Le périple d'un photographe au sein de la société hyper-vieillissante du Japon

Le « bâchan business » : à Fukuoka, une initiative offre un salaire et un objectif à de vieilles dames motivées

Société Travail Région

Les personnes âgées sont une ressource précieuse, et une entreprise basée à Fukuoka l’a bien compris. Celle-ci emploie des vieilles dames motivées pour fabriquer des produits de toutes sortes, l’occasion pour elles de rester actives, avec un objectif à atteindre. Cette approche a été présentée comme un modèle pour la société vieillissante japonaise.

Avoir un objectif

Créée en 2019 par Ôkuma Mitsuru, l’entreprise Ukiha-no-takara fait parler d’elle. Son slogan : « Les vieilles dames des campagnes à la rescousse du Japon. » Sa mission : revitaliser la société japonaise vieillissante en offrant un environnement professionnel aux femmes seniors.

Ôkuma Mitsuru est né et a grandi à Ukiha, une petite ville au sud de la préfecture de Fukuoka. Le nom de son entreprise, qui veut littéralement dire « les trésors de Ukiha », exprime son espoir de transmettre la culture gastronomique et la sagesse traditionnelle préservées avec soin par les bâchan (« vieille dame » en language affectueux) qui habitent dans la région, aux jeunes membres de la communauté ; le trésor du futur.

Ôkuma explique que sa société a développé un modèle qui prouve la valeur du travail des femmes plus âgées. « Je pense que notre rôle est d’impliquer les entreprises et les collectivités, de diffuser le message et de créer un élan à l’échelle nationale ».

Offrir une opportunité pour les résidents seniors de rester actifs et productifs au sein de la communauté pourrait changer l’image négative de la société vieillissante du Japon. Cela pourrait également être un tremplin vers une réduction des dépenses médicales, en permettant à ces personnes de rester en bonne santé sur le plan physique comme mental, et ainsi de prévenir la démence.

Des patates douces séchées : produit phare de l’entreprise

9 heures du matin. Naitô Miyako, Uchiyama Keiko et Kunitake Tokie pointent et ne perdent pas une seconde pour se mettre en besogne. Programme de la journée : préparer des patates douces séchées, produit phare de l’entreprise. Dans la cuisine, l’atmosphère est joviale. L’établissement est un ancien jardin d’enfants, qui a fermé en raison du déclin démographique de la ville. Les langues vont bon train. Nos trois bâchan s’affairent, le sourire aux lèvres. Elles déploient une telle énergie qu’il est difficile de croire qu’elles ont entre 78 et 89 ans.

En partant de la gauche, Naitô Miyako (89 ans), Uchiyama Keiko (83 ans) et Kunitake Tokie (78 ans) à l’œuvre, le sourire aux lèvres.

En partant de la gauche, Naitô Miyako (89 ans), Uchiyama Keiko (83 ans) et Kunitake Tokie (78 ans) à l’œuvre, le sourire aux lèvres.

Naitô Miyako, la doyenne du trio, pense au sentiment de liberté que lui a procuré son travail dans l’entreprise. Elle raconte comment elle a dépensé l’argent de son premier salaire : un cadeau pour son mari qui lui a apporté tout son soutien pour prendre ce travail. « J’ai aussi acheté un petit quelque chose pour notre petit-fils », ajoute-t-elle. « Ce qui me plaît, c’est que je peux dépenser cet argent comme bon me semble, puisque c’est le mien. C’est important de travailler et de gagner sa vie, quel que soit votre âge. »

Originaire d’Osaka, Uchiyama Keiko a tout quitté pour venir s’installer à Ukiha, la ville où a grandi son mari. Et 23 ans se sont écoulés depuis. La grand-mère de son mari avait géré la ferme familiale pendant de longues années et transmis toute sa sagesse à la jeune génération, notamment des techniques qu’elle avait inventées pour revisiter des friandises traditionnelles japonaises à sa façon.

Kunitake Tokie était elle aussi agricultrice et exploitait une entreprise d’éco-tourisme en guise de second emploi. Un voyage d’études en Europe l’a familiarisée avec l’émancipation des femmes, l’éducation et les soins infirmiers. Elle dit voir la vie de façon optimiste, si bien que lorsqu’Ôkuma Mitsuru lui a parlé d’Ukiha-no-takara, elle ne s’est pas fait prier et a toute de suite accepté sa proposition.

Il a fallu trois ans… trois ans de tâtonnements pour mettre au point la recette utilisée par nos trois bâchan pour la préparation des patates douces séchées. Restait à savoir si le produit final allait trouver écho auprès des palais les plus exigeants… Pari gagné : les ventes en ligne ont décollé peu de temps après le lancement. Ces patates douces séchées ont même reçu une récompense des mains du gouverneur de Fukuoka. Le slogan du produit « Fait par des grand-mères » a touché le cœur de son public, attirant des commandes des quatre coins de l’Archipel.

Mises à sécher pendant 60 jours, avec leur douce saveur et leur consistance moelleuse, ces patates douces séchées de la variété Beniharuka ont su trouver leur public.

Mises à sécher pendant 60 jours, avec leur douce saveur et leur consistance moelleuse, ces patates douces séchées de la variété Beniharuka ont su trouver leur public.

Ukiha-no-takara : un projet qui attire au-delà des frontières

Dès le début, Ukiha-no-takara a suscité l’intérêt des médias et celui de Ken Stern, co-fondateur et président du Longevity Project au Longevity Center de Stanford. Ce dernier s’est rendu à Ukiha et s’est intéressé de près à l’activité de nos trois bâchan. Il a vu dans ce modèle d’entreprise un moyen de donner un souffle nouveau à l’économie du pays, faisant remarquer que pour vivre longtemps et en bonne santé, il est essentiel pour chacun d’avoir un rôle qui lui permette de rester productif et d’avoir en permanence des objectifs à atteindre.

Ukiha-no-takara propose par ailleurs des produits pour le quotidien, tel que des monpe, un pantalon ample pour le travail. Ses pantalons sont faits par l’entreprise avec du kurume-gasuri, une étoffe locale tissée riche de pas moins de 200 ans d’histoire et désignée Bien culturel immatériel national.

Les pantalons monpe sont le fruit de l’imagination de nos trois bâchan, en collaboration avec Nomura Orimono, une entreprise de textile basée dans le district de Yame de la ville de Fukuoka, spécialisée dans le kurume-gasuri. Lorsqu’elles se sont rendues à l’usine de Nomura Orimono, le trio a été littéralement stupéfait de la gamme de couleurs et de motifs des tissus produits sur place, montrant à quel point chaque nouvelle entreprise est pour elles une source d’inspiration.

Confortables et faciles à porter, les monpe rencontrent du succès chez les hommes comme les femmes, tous âges confondus.

Confortables et faciles à porter, les monpe rencontrent du succès chez les hommes comme les femmes, tous âges confondus.

Les femmes travaillent le matin une ou deux fois par semaine pendant trois ou quatre heures pour un salaire horaire de 992 yens, le salaire minimum actuel dans la préfecture de Fukuoka.

Les femmes travaillent le matin une ou deux fois par semaine pendant trois ou quatre heures pour un salaire horaire de 992 yens, le salaire minimum actuel dans la préfecture de Fukuoka.

Un magazine mensuel qui donne du baume au cœur

En novembre 2023, Ukiha-no-takara a lancé le Gekkan bâchan shimbun, un magazine mensuel racontant les histoires d’autres bâchan aux quatre coins du Japon. 16 pages remplies d’articles sur la mode, de recettes et de contenus, le tout pour le prix modique de 330 yens. Imprimé tout en couleur, ce magazine procure un certain sentiment de chaleur auprès des personnes âgées.

Les débuts ont été difficiles, mais la sixième édition du magazine a attiré des sponsors, et banques, supermarchés entre autres entreprises comptaient désormais parmi les abonnés. Aujourd’hui, la revue se vend à près de 5 000 exemplaires par mois. Ôkuma Mitsuru a toujours quelques exemplaires en plus sur lui pour les distribuer et étendre son réseau.

Sur la couverture du magazine, les visages radieux de différentes bâchan.

Sur la couverture du magazine, les visages radieux de différentes bâchan.

Le magazine en vente dans un supermarché local.

Le magazine en vente dans un supermarché local.

Un fort sentiment de gratitude

Comment Ôkuma Mitsuru a-t-il rencontré ces bâchan ? Tout a commencé il y a longtemps. Au collège, il avait souvent des différends avec ses professeurs qui l’avaient affublé du surnom de « marginal social ». Il finira par abandonner l’école à l’âge de 18 ans et s’installer à Osaka. Son rêve : vendre des motos. Seulement, les choses ne se passent pas comme il le souhaite et le revoilà à son point de départ, Kyûshû. À 25 ans, il est gravement blessé dans un accident de moto. Il est hospitalisé pendant quatre ans et doit subir de nombreuses opérations. Alité, il finit par se noyer dans le désespoir. Mais c’est là qu’il rencontre un groupe de bâchan qui lui redonne goût à la vie.

« J’étais le seul jeune dans cet hôpital rural, explique-t-il, ces femmes venaient me parler juste par curiosité. » Elles n’ont pas leur langue dans leur poche et le bombardent de questions : sa famille, d’où il vient, ce qu’il fait dans la vie etc. « Je trouvais cela ennuyeux au début mais j’ai fini par me résigner et répondre à leurs questions. Et c’est là que j’ai commencé à m’ouvrir davantage. »

Lorsqu’Ôkuma Mitsuru a appris que l’une des femmes qui s’était tout particulièrement intéressée à lui était subitement décédée, il a vécu cela comme un grand choc. Lui qui ne s’était jamais vraiment impliqué dans quoique ce soit s’est mis à se poser des questions sur le sens de la vie. « J’ai compris que je n’avais même pas commencé à vivre, et que tout ne pouvait pas s’arrêter comme ça. »

Ôkuma Mitsuru

Ôkuma Mitsuru

Après avoir quitté l’hôpital, Ôkuma a enchaîné les petits boulots, avant de créer son propre studio de design. Son diplôme de design social en poche, il aspirait à devenir un entrepreneur social. Il confie que l’idée de lancer une entreprise venant en aide aux femmes seniors comme celles dont il avait fait la connaissance à l’hôpital avait toujours été là, dans un coin de sa tête. « Je voulais montrer à ces femmes à quel point je leur étais reconnaissant d’avoir été là dans les heures les plus sombres. Et c’est là que j’ai ouvert les yeux sur ce qui est important. C’est comme ça que Ukiha-no-takara a plus ou moins vu le jour.

Un endroit où les bâchan peuvent s’épanouir

En 2025, Ukiha-no-takara a fêté son sixième anniversaire. Fin février, l’entreprise a apporté son aide pour l’organisation d’un événement de préouverture dans un café pour bâchan dans le quartier d’Umebayashi de la ville de Fukuoka. Le personnel, dont des femmes atteintes de démence, a appris à préparer des repas où étaient servies des côtelettes de porc pour les personnes impliquées dans le projet.

Des femmes atteintes de démence s’affairent à la préparation d’un tonkatsu au café des bâchan, montrant qu’elles ont encore tant à partager.

Des femmes atteintes de démence s’affairent à la préparation d’un tonkatsu au café des bâchan, montrant qu’elles ont encore tant à partager.

Miyagawa Shingo qui dirige un établissement de soins infirmiers multifonctionnel impliqué dans le projet, nous explique qu’un certain nombre de personnes étaient réticentes à autoriser des individus souffrant de démence à manipuler des couteaux. « Elles pensaient que c’était dangereux, mais c’est complètement faux », explique-t-il. Elles n’ont peut-être plus toute leur tête, mais elles n’ont pas oublié les techniques de cuisine qu’elles ont apprises pendant de nombreuses années. Ce café offre l’opportunité à ces femmes, même atteintes de démence, de mettre à profit leurs talents. »

Sumida Atsushi, qui travaille à la section principale de démence de la ville de Fukuoka, fait remarquer que la situation concernant cette pathologie ne fera que s’aggraver. « D’ici 2050, une personne sur dix souffrira de démence, légère ou grave », explique-t-il. « Il est donc essential de créer une société qui pourra accueillir les personnes touchées par cette pathologie. » Il place de grands espoirs dans le modèle d’entreprise proposé par Ôkuma Mitsuru. « Le gouvernement est limité dans son pouvoir d’action, mais moi, en tant qu’entrepreneur, je suis libre d’explorer des approches nouvelles et créatives. »

« L’entreprise Ukiha-no-takara ne se contente pas d’offrir un emploi à temps partiel », explique Ôkuma. « Elle va bien plus loin que ça. Cercle vertueux, les nouveaux cafés seront confiés à des bâchan et à des organisations de soutien. Et c’est cette direction-là que nous devons prendre. » Ôkuma n’a pas l’intention de s’arrêter là et a pour projet d’ouvrir plusieurs autres cafés de ce type.

Taniguchi Karen (à droite), stagiaire à Ukiha-no-takara et étudiante à l'école de design où Ôkuma Mitsuru donne lui-même des cours. Elle joue un rôle clé dans la conception du magazine et des cafés.

Taniguchi Karen (à droite), stagiaire à Ukiha-no-takara et étudiante à l’école de design où Ôkuma Mitsuru donne lui-même des cours. Elle joue un rôle clé dans la conception du magazine et des cafés.

Toute l’équipe d’Ukiha-no-takara réunie au complet

Toute l’équipe d’Ukiha-no-takara réunie au complet

D’autres cafés bâchan à venir

En regardant tout le chemin parcouru, Ôkuma Mitsuru regrette une chose : il a eu tendance à voir le projet en tant que point unique. Mais les choses ont commencé à changer lorsqu’il a ajouté de nouveaux points à mesure que son activité a commencé à se développer. « Tous ces points ont fini par former une ligne. En 2025, j’espère étendre toute cette activité pour lui donner une forme complète. »

À Kurume, des rénovations sont en cours dans une maison vieille de 150 ans pour l’ouverture d’un nouveau café bâchan.

À Kurume, des rénovations sont en cours dans une maison vieille de 150 ans pour l’ouverture d’un nouveau café bâchan.

Ôkuma Mitsuru plein de projets devant la vieille bâtisse. Il espère faire de ce type de maison abandonnée de nouvelles structures d’accueil pour la communauté. De plus en plus de personnes le contactent, intéressées par son projet d’ouverture de cafés bâchan.

Ôkuma Mitsuru plein de projets devant la vieille bâtisse. Il espère faire de ce type de maison abandonnée de nouvelles structures d’accueil pour la communauté. De plus en plus de personnes le contactent, intéressées par son projet d’ouverture de cafés bâchan.

En avril 2025, Ôkuma a publié un livre intitulé Nenshô ichi oku en (mokuhyô) bâchan business (« Créer une entreprise de cent millions de yens pour femmes seniors »). Dans cet ouvrage, il décrit le potentiel inexploité des personnes âgées, expliquant qu’elles sont encore aptes à travailler et à rester actives. Des projets sont même en cours pour l’organisation d’un événement à Ukiha : le Festival Bâchan, l’occasion pour des femmes âgées de tout le Japon de se réunir et de partager un moment ensemble. Pour lui, les bâchan regorgent de potentiel. Non, mieux. Leur potentiel n’a pas de limite.

(Photo de titre : de gauche à droite, Kunitake Tokie, Ôkuma Mitsuru, Naitô Miyako et Uchiyama Keiko. Toutes les photos : © Ônishi Naruaki)

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