À la rencontre de l’art bouddhique

Les onze visages de la beauté : la statue de Kannon debout, à Nara

Art

Gracieuse, élégante, éblouissante et toute en courbes, cette statue en bois trône dans toute sa splendeur, au temple Shôrin-ji, dans la préfecture de Nara.

あをによし 奈良の都は 咲く花の にほうがごとく 今盛りなり

Aoniyoshi / Nara no miyako wa / saku hana no / niou ga gotoku / ima sakari nari

Cité impériale
de la Terre bleu-vert, Nara,
comme un arbre en fleurs
embaumant scintille,
Là au pic de sa splendeur

Ce célèbre poème tiré du Man’yôshû (le tout premier recueil de poésie du Japon) compare Nara à la splendeur du printemps, quand l’air est embaume du parfum des fleurs sous les rayons du soleil et que l’on sent la vie vibrionner. Cette statue représentant la divinité Kannon à onze visages (Jûichimen Kannon) a été sculptée à l’époque Tenpyô (VIIIe), alors que la culture de Nara (Heijô-kyô) était à son apogée. Dans ce type de sculpture, chaque visage exprime un pouvoir salvateur de Kannon Bosatsu, le bodhisattva Avalokitesvara.

L’époque Tenpyô est un moment important de l’histoire de l’art où l’art bouddhique japonais arrive à son pinacle. Certains estiment que Tenpyô recouvre peu ou prou toute la période de Nara (710-793), mais je préfère de mon côté considérer qu’elle s’étend de 710 à 783. Dans son livre sur les pèlerinages dans les temples anciens (Koji junrei), le philosophe moraliste Watsuji Tetsurô a écrit que cette statue était « le chef-d’œuvre ultime de l’ère Tenpyô ».

À l’origine, la statue était au Daigorin-ji, un temple bouddhique associé au sanctuaire shintô d’Ômiwa, où l’on vénérait l’esprit du mont Miwa. Pendant l’époque de Nara, la foi bouddhiste venue du continent s’est mêlée aux rites shintô de l’Archipel, pour donner jour à un syncrétisme unique conjuguant le culte des kami à celui du Bouddha. Les temples étaient souvent construits à côté de sanctuaire pour que toutes les divinités coexistent pacifiquement. Les sanctuaires abritaient des miroirs et des épées sacrées manifestant la divinité, quand les temples présentaient des statues du panthéon bouddhique.

Mais en 1868, afin de faire du shintô le cœur d’un nouveau culte d’État centré sur la figure impériale, le gouvernement de Meiji fait passer une loi décrétant la séparation des deux religions. Comme le Daigorin-ji était rattaché à un sanctuaire, il a été détruit comme beaucoup d’autres temples à l’époque. Les responsables du Daigorin-ji ont donné l’inestimable statue au Shôrin-ji, avec qui ils avaient toujours eu des liens étroits. Ernest Fenollosa vient au Japon en 1878 sur l’invitation du gouvernement japonais pour enseigner la philosophie et l’économie politique à l’Université impériale de Tokyo. Pendant son temps libre, le professeur américain étudie l’art japonais. Quand il la découvre, cette statue le frappe tant par sa beauté, qu’il fait don d’une châsse (zushi) munie de roulettes pour que la statue puisse facilement être déplacée et mise à l’abri en cas d’incendie.

Suite aux bouleversements de la Restauration de Meiji, de nombreux chefs-d’œuvres inestimables de l’art bouddhique ont été victime du haibutsu-kishaku, un mouvement iconoclaste cherchant à éradiquer le bouddhisme et son influence. Considérés comme inutiles, certaines statues ont tout bonnement été jetées. Conscient de la menace pesant sur une partie inestimable du patrimoine culturel japonais, Fenollosa œuvre pour que les statues bouddhiques soient préservées. Ses efforts sont récompensés en 1897 avec l’adoption d’une loi sur la protection des temples et sanctuaires anciens. Et en 1899, Jûichimen Kannon, la statue à onze visages du Shôrin-ji est classée Trésor national en vertu de cette loi. Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, quand une nouvelle législation sur la protection du patrimoine culturel est votée en 1951, cette statue est de nouveau le tout premier chef-d’œuvre à être classé Trésor national.

La statue a été réalisée selon la technique dite mokushin kanshitsu (on applique de la laque sèche sur une base en bois) : on couvre la surface en bois sculpté de plusieurs couches de kokuso, une pâte composée essentiellement de laque et de sciure. Cette technique, introduite au Japon pendant la période Nara offre une alternative à la taille dans le bloc et permet un modelé plus subtil et détaillé. Cette statue en est un merveilleux exemple, les mèches de cheveux sont sculptées une à une, les plis et le drapé du vêtement sont mis en valeur avec un rendu qui jamais n’aurait été possible auparavant. L’expression du visage gagne en profondeur et la statue dans son ensemble gagne en solennité et en puissance.

L’art bouddhique produit au Japon à cette époque se caractérise par ce que l’on pourrait appeler une forme de perfection du réalisme. Les artistes semblent avoir voulu représenter la réalité toute nue, sans y ajouter une once de subjectivité. Aux époques Asuka et Hakuhô, l’art de la statuaire japonaise se perfectionne et avec la période Tenpyô qui leur succède, les sculpteurs parviennent à créer des statues d’un réalisme troublant et dont l’aura spirituelle est frappante. La Kannon aux onze visages est la représentation la plus emblématique de cet art de Nara qui a éclos dans la première capitale permanente de l’Archipel alors que le bouddhisme et l’art bouddhique s’épanouissaient grâce à la protection du pouvoir.

Statue de Kannon à onze visages (bodhisattva Avalokitesvara, sanskrit : Ekādaśamukha, japonais : Jûichimen Kannon)

  • Hauteur : 2,09 m
  • Époque : fin de la période Nara
  • Emplacement : Shôrin-ji (Sakurai, préfecture de Nara)
  • Classé : Trésor national

(Toutes les photos © Muda Tomohiro)

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