beaucoup de Japonais qui ont étudié dans l’école de Siebold sont devenus des pionniers de la médecine et de la biologie modernes occidentales au Japon. 

En plus de ses activités de collecte et d’enseignement, Siebold trouvait également le temps de s’enraciner personnellement au Japon. Il était devenu intime avec une courtisane locale, Taki, connue professionnellement sous le nom de Sono Ôgi. Ils eurent ensemble une fille appelée Ine. Elle est par la suite devenue la première femme médecin à pratiquer la médecine occidentale au Japon.

Obtenir les cartes du Japon, un acte illégal

À intervalles réguliers, l’opperhoofd se rendait au château d’Edo (aujourd’hui Tokyo) à la rencontre du shogun, en lui présentant des cadeaux et lui jurant fidélité. Cette pratique officielle a offert à Siebold une occasion rare pour en apprendre davantage sur la capitale, et il était déterminé à y participer. À l’époque, il était strictement interdit aux étrangers de se déplacer dans le pays et les Néerlandais étaient rarement autorisés à sortir des limites de leur petit poste de traite.

En 1826, Siebold a participé à la procession dirigée par Johan Willem de Sturler, l’opperhoofd de l’époque. En plus de l’équipe d’interprètes japonais, Siebold prit avec lui plusieurs de ses étudiants de son école comme assistants personnels. L’artiste Kawahara Keiga faisait également partie du voyage. Il était chargé de garder une trace picturale des paysages et des coutumes rencontrés au cours de leur longue épopée vers Edo.

La mission néerlandaise était toujours logée au Nagasaki-ya, dans le quartier de Nihonbashi, une auberge unique qui leur était spécifiquement adressée. Parmi les personnes que Siebold avait rencontré lors de son séjour dans l’établissement, citons Mogami Tokunai, un explorateur qui avait aidé à cartographier la région d’Ezo (aujourd’hui l’île de Hokkaidô) ainsi que certaines des îles environnantes, à la fin du XVIIIe siècle.

Siebold avait supplié Mogami pour obtenir ses cartes d’Ezo et de Karafuto (l’île de Sakhaline). Comme beaucoup de gens à l’époque, il voulait savoir avec certitude si Sakhaline était une île ou si elle était connectée à la masse continentale asiatique. La loi japonaise interdisait strictement de fournir des cartes du Japon aux mains étrangères. Mogami prit alors soin de formuler une réponse discrète : « Je ne peux pas vous donner les cartes. Mais je peux vous les prêter pendant un moment. Vous devez me promettre de n’en informer personne d’autre... »

De nombreuses personnes visitaient l’auberge spécifiquement pour rencontrer Siebold. L’un d’entre eux était Takahashi Kageyasu, le haut fonctionnaire du shogun chargé des documents, qui s’était rendu à Nagasaki-ya à de nombreuses reprises. Les cartes du Japon dessinées entre autres par le grand cartographe Inô Tadataka montrant encore des lacunes le long des côtes du nord, Takahashi souhaitait les vérifier en les comparant à la copie de Siebold du « Voyage autour du monde » par Krusenstern, qui avait dirigé la première expédition navale russe autour de la Terre. Takahashi avait offert de donner à Siebold une copie de l’une des dernières cartes du Japon en échange du livre de Krusenstern. La carte montrait la côte japonaise, jusqu’à Sakhaline et les îles Kouriles.

Banni du Japon car accusé d’espionnage

En 1828, un scandale majeur a éclaté, ce qui a conduit Siebold à être expulsé du pays.

Un navire de commerce hollandais sur le point de quitter Nagasaki pour les Indes orientales néerlandaises a été submergé par les tempêtes avant de faire naufrage. Lors de la tentative de sauvetage du navire, les autorités japonaises ont découvert de nombreux secrets accumulés par Siebold à bord, y compris des cartes du Japon, des plans du château d’Edo et des cartes de l’île de Sakhaline. La plupart de ces objets avaient été collectés par Siebold par divers moyens lors de son voyage à Edo. Il lui était strictement interdit de sortir l’un d’entre eux du pays...

La carte détaillée de l’île de Sakhaline qu’il avait reçue de Takahashi posait en particulier problème. Les soupçons officiels tombèrent bientôt sur Takahashi lui-même. Ce dernier savait que le gouvernement considérerait la remise de la copie de la carte à un étranger comme un crime grave, mais il était convaincu que son accord avec Siebold était dans l’intérêt du pays. Takahashi a été arrêté et a admis ses actes illégaux.

Siebold lui-même a insisté sur le fait qu’il ne s’intéressait aux cartes que dans le cadre de ses études sur la faune et la flore du Japon, et a complètement nié être un espion. Takahashi a été réprimandé et la collection de Siebold confisquée. Après interrogatoire, les autorités décidèrent que Siebold devait être banni du pays.

La faune et la flore ramenées par Siebold

Siebold retourna aux Pays-Bas en 1830 et s’installa à Leyde. S’appuyant sur l’immense collection de matériaux qu’il avait rapportés, il publia la colossale étude Nippon en 1832, en plus d’une étude sur les fleurs et sur le Japon. Ce deuxième livre, Flora Japonica, rapporte que Siebold, qui appréciait les hortensias, a donné le nom scientifique « H. Otaksa » à une espèce de fleur localisée près de l’école Narutaki, d’après le nom de sa femme, Taki (qu’il appelait O’Taki san). Un travail ultérieur sur la faune du Japon a fait découvrir aux Européens la salamandre géante du Japon (Andrias japonicus).

Un échantillon d'une feuille d'hortensia ayant été montré à l'exposition « Siebold : l'homme qui a montré la nature japonaise au monde ». Cette variété d'hortensia porte le nom scientifique H. otaksa, du nom de son épouse japonaise, Taki.  (Photo avec l'aimable autorisation du Musée de l'Université de Tokyo)
Un échantillon d’hortensia ayant été montré à l’exposition « Siebold : l’homme qui a montré la nature japonaise au monde ». Cette variété d’hortensia porte le nom scientifique H. otaksa, du nom de son épouse japonaise, Taki (qu’il appelait O’Taki san). (Photo avec l’aimable autorisation du Musée de l’Université de Tokyo)

Siebold a obtenu deux spécimens de salamandre au Japon et les a envoyés vivants en Hollande. L'un d'eux a survécu au long voyage et a vécu plus de 50 ans en captivité. (Photo courtoisie du Musée National de la Nature et de la Science)
Siebold a obtenu deux spécimens de salamandre au Japon et les a envoyés vivants en Hollande. L’un d’eux a survécu au long voyage et a vécu plus de 50 ans en captivité. (Photo avec l’aimable autorisation du Musée National de la Nature et de la Science)

Perry et Siebold : deux approches différentes

Peu de temps après le départ précipité de Siebold, le commodore Matthew Perry est arrivé à Uraga en 1853 avec une lettre du président américain Millard Fillmore, demandant au Japon de s’ouvrir au commerce international. Bien que les renseignements de Siebold sur le Japon aient été très utiles à Perry, l’Américain se méfiait de la présence néerlandaise au Japon. Il a refusé toutes les offres d’assistance des Pays-Bas et a insisté sur le fait que les États-Unis ouvriraient le Japon au commerce à leur manière.

Kobayashi Jun’ichi, directeur adjoint du musée Edo-Tokyo (et co-organisateur de l’exposition Revisiting Siebold, en 2016), déclare que les deux hommes avaient des approches très différentes de la façon dont l’Archipel devait entamer des relations commerciales avec les puissances étrangères : « Perry connaissait le travail de Siebold, mais il a choisi de ne pas suivre son approche en préférant ouvrir le Japon au commerce international le plus rapidement possible, et en utilisant la menace de la force militaire. En conséquence, le shogunat s’est effondré et la politique d’isolement du Japon a pris fin. Bien que leurs objectifs finaux aient pu être les mêmes, Siebold voulait ouvrir le pays progressivement grâce à une augmentation progressive des activités commerciales. »

L'exposition Revisiting Sieblod recrée les expositions d'artefacts japonais montrés par Siebold après son retour en Europe au XIXe siècle.
L’exposition Revisiting Siebold (tenue en 2016) avait recrée les expositions d’artefacts japonais montrés par Siebold après son retour en Europe au XIXe siècle.

Bien que Siebold ait peut-être perdu face à Perry en termes d’approche de l’ouverture du Japon au commerce international, sa contribution aux études japonaises en Occident avait une importance bien plus grande. Ses écrits et sa collection privée ont été à l’origine de la première introduction à la culture japonaise de nombreux Européens, notamment à l’Exposition universelle de Paris en 1900. Pendant de nombreuses années, sa collection d’objets et de curiosités japonaises a été ouverte au public depuis sa maison de Leyde, ouvrant la voie au mouvement du japonisme qui a balayé l’Europe à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

Plus de 150 ans après sa mort, Siebold continue d’être une figure importante, en particulier au Japon. Ses contributions aux études japonaises en Europe et à l’apprentissage occidental au Japon méritent d’être rappelées et célébrées.

(Texte de Nagasawa Takaaki. Illustration de titre : Izuka Tsuyoshi)

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