Qui sont les dieux du Japon ?

Comprendre les « kami » : des réponses aux interrogations sur les divinités japonaises

Culture Tradition

D’où viennent-ils ? Est-il important de savoir à quelle divinité se vouer ? Quels sont les sanctuaires les plus insolites ? Comment expliquer que des non-Japonais sont attirés par le shintoïsme ? Hirafuji Kikuko, professeure d’études shintô à l’université Kokugakuin, répond à nos nombreuses interrogations.

Hirafuji Kikuko HIRAFUJI Kikuko

Professeur d’études shintô à l’université Kokugakuin, spécialiste de mythologie. Née en 1972. Elle préside le centre de recherche en culture japonaise de l’université Kokugakuin. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages se rapportant à la mythologie et aux divinités.

Le côté humain des dieux japonais

— Le panthéon japonais compte un grand nombre de divinités, aussi diverses que variées. D’où vient cette multiplicité ?

HIRAFUJI KIKUKO  Il est difficile de savoir quand les dieux japonais, ou kami, ont vraiment fait leur entrée dans la mythologie du pays. Ils seraient issus d’anciens cultes de la nature. Quand la riziculture se développe sur l’Archipel pendant la période Yayoi [de - 300 à 300 ], les Japonais vénèrent alors la nature, le soleil et les montagnes. Ces forces ne sont pas associées à une apparence précise, ce n’est qu’après qu’on leur a prêté une forme humaine. À partir du VIe siècle avec la diffusion du bouddhisme, on commence à en trouver des représentations anthropomorphes en peinture ou en sculpture. Au VIIIe siècle, différents récits mythologiques rassemblés dans le Kojiki (Chroniques des faits anciens), le Nihon shoki (Chroniques du Japon) et autres ouvrages, donnent naissance au panthéon japonais.

— Mais en quoi les kami japonais diffèrent-ils donc des divinités toutes-puissantes des grandes religions du globe, ou du christianisme par exemple. La mythologie grecque serait-elle une meilleure analogie ?

H.K.  Je dirais que les kami japonais et les dieux grecs se ressemblent en ce qu’ils ont un côté très humain. Ils sont impulsifs, commettent des actes répréhensibles et tombent facilement amoureux. Mais, les divinités japonaises sont plus humains que les dieux grecs qui punissent les mortels à la moindre remise en cause de leur supériorité.

J’ajoute qu’à l’instar des humains, les kami travaillent — certains cultivent le riz, d’autres tissent. La déesse du soleil Amaterasu a pour mission, par exemple, de surveiller les métiers à tisser dans une haute plaine céleste. Les divinités ne sont pas omniscientes et tout comme les humains, les kami ont recours à la divination pour percer les mystères de l’inconnu. Amaterasu et son frère Susanoo sont des cas d’école, citons ce passage où Susanoo est mis à l’épreuve. Était-il sincère quand il promettait de ne pas attenter au rang de sa sœur, divinité principale des hautes sphères célestes ? Le frère et la soeur doivent chacun faire naître une descendance de l’attribut de l’autre.

Cette rivalité met également en évidence leur côté humain. Après avoir revendiqué la victoire, Susanoo se lance dans l’un de ses légendaires caprices, commettant des actes si odieux qu’Amaterasu part loin de lui se cacher dans une grotte, ce qui aggrave encore la situation puisque le monde se retrouve plongé dans l’obscurité. De tels débordements sont plus infantiles que divins, mais le frère et la soeur finissent par grandir et mûrir et tous deux gagnent en dignité dans la suite du récit mythologique.

La mort des dieux

— On aurait tendance à penser que les dieux sont immortels, mais dans la mythologie japonaise certains kami sont tués ou trouvent la mort. Comment cela se fait-il ?

H.K.  On peut y voir une transfiguration de la condition humaine. Le premier kami à trouver la mort est la divinité créatrice Izanami qui décède, brûlée par la naissance de la divinité du feu Kagutsuchi. Passée de vie à trépas, elle descend au pays de Yomi, le monde des morts. Son mari Izanagi, désireux de la ramener parmi les vivants part à sa recherche, mais son stratagème échoue et elle doit rester dans le monde souterrain, instaurant ainsi l’impermanence de la vie.

Dans l’ensemble, rares sont les récits décrivant la mort de divinités. Dans un passage, un kami décède, puni par sa propre traîtrise. Souvent, même s’ils sont tués, les dieux reviennent à la vie. Ôkuninushi par exemple, est assassiné par ses frères qui le jalousent, mais sa mère parvient à le ressusciter.

— Comment les Japonais rendaient-ils hommage aux divinités de leur pays autrefois ?

H.K.  Préserver et entretenir les lieux que l’on pensait habités par des kami était important, et c’est le cas de nos jours encore. Laisser un sanctuaire tomber en ruine ou ne pas s’en occuper pouvait avoir de graves conséquences. Dans le Kojiki par exemple, la peste et des calamités s’abattent sur le pays, une divination révèle que le courroux d’un kami qui s’est senti négligé est à l’origine de cette désolation. Les troubles prennent fin dès que la divinité reçoit le respect qui lui est dû. Ailleurs dans le livre, l’empereur a un enfant qui reste mutique. Quand on comprend que ce mutisme est dû à Ôkuninushi, on restaure alors son sanctuaire à Izumo, la malédiction est levée et le prince recouvre l’usage de la parole.

Kami généralistes et spécialistes

— Le Japon est riche d’une multitude de rites en l’honneur des kami et compte de nombreuses fêtes à célébrer tout au long de l’année. Ces rites et célébrations sont-ils encore observés ?

H.K.  Je pense que cela dépend de chacun et des groupes dont on fait partie. Certains attachent de l’importance aux anciennes coutumes, quand d’autres ont un lien plus lâche avec le divin. Mais on peut dire sans se tromper que de plus en plus de Japonais ne se rendent dans les sanctuaires que pour le Nouvel An ou à des moments clés de leur existence.

— Chaque kami a son champ d’action, mais parfois les spécialités se recoupent. Inari et Ebisu par exemple, sont tous deux associés à la réussite dans les affaires. Est-il important de bien choisir son dieu ?

H.K.  Le problème ne se posait pas autant autrefois. En effet, on passait en général toute sa vie au même endroit et on se rendait au sanctuaire de la communauté. De nos jours, on peut facilement se retrouver à travailler ou étudier loin de son lieu d’habitation. En général, on reste fidèle aux sanctuaires avec lesquels on est liés, qu’il s’agisse d’un lien familial, communautaire ou professionnel.

Mais ce qui compte le plus, c’est le but : il faut bien identifier la raison pour laquelle on se rend au sanctuaire. Le lieu de culte du quartier est parfait pour les affaires courantes, mais pour des attentes plus précises, comme réussir à un examen d’entrée ou trouver l’âme sœur, il est préférable de viser un site dédié à un kami spécifique. C’est un peu comme quand on va chez le docteur : le médecin de famille ou le spécialiste.

— Un même kami peut être vénéré dans différents sanctuaires. On trouve par exemple beaucoup de sanctuaires Hikawa dédiés à Susanoo dans la région du Kantô, et certaines communautés ont plusieurs déités tutélaires. Les kami résident-ils dans chaque lieu ?

H.K.  Dans Hikawa il y a kawa qui signifie « rivière ». Dans le Kantô, on trouve souvent des sanctuaires Hikawa près des cours d’eau car les villageois espéraient ainsi se protéger des inondations et priait pour l’irrigation des cultures. Mais comme il était difficile de se déplacer et que cela prenait du temps, des annexes ont tout naturellement été installées ici et là et le nombre de sanctuaires a augmenté au fil du temps. Bien entendu, cette logique n’est pas propre aux sanctuaires de Hikawa, on retrouve le même phénomène dans tout l’Archipel.

Dans le cas d’un kami vénéré dans des sanctuaires différents, l’idée est que les divinités peuvent s’installer dans plusieurs endroits, dans le sanctuaire lui-même, mais aussi dans une montagne ou ailleurs dans la nature. Citons l’exemple de Ise. Ce grand sanctuaire est le site principal du culte rendu à Amaterasu, mais la divinité du soleil sait aussi résider dans d’autres lieux.

Des sanctuaires qui sortent de l’ordinaire

— Certains sanctuaires ont leur originalité. Le sanctuaire de Tsuki, dans la préfecture de Saitama, par exemple, n’a pas ce grand portail à l’entrée du site que l’on appelle torii et ses gardiens sont des lapins de pierre plutôt que les habituels komainu (statue représentant un animal mythique proche du lion par l’apparence). Comment l’expliquer ?

H.K.  Ce sanctuaire est dédié à Amaterasu, Susanoo ainsi qu’à Toyôke, la divinité de l’alimentation. Pourquoi des lapins ? C’est assez mystérieux, mais le nom du sanctuaire à pour homonyme tsuki qui signifie lune, or la légende voudrait que l’astre de la nuit soit habité par un lièvre.

Un lapin garde l’entrée du sanctuaire Tsuki, à Urawa dans la préfecture de Saitama. (© Pixta)
Un lapin garde l’entrée du sanctuaire Tsuki, à Urawa dans la préfecture de Saitama. (© Pixta)

On dit aussi que les lapins sont des messagers de Tsukuyomi, le kami de la lune. Dans la mythologie japonaise, celui-ci n’est pas central et il n’existe qu’une poignée de sanctuaires à lui être dédiés. Ôkuninushi, un kami plus important du panthéon divin, est lui aussi associé aux lapins avec le mythe du lièvre d’Inaba. On retrouve donc plusieurs statues de l’animal sur le site de son sanctuaire à Izumo.

— Certains sanctuaires inhabituels vous attirent-ils plus que d’autres ?

H.K.  S’il ne fallait en citer qu’un, je choisirais le sanctuaire Ushiodake à Nichinan, dans la préfecture de Miyazaki. C’est le seul site sur tout l’Archipel à être dédié à Hoderi, un kami associé à la pêche et à la mer. Ce qui le rend étrange, c’est qu’il est situé dans les hauteurs, loin du rivage. La légende raconte que la divinité s’y est réfugiée après avoir été vaincue par son frère, Hoori. Le bâtiment est plutôt petit mais assez bien entretenu, ce qui montre combien ce kami est tenu en haute estime.

Hoderi et Hoori (© Satô Tadashi)
Hoderi et Hoori (© Satô Tadashi)

Il était une fois Hoori et Hoderi

Quand Ninigi, petit-fils d’Amaterasu, descendit de la plaine céleste Takama-no-Hara pour régner sur le Japon, il tomba amoureux de la belle princesse des fleurs Konohana-sakuya. Ils se marièrent et eurent des fils, Hoderi (Umi-sachi-hiko), celui qui apporte les bienfaits de la mer, et Hoori (Yama-sachi-hiko), celui qui apporte les bienfaits de la montagne. Un jour, Hoori proposa à son aîné d’échanger leurs attributs, ce que Hoderi finit par accepter à contrecœur. Mais Hoori perdit bientôt l’hameçon qu’il avait emprunté et Hoderi, très irrité, ordonna à son cadet de parcourir la mer pour retrouver le précieux objet. Au cours de ses recherches, Hoori fit la rencontre de la fille du dieu de la mer dont il tomba amoureux. Ils se marièrent et vécurent heureux sous les flots. Trois années s’étaient écoulées quand, aidé par le dieu de la mer, il retrouva l’hameçon perdu, dans le ventre d’un poisson. Mais quand il le rapporta triomphalement, son frère refusa de lui pardonner. Ils en vinrent aux mains, la lutte fut remportée par Hoori.

Des objets dotés d’un esprit

— Dans les contes populaires on entend souvent parler de tsukumo-gami. Au Japon, les objets peuvent au bout d’un certain temps se retrouver doté d’un esprit. On dit qu’ils deviennent des kami, alors que par nature ils semblent plus proches des yôkai, les créatures folkloriques japonaises.

H.K.  Je pense que cet exemple illustre à merveille combien la notion de kami est large. Un objet peut devenir un tsukumo-gami au bout de cent ans, mais selon la façon dont il a été traité, il peut se transformer soit en yôkai malicieux soit en esprit bienveillant. Mais cela ne s’arrête pas aux objets : animaux ou humains peuvent aussi devenir des kami.

On ne craint pas les kami, ils peuvent être bénéfiques si on les traite avec respect. Prenons l’exemple de Binbô, une divinité traditionnelle associée à la misère et à la pauvreté. Quand elle est bien traitée, elle peut au contraire apporter fortune et bonheur.

— Il y a tant de divinités différentes, diriez-vous que chaque individu tisse chacun à sa manière son lien avec les kami ? Est-ce une affaire personnelle ?

H.K.  Oui, je pense qu’au Japon la notion de kami est assez lâche. Prenons l’exemple des appareils numériques. Ils ne sont évidemment pas traditionnellement associés à des sanctuaires, mais comme ils font désormais partie intégrante de notre quotidien, certains sanctuaires organisent des rites de purification pour des smartphones ou des tablettes. C’est le cas du célèbre sanctuaire de Kanda à Tokyo, qui a ajouté les nouvelles technologies à son champ d’action et propose aux visiteurs des amulettes protectrices contre les virus informatiques et autres logiciels malveillants. Cette flexibilité permet aux sanctuaires de s’adapter aux besoins spirituels d’une société en constante évolution.

Un prêtre shintô du sanctuaire de Kanda, dédié à la prospérité dans les affaires, bénit la foule qui s’apprête à reprendre le chemin du travail après la trêve du Nouvel An. Photo prise le 4 janvier 2024. (© Jiji)
Un prêtre shintô du sanctuaire de Kanda, dédié à la prospérité dans les affaires, bénit la foule qui s’apprête à reprendre le chemin du travail après la trêve du Nouvel An. Photo prise le 4 janvier 2024. (© Jiji)

Des kami de prédilection ?

— Quels sont vos kami de prédilection ou ceux que vous pourriez nous conseiller ?

H.K.  Personnellement, je suis une grande adepte de la princesse des fleurs Konohana-sakuya. J’aime sa force de caractère. Divinité du feu, elle est aussi vénérée dans les sanctuaires Asama associés au mont Fuji. Divinité du saké, la légende veut que ce soit elle qui ait donné les techniques de brassage. Je pense qu’il serait très intéressant de pouvoir discuter avec elle en buvant un verre ou deux, je suis sûre qu’elle a des histoires à raconter !

(© Satô Tadashi)
(© Satô Tadashi)

Un soupçon d’adultère qui finit dans les flammes

Ninigi, le petit-fils d’Amaterasu envoyé par la déesse du soleil pour régner sur le Japon, tomba amoureux de la belle princesse des fleurs Konohana-sakuya. Il demanda sa main à Ôyamatsumi son père, le dieu de la montagne. Ce dernier accepta et lui proposa en plus de se prendre également pour épouse sa sœur aînée Iwanaga, princesse des rochers, en espérant que cette union rende sa descendance à la fois aussi florissante que les cerisiers et aussi éternelle et solide que le roc. Mais Ninigi préféra renvoyer l’aînée dont les traits lui semblaient aussi escarpés qu’un rocher. Une désinvolture lourde de conséquences. Voilà pourquoi les empereurs, bien que descendants de divinités célestes, ne sont pas immortels.

Ninigi et Konohana-sakuya se marièrent, et celle-ci tomba enceinte dès la nuit de noces. Ninigi, ne pouvant admettre qu’une telle chose soit possible, l’accusa d’adultère. Furieuse, elle mit le feu à son palais et accoucha au milieu des flammes, pour prouver sa fidélité. Konohana-sakuya donna naissance à trois enfants Hoderi, Hosuseri et Hoori, dont elle prit soin en brassant de l’amazake (une boisson douce à base de riz fermenté).

— La plupart des jeunes Japonais se disent « sans religion », cela signifie-t-il qu’ils ne s’intéressent pas du tout aux kami ? Y a-t-il des divinités qui attirent les jeunes générations ?

H.K.  Là où j’enseigne, plusieurs étudiantes font des recherches sur Takemikazuchi, la divinité des épées qui est vénérée au sanctuaire de Kashima, dans la préfecture d’Ibaraki. Elles s’y intéressent grâce à « Tôken Ranbu », un jeu vidéo où les joueurs doivent collectionner des cartes sur lesquelles de beaux jeunes hommes figurent de célèbres sabres japonais. Je trouve intéressant qu’un jeu soit basé sur l’idée que des objets soient dotés d’esprit, ce qui, comme je le mentionnais tout à l’heure, est un trait de la culture japonaise.

Des adeptes dans le monde entier ?

— Les Japonais ne vivent pas en suivant les préceptes du shintoïsme, mais certains étrangers attirés par le Japon aspirent à devenir officiants shintô. Comment les kami peuvent intéresser des personnes n’ayant pas grandi dans la culture japonaise ?

H.K.  Je ne dirais pas que les étrangers sont attirés par les kamis, je pense qu’ils sont plutôt sensibles à l’approche japonaise traditionnelle de la nature, le respect des montagnes ou des rivières. Cette notion va tout à fait dans le sens de l’écologie contemporaine.

Au Japon depuis l’antiquité, on rend grâce à la nature pour ses bienfaits, et certains étrangers issus de cultures monothéistes peuvent être attirés par cet aspect.

Il faut garder à l’esprit que chacun forge sa propre relation au divin, et que tous les Japonais ne perçoivent pas les kami de la même manière. Pourtant j’aurais tendance à croire qu’en présence d’un arbre centenaire ou d’un rocher escarpé marqué d’une corde sacrée shimenawa, tout individu, quelle que soit sa culture ou sa religion, aura envie de communier et de témoigner du respect à l’esprit qui pourrait résider là.

(Voir nos autres articles de la série)

(Interview menée par James Singleton et écrite par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre © Satō Tadashi)

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